lundi 23 juillet 2018

INTERVIEW La dépression n’est pas une fatalité, Jean-Pierre Olié

La dépression n’est pas une fatalité
Martine Betti-Cusso
Publié
La dépression n’est pas une fatalité
INTERVIEW - Environ une personne sur six a été, est ou sera atteinte de dépression. Une maladie fréquente mais complexe et mal connue. Elle constitue un vrai défi pour la médecine qui commence à en comprendre les origines et les mécanismes, comme nous l’explique le professeur Jean-Pierre Olié, chef de service à l’hôpital Sainte-Anne de Paris.
Figaro.- Nous pensons tous avoir une idée de ce qu’est la dépression. Mais de quoi s’agit-il exactement?
JEAN-PIERRE OLIE.- Si tout le monde croit savoir, tous ne connaissent pas la réalité de cette affection. Qui n’a pas été triste? Qui n’a pas été confronté à la perte d’un être cher? Mais, d’un point de vue médical, la dépression est un état bien différent. «Il faut l’avoir éprouvée pour savoir ce que c’est», me disait, à juste titre, un patient. La dépression est un état pathologique qui survient brutalement ou progressivement, et plus rien n’est comme avant. Le sujet perd tout dynamisme, le goût des choses de la vie, le sommeil et l’appétit, le moral, la capacité à éprouver des émotions… Le noyau de la dépression est la douleur psychique, dont on sait désormais qu’elle est portée par les mêmes réseaux de neurones que la douleur physique. C’est d’ailleurs ce qui permet de comprendre que les manifestations douloureuses (maux de tête, de dos, douleurs musculaires…) soient aussi des symptômes de ce mal.
Chacun connaît des moments d’anxiété ou de déprime. Alors, où commence la pathologie?
Effectivement, nous vivons tous des états émotionnels négatifs. Ces états nous mettent en alerte, au sens où ils suscitent le sursaut nécessaire au franchissement de cette étape: sursaut cognitif - on se change les idées, on passe à autre chose - ou affectif et émotionnel. La pathologie commence lorsque la faculté de rebond semble impossible, et qu’elle se traduit par la persistance du mal-être et par l’altération des capacités fonctionnelles. Les signes d’alerte sont multiples: le premier étant les idées suicidaires. Il faut aussi savoir repérer les effets somatiques tels que les douleurs erratiques, la perte du caractère réparateur du sommeil, la perte de l’appétit, l’amaigrissement… Selon l’OCDE, 15% de la population active souffre de troubles dépressifs légers à modérés. Est-ce une maladie plus fréquente aujourd’hui? Effectivement, environ 15% de la population a été, est ou sera atteinte de ces troubles. Et dans au moins 50% des cas, l’épisode dépressif ne restera pas unique, que ce soit un trouble bipolaire, qui affecte environ 1 % de la population, ou un trouble unipolaire, c’est-à-dire des épisodes dépressifs à répétition. La fréquence de la dépression est similaire dans tous les pays du monde: elle n’est pas l’apanage des pays dits développés où le mal est plus souvent diagnostiqué et le traitement mis en œuvre. Est-elle devenue plus fréquente? C’est difficile à dire, dans la mesure où plusieurs paramètres interviennent: le niveau des connaissances médicales, d’éducation de la population et notre exigence en matière de santé et de qualité de vie. Mais deux faits sont établis: les écrits les plus anciens nous rapportent l’existence d’états dépressifs pathologiques. Et le trouble bipolaire, bien individualisé à partir du XIXe siècle, s’avère aujourd’hui bien plus évolutif qu’il n’était auparavant, en nombre d’accès dépressifs et maniaques au cours de la vie d’un même malade. On s’interroge sur l’augmentation de l’incidence du facteur génétique, sur le rôle de notre environnement et sur l’impact de nos thérapeutiques médicamenteuses sur le rythme de la maladie…


Les femmes semblent plus souvent affectées, pour quelles raisons?
Elles sont, en moyenne, deux fois plus concernées que les hommes. Mais il faut noter que le trouble bipolaire est aussi fréquent pour les deux sexes. Pourquoi davantage de troubles dépressifs chez la femme? Le facteur hormonal peut jouer: œstrogènes et progestérone ont un impact sur l’état émotionnel. Des facteurs sociologiques sont aussi susceptibles d’intervenir: bien des femmes affrontent deux professions -au travail et au domicile- et bénéficient, à situation égale, d’une moindre gratification professionnelle que les hommes. Mais d’autres questions se posent, tels l’existence d’un facteur de vulnérabilité génétique liée au sexe ou encore un diagnostic plus fréquent lié à la plus grande capacité de la femme à exprimer ses émotions.
On constate aussi les ravages de la dépression chez les adolescents. Que faire?
Le diagnostic de dépression chez l’adolescent est particulièrement difficile à effectuer du fait de la part des troubles du comportement dans les symptômes de l’épisode dépressif. De surcroît, l’adolescent est moins enclin à consulter et à se soigner que l’adulte: on ne tombe pas malade à cet âge de la vie! Et l’impulsivité, le goût pour les conduites à risques fréquemment observés à cette période peuvent évidemment mettre en jeu le pronostic vital: le suicide est la première ou la deuxième (selon les tranches d’âge) cause de mortalité à l’adolescence. Il faut savoir réagir, ne pas hésiter à consulter pour ne pas se réfugier derrière la notion vague de crise de l’adolescence. Et éviter le pire.
Les personnes âgées ne sont pas épargnées...
À l’autre extrémité de la vie, après 50 ans, le diagnostic de dépression est souvent méconnu: parce que l’association vieillesse-tristesse est facilement admise, et parce que la sémiologie peut être trompeuse lorsque les symptômes cognitifs (troubles de l’attention, de la mémoire, voire de l’orientation dans le temps et l’espace) laissent croire à un début de démence irréversible. La fréquence du suicide augmente régulièrement avec l’avancée en âge: le suicide des personnes âgées n’est pas suffisamment pris en compte.
Quelle est la part du facteur génétique dans l’origine de la maladie?
Les dépressions sont des maladies complexes. Que sait-on sur le facteur génétique? Qu’il n’existe pas un gène de la dépression mais différentes formes de gènes qui peuvent intervenir. Cela confirme le rôle d’une vulnérabilité génétique (ou au contraire une protection naturelle) et laisse entrevoir la possibilité d’aller plus loin en identifiant des sous-types de dépression selon le profil génétique. Mais gare à ne pas concevoir le génome comme un élément statique, définitivement arrêté au moment de la conception!
« Nous savons que les carences affectives durant l’enfance, les séparations et autres traumatismes sont significativement plus fréquents chez les déprimés adultes.»
Les facteurs environnementaux comptent aussi?
Bien évidemment. L’environnement, notamment durant le développement du cerveau de l’enfant, est capable d’activer ou de freiner l’expression du patrimoine génétique. Et cela peut définitivement marquer l’individu. Nous savons que les carences affectives durant l’enfance, les séparations et autres traumatismes sont significativement plus fréquents chez les déprimés adultes. Les événements de vie négatifs ont un poids évident avant le premier épisode dépressif, alors qu’ils s’avèrent facultatifs lors des épisodes suivants, comme si, une fois la brèche ouverte, la dépression était capable de se manifester par elle-même.
Que sait-on de ses mécanismes biologiques?
Même si beaucoup reste à découvrir, les vingt dernières années nous ont beaucoup appris sur les dysfonctionnements biologiques liés à la dépression. Il n’existe pas un dosage sanguin qui valide ou invalide le diagnostic de la dépression. Pourtant, des anomalies sont souvent observées chez les sujets déprimés en particulier du côté des hormones du stress, des hormones thyroïdiennes et des médiateurs de l’immunité. Les tests neuropsychologiques confirment l’altération des fonctions cognitives: attention, mémoire, jugement et raisonnement. Les techniques de neuro-imagerie (IRM) ont révélé l’existence d’anomalies fonctionnelles des réseaux de neurones. Que retenir de ces observations? Que la dépression est une maladie psychosomatique puisqu’elle associe une altération de diverses fonctions psychiques et somatiques, mais que l’on ignore encore le mécanisme déterminant ce dérèglement de l’humeur.
Faut-il nécessairement recourir aux antidépresseurs pour traiter la maladie?
Certaines autorités sanitaires ont recommandé de réserver ces traitements aux dépressions sévères, les formes d’intensité mineure devant se contenter d’une réponse psychothérapique. Une telle position n’a, à mon sens, aucun argument scientifique: elle relève davantage d’un renoncement à tracer la limite entre déprime et dépression que d’une indication de ce qu’il convient de proposer à un malade. Le recours à un médicament antidépresseur est incontournable. Le délai d’action de ces molécules est de l’ordre de quatre à six semaines. L’efficacité se mesure par la diminution des symptômes dépressifs et le retour à une vie familiale et sociale. Les plus récentes molécules, apparues après les années 1980, ont l’avantage d’être bien tolérées.


Est-ce suffisant pour sortir de la dépression?
Toute prescription d’un antidépresseur suppose un accompagnement attentif du patient, ce qui est déjà une forme de psychothérapie de soutien. Des méthodes de psychothérapie peuvent être proposées en fonction des aspirations et de l’état du patient. Les psychothérapies dites «cognitives-comportementales» ont apporté la preuve de leur efficacité en complément de l’action des médicaments. La psychothérapie d’inspiration psychanalytique peut aussi être utile pour mieux appréhender - et corriger - son fonctionnement émotionnel.
Que proposez-vous à celles et ceux qui résistent aux traitements?
Dans les formes sévères de dépression ou résistantes à ces thérapies, il peut être nécessaire de recourir à des techniques de stimulation du cerveau. Environ 20% des dépressions ne s’améliorent pas avec les traitements courants. Des centres spécialisés tels que celui de l’hôpital Sainte-Anne mettent en œuvre, après évaluation, d’autres stratégies thérapeutiques parmi lesquelles les techniques de stimulation. On utilise alors l’électricité, une technique dérivée de l’ancien électrochoc. C’est semblable à ce qui est pratiqué en cardiologie pour traiter certains troubles du rythme cardiaque. Autre thérapie: la stimulation magnétique transcrânienne mettant en œuvre un champ magnétique appliqué sur le cuir chevelu. Pour les cas les plus graves, on peut recourir à la stimulation profonde par voie chirurgicale. La dépression n’est plus une fatalité, et aujourd’hui, toute dépression peut trouver un traitement efficace.
« La dépression n’est pas une simple réaction psychologique mais une maladie dont il reste à découvrir bien des mécanismes physiopathologiques ».
Le rapport de l’OCDE affirme que plus de 56% des personnes dépressives ne reçoivent pas de traitement approprié. Comment l’expliquez-vous?
Être correctement soigné signifie, en premier lieu, que l’on reçoit un traitement antidépresseur à bonne dose et à durée suffisante. Plusieurs enquêtes ont rapporté que près de la moitié des personnes à qui il a été prescrit un antidépresseur ont spontanément interrompu le traitement avant terme, soit parce qu’elles n’observaient aucun effet, soit parce qu’elles avaient le sentiment d’aller mieux. Bien sûr, en constatant cette situation, on ne peut que s’interroger sur la qualité de la prescription. Cette dernière doit être précédée d’un diagnostic exact ne confondant pas émotion passagère ou déprime et dépression, d’un accord entre médecin et patient sur ce diagnostic et d’un plan de traitement compris et accepté par le patient et le médecin.


Et comment y remédier?
Cela est de la responsabilité de chacun: il faut progresser jusqu’à comprendre que la dépression n’est pas une simple réaction psychologique mais une maladie dont il reste à découvrir bien des mécanismes physiopathologiques. Ce dérèglement de l’humeur perturbe ce qui est le plus profondément humain: nos façons de choisir, de penser, d’aimer... Cela n’est pas facile à comprendre: nous cherchons trop souvent une explication psychologique alors qu’il faut appréhender les dysfonctionnements neurobiologiques de la dépression. Plusieurs mesures seraient les bienvenues comme soutenir la recherche, informer les populations sur tous les aspects de cette pathologie et ses traitements, et inciter tous les professionnels de santé à rechercher les signes de dépression.
Peut-on dire aujourd’hui que l’on sait guérir la dépression?
En tous les cas, de nos jours, nous savons soigner la dépression. Nous disposons de médicaments efficaces et bien tolérés, et nous avons appris à mieux connaître cette maladie. De son côté, la population admet de plus en plus que cette pathologie exige une aide médicale. Cependant, nombre de patients ne sortent de leur dépression qu’imparfaitement guéris: soit parce que tout n’a pas été mis en œuvre pour obtenir cette guérison, soit parce que les outils thérapeutiques ont atteint leurs limites face à certains cas. Mais cela ne concerne qu’une infime partie des dépressions. On sait désormais les guérir dans 80% des cas.

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