En Amazonie, lutter contre le désespoir et le suicide des jeunes indigènes Madiha
Publié le 23.10.201sur https://ccfd-terresolidaire.org*
Les Madiha, peuple indigène amazonien, sont confrontés à une grave crise sociale qui se traduit par une vague de suicides sans précédents chez les jeunes. L’association brésilienne Cimi, soutenue par le CCFD-Terre Solidaire, les accompagne dans cette période particulièrement difficile.
© Eric Garault/CCFD-Terre Solidaire
Le
Cimi
tire la sonnette d’alarme : en l’espace de six mois à peine,
l’organisation a recensé par moins de dix suicides au sein du peuple
Madiha, dans l’État brésilien de l’Acre près de la frontière péruvienne.
Rose Padilha, coordinatrice du Cimi explique :
« C’est d’autant plus choquant que le suicide est très fortement
tabou chez les Indigènes : l’après-mort est conçue en réincarnation
animale — porc, fourmilier, etc. En trente ans d’indigénisme [1], je n’ai pas connu de situation aussi bouleversante… »
Le Cimi a obtenu du gouvernement la réalisation d’une étude qui a dénombré quelque
80 cas de suicides entre 2015 et 2018.
Un chiffre dramatique au regard des 3000 membres que compte la
communauté. Il s’agit surtout de jeunes, entre 18 et 27 ans, [...]

- Dans cette région
isolée de l’Amazonie les déplacements et les contacts avec l’extérieur
se font en pirogue. © Eric Garault/CCFD-Terre Solidaire
L’exploitation de la forêt et des aides sociales inadaptées ont détruit leur leur mode de vie
Alto Purus, cours supérieur de la rivière Purus. Les Madiha vivent
dispersés dans ce confins de la forêt amazonienne. De Rio Branco, la
capitale de l’Acre, il faut compter deux heures et demi d’avionnette
pour rallier le bourg d’Eirunepé, et de là affronter jusqu’à plusieurs
jours de pirogue à moteur pour accéder au premier hameau Madiha.
Rose Padilha raconte le terrible lâché prise collectif de ce peuple
amazonien, confronté brutalement au monde moderne. Dans les années 1970
et 1980, le Cimi a mené à leurs côtés la cruciale bataille pour la
démarcation des terres indigènes, contestées en permanence par les
exploitants forestiers, les orpailleurs, les grands et petits éleveurs.

- Chez les Madihas,
les fruits de la pêche et de la chasse sont mis en commun : leur culture
est fondée sur le partage. © Eric Garault/CCFD-Terre Solidaire
Et puis la récession économique mondiale de 2007 a frappé, jusqu’au fond de l’Alto Purus.
« Ça coûte très cher de maintenir des missions dans des contrées
aussi reculées, toutes les organisations de solidarité implantés auprès
des Madiha sont parties ! »
N’est restée que la Fondation nationale de l’Indien (Funai), organe du ministère de la Justice, avec un unique agent.
« Le début d’une crise sociale aiguë, entretenue par un sentiment d’abandon total et la consommation d’alcool. »
Les Madiha, parmi les plus vulnérables des populations indigènes
d’Amazonie, ont commencé à fréquenter les petites agglomérations en
périphérie de leurs territoires, à la recherche d’activités économiques
mais aussi des attraits de la société de consommation.
Avec un
« appât » aux effets contre-productifs inattendus : la Bolsa família
(« bourse famille »),
dotation financière mensuelle développée pendant l’ère Lula pour le
bénéfice des plus démunis. Pour aller la percevoir, il faut se déplacer à
Eirunepé : jusqu’à quatre jours de trajet et 300 litres d’essence pour
la pirogue.
« À raison de 120 R$ [2]
famille environ, la Bolsa família ne paye même pas le coût du retour.
Alors des familles entières d’indigènes restent sur place, attendant un
mois, puis deux, etc., afin de cumuler plusieurs mensualités. »
Elles s’installent près du fleuve, dans le plus grand dénuement,
fouillant les décharges et prélevant du manioc dans les champs locaux.
Alcool, nourriture industrielle, maladies…
« À Eirunepé, ils sont considérés comme ivrognes, paresseux, voleurs. »
Reconquérir l’estime d’eux-même
En décembre 2015, le Cimi entame auprès des Madiha, entre autres, un projet de
« formation politique et de méthodologie », soutenu par le CCFD - Terre solidaire. Objectif premier : la reconquête de l’estime collective.
Tout sauf une mince affaire : il aura fallu de nombreux mois de
contact et d’ambassade pour persuader les autorités de 43 villages de
participer à une réunion générale. Elle s’est finalement tenue le 8
janvier dernier, et aura duré dix jours. Il est en sorti une décision
d’apparence bénigne, mais pourtant considérable au sein de ce peuple
disséminé et aux liens dissous : la construction d’une
« grande maison »,
bâtiment collectif à l’usage de tous les Madiha, dans un hameau central
de leur territoire. Sa première vocation sera de retrouver les
pratiques artisanales perdues. Une formation inaugurale a été dispensée
pendant la réunion.

- Les Madihas sont
rassemblés dans l’école pour un temps d’échange. Le but : aider ces
Indiens fragilisés à retrouver l’estime d’eux-mêmes. © Eric
Garault/CCFD-Terre Solidaire
« Ils ne fabriquent plus rien, alors qu’ils confectionnaient des
flûtes, des hamacs, des sacs ou des tissus de coton d’excellente
facture. »
Le Cimi en a gardé la mémoire. Un trésor d’anthropologue : Abel
Kanan, un missionnaire qui a vécu dix ans auprès des Madiha pendant la
dictature brésilienne
[3],
avait décrit la structure de leur langue et dessiné toutes les pièces
d’artisanat qu’il avait vu passer. Moment intense quand Rose et ses
collègues projettent les images d’objets madiha dont certains n’avaient
plus été vus dans les hameaux depuis 50 ans. Choc émotionnel, pleurs,
réminiscences.
Pendant la réunion, on a aussi parlé d’alcool.
« Ils ont écouté. Dénoncé les caciques qui ramènent des bouteilles dans les villages. » Mais pas au-delà.
« Il n’est pas encore possible à ce stade d’aborder la question hyper
intime des suicides, relate-t-elle. Pour cette étape du programme, nous
recherchons un oiseau rare, un anthropologue fin et expérimenté, et qui
saura gagner la confiance des indigènes, qui voient généralement le
Blanc comme détenteur du “pouvoir de punir”. »
Rose Padilha en appelle au soutien des autorités fédérales avant qu’il ne soit trop tard.
« Ce peuple beau, à la langue unique, habile, voit ses hommes se
supprimer… C’est une question de justice sociale et de responsabilité
collective que les aider à s’en sortir ! »
Patrick Piro

- © Eric Garault/CCFD-Terre Solidaire
Le regard de Jules Girardet, chargé de mission pour l’Amazonie au CCFD-Terre Solidaire
L’accompagnement du CIMI a pour mission de redonner au peuple Madiha
sa dignité perdue. Cette vague de suicide reste sans explication, sans
étude, sans enquête de la part de l’Etat Brésilien qui n’attribue que
peu de moyens à la FUNAI. Le mal-être des Madiha, dont on peut trouver
les racines dans le choc civilisationnel et le décalage avec la société
occidentale, est à remettre en perspective avec les Kanamari, autre
peuple indien accompagné par le CIMI dans ce territoire, qui est
davantage structuré et moins enclin à l’autodestruction.
Alors que le premier contact avec la société « blanche » a été fait
il y a déjà 140 ans, l’acculturation s’est faite négativement. Réduits
dans la misère, les Madiha vivent éloignés, isolés, avec un accès très
précaire aux services de santé et d’éducation. L’alcool fait des ravages
chez les familles Madiha et les marginalise davantage de la société
brésilienne qui n’a pas su les intégrer.
Le CIMI a l’ambition de les aider à redonner un sens à leur destinée
collective et s’est donné pour objectif que d’ici à trois ans, il n’y ai
plus de suicide chez les Madiha Leur mode de vie communautaire, en
harmonie avec la nature, se délite progressivement ; leurs terres
démarquées ne sont pas seulement menacées par les invasions
d’exploitants des ressources forestières ou de mineurs, mais aussi des
grands projets d’extraction d’hydrocarbure et de captation du carbone.
Le synode sur l’Amazonie en 2019 sera l’occasion de mettre en avant la
réalité des peuples amazoniens dans leur diversité et des enseignements
que l’on peut tirer de leurs modes de vie dans notre relation avec la
nature.
Auteur(s):
Patrick Piro
[1] Terminologie brésilienne qui désigne le champ spécifiquement dédié au travail social auprès des communautés indigènes.
[2] Environ 30 € (mi-2018).