«L’industrie musicale en France est-elle en bonne santé ?» La question posée à la filière musicale par le collectif Cura ne concerne pas son économie, déjà maintes fois auscultée, et ose lancer avec elle les prémices d’un diagnostic tabou : celui de la santé mentale et du bien-être des artistes et professionnels du secteur. Jeudi, à l’Elysée-Montmartre à Paris, lors d’une conférence organisée par le MaMa Festival (la convention annuelle des professionnels de l’industrie musicale) le collectif a rendu publics les chiffres de son enquête exploratoire, la première du genre en France, inspirée d’une étude anglo-saxonne menée par l’association Help Musicians, laquelle s’est déjà dotée d’une ligne d’écoute pour répondre à la détresse des musiciens. Si la situation économique de la musique est à la hausse, selon le Syndicat national de l’édition phonographique (Snep), avec 12,7 % de croissance dans le marché de la musique enregistrée en France au premier semestre 2019, on constate ainsi que ces bénéfices ne profitent pas à tous. Seulement à une minorité d’artistes, en vérité, qui échapperaient par miracle à une fragilisation accrue par le rythme intensif des tournées. En bas comme en haut des charts, qu’on soit en situation précaire ou non - Avicii ou Mac Miller, morts respectivement à l’âge de 28 ans et 26 ans par suicide ou overdose, étaient tous les deux riches et immensément populaires -, la souffrance psychique semble être considérablement répandue.
L’enquête du collectif Cura a été réalisée sous forme d’un questionnaire proposé en ligne, auquel 503 personnes ont répondu, 51 % de femmes, 48 % d’hommes, la majorité d’entre eux dans la tranche 25-45 ans. On dénombre 55 % d’artistes, les autres sont des professionnels de l’industrie musicale. Quatre sur cinq disent souffrir d’anxiété et/ou éprouver une sensation de déprime. Ces éléments recoupent l’étude que la plateforme de distribution musicale suédoise Record Union avait publiée en avril, portant sur 1 500 musiciens indépendants, qui avançait que 73 % d’entre eux affirmaient subir un stress, une anxiété, une dépression relative à leur situation professionnelle. Il faut ajouter à ce chiffre le harcèlement sexuel, dont 31 % des femmes interrogées disent avoir été victimes. «D’après les commentaires que nous avons reçus, il ressort que l’aide est souvent difficile à trouver et qu’il est difficile d’accéder aux soins médicaux, en raison de la mobilité géographique et des horaires qu’exigent nos métiers. Nombreux des répondants sont des travailleurs indépendants et souffrent aussi d’un isolement qui les exclut des soins», nous explique Robin Ecoeur, réalisateur d’un web documentaire très remarqué sur le sujet, Un peu beaucoup à la folie, produit par le site Gonzaï, et cofondateur du collectif Cura, aux côtés du musicien Shkyd, de la cocréatrice de la Guilde des artistes de la musique (GAM) Suzanne Combo et de la naturopathe Sandrine Bileci.
Manque de sommeil

Mai 2018, au centre FGO Barbara, à Paris (XVIIIe). Une partie des lauréats du Fair, dispositif de soutien aux musiciens qui fête ses 30 ans cette année, sont allongés sur le sol, rampant dans toutes les directions. Ils sont invités par Bénédicte Le Lay, coach d’artiste et chorégraphe, à «laisser des traces sur le sol, tout doux». Parmi eux, les prometteurs Oré, Praa ou O (Olivier Marguerit), qui sont venus - volontairement - se faire prodiguer des conseils sur leur santé, physique mais aussi mentale, avec une formation associant pratique et théorie. Ils souhaitent apprendre à trouver des solutions au manque de sommeil, après qu’on les a mis en garde sur le pic de mortalité des musiciens, qui surviendrait encore trente ans plus tôt que pour l’ensemble de la population. «Si les musiciens sont suffisamment informés, ils vont faire bouger les lignes. Mais ce type de programme est difficilement mis en place car la réception du discours se fait en décalage avec des tourneurs et des managers qui semblent vivre à une autre époque. Alors qu’une nouvelle ère s’ouvre avec les jeunes musiciens, qui sont beaucoup plus sensibles, par exemple, à ce qu’on veut leur faire manger», explique Eric Dufour, kinésithérapeute qui assure la formation mais aussi des consultations pour l’association Médecine des arts.
Mercredi, Libération faisait sa une sur les enseignants broyés par l’école, tandis que les taux de suicide chez les agriculteurs sont eux aussi alarmants. Alors pourquoi s’appesantir sur le sort des musiciens, torturés depuis la première flûte de pan ? Parce qu’ils nous livrent des œuvres dans lesquelles nous venons chercher souvent nos remèdes, et que leur exposition au sensible est plus brûlante encore. «Les gens qui se font une entorse vont chez le médecin, il faudrait que ce soit pareil pour le reste. Dans la musique, les fragilités personnelles peuvent parfois être un drôle d’argument marketing. On dit qu’il faut souffrir pour créer, pour justifier la profondeur d’un album ou l’intensité d’une performance», explique Shkyd.
Le sujet est pourtant de moins en moins tabou. Mieux, il est beaucoup revenu sur la table récemment, et ce n’est pas seulement dû aux événements tragiques largement commentés et analysés dans les médias (un documentaire consacré à Avicii, diffusé sur Netflix, a été beaucoup regardé comme un cas d’école). Dans son essai de vulgarisation Pop & Psy paru le 10 octobre aux éditions Plon, le docteur Jean-Victor Blanc, médecin psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine de Paris (XIIe), entend, par l’intermédiaire d’exemples tirés de la pop culture, «diminuer la stigmatisation dont les personnes touchées par les troubles psychiques sont victime . Il y cite Téléphonez-moi de Dalida («Vous savez quelquefois la gloire / A fait des bleus à mon âme») autant qu’Etienne Daho faisant le récit, dans le documentaire Daho par Daho, de sa pulsion suicidaire au Château Marmont («je me suis senti attiré par la fenêtre, je me suis retrouvé à enjamber la fenêtre, pour sauter. J’avais l’impression d’être allé au bout de quelque chose, j’avais perdu ma trace. Donc je suis rentré à Paris, et j’ai filé direct chez le psy, et ça a été un moment important»).
Aux Etats-Unis, la chanson 1-800-273-8255 du rappeur américain Logic - qui a permis de faire progresser le nombre d’appels sur ce service téléphonique dédié à la prévention du suicide - ainsi que l’album Ye de Kanye West, qui arborait le message «I hate being bipolar it’s awesome» («je déteste être bipolaire, c’est génial») sur sa pochette, sont pour le docteur Blanc les signaux d’un «coming out» de la santé mentale.
Romantisme biaisé
Une anthologie de témoignages de personnalités sur ce thème parue la semaine dernière, It’s Not OK to Feel Blue (and Other Lies), aux éditions Penguin, vient le confirmer. Parmi les auteurs, on retrouve le Britannique James Blake, aux compositions électroniques intimistes habitées par sa voix pleine de pathos. Il y évoque une interview au cours de laquelle les raisons de sa dépression, pendant l’enfance, avaient été trivialisées par le journaliste : «Après toute cette discussion publique sur la dépression et l’anxiété, et tous ces albums exprimant la douleur, j’ai eu l’impression d’être un imposteur.» Blake confirme que les artistes ont en quelque sorte intégré le fait qu’on attend d’eux de «souffrir pour leur art».
Ce romantisme biaisé et nourri par la mythification des addictions ou le fameux «Club des 27» (âge des décès précoces de Jimi Hendrix, Kurt Cobain et Amy Winehouse, entre autres) pourrait pourtant ne plus se transmettre à la prochaine génération. Le collectif Cura espère que le futur Centre national de la musique fera de la santé mentale un enjeu prioritaire. Mais parce qu’il y a toujours urgence, il s’active à la rédaction d’un guide de la santé mentale à destination des musiciens. Les membres du groupe se sont aussi récemment réunis avec Sophie Bellet et la docteure Emma Barron, ancienne manageuse d’artistes reconvertie dans la psychiatrie et coach au Studio des Variétés. Cette dernière témoignait au micro de Libération, présent lors de la réunion : «Plus ça va et plus je vois des gens qui ont des carrières mais sont tout de même en souffrance. Les managers n’ont plus le temps, il n’y a plus personne en maisons de disques pour les soutenir, ils sont souvent tout seuls.»
«Créer une vraie hotline»
Shkyd, lui-même musicien et auteur pour le site de cultures urbaines Yard, a été l’un des premiers à aborder le sujet en France dans le domaine du rap. Il est depuis régulièrement contacté par des artistes via les réseaux sociaux : «Je n’ai aucune légitimité donc je réponds avec politesse et encouragement et je redirige quand je peux. C’est l’une des raisons pour lesquelles on a voulu créer la Cura : avoir un petit espace où les gens peuvent adresser leur message dans un premier temps, avant un jour de créer peut-être une vraie hotline, comme celle de Music Minds Matters au Royaume-Uni.» James Blake serait sans doute d’accord avec lui. L’artiste âgé de 31 ans conclut son essai d’autoanalyse How Can I Complain ? par un appel : «Il est dangereux de nous faire croire que nous pouvons faire et être ce que nous voulons […] pour finalement nous rendre compte, dans toute notre ferveur capitaliste et égoïste, que nous avons négligé de nous occuper de cet autre muscle qui est la condition de notre survie : l’esprit.»
Charline Lecarpentier Illustration Hugues Micol