Chady Chaabi Vendredi 15 Février 2019 www.libe.ma/*
Dans la série des douleurs humaines, il en existe une qui s’affiche en tête de liste. Période charnière et souvent troublée entre l'enfance et l'âge adulte, l'adolescence constitue un cap difficile à passer. Au point que certains tentent de mettre fin à leurs jours. Ainsi, un jeune qui se suicide est un drame terrifiant auquel se rattachent des sentiments de culpabilité et d’impuissance extrêmes. Un acte tellement insupportable, que la majorité des parents et des proches ne sauront jamais comment s’en remettre. Alors, comment expliquer un tel acte ? Comment le voir venir ? Que faire si votre ado a des idées suicidaires ? Layoussifi Elkhansa, psychiatre-addictologue au Centre d’addictologie du CHU Ibn Rochd et secrétaire générale adjointe de la Ligue pour la santé mentale, fait le point.
Qu’est-ce qui pousse un adolescent au suicide ?
Quand on apprend qu’un adolescent a mis fin à ses jours, on ne peut qu’être consterné et se demander ce qui a bien pu le pousser à un tel geste. Comme l’explique Layoussifi Elkhansa, cet acte n’est pas attribuable à une seule cause, mais plutôt à la combinaison de plusieurs facteurs. D’abord, il existe des facteurs pathologiques, à savoir les maladies psychiatriques. Ensuite, il y a la dépression. Beaucoup de jeunes connaissent des épisodes dépressifs et, malheureusement, leur entourage ne s’en rend pas compte. D’autant plus que ces ados sont réticents à en parler. Tout bonnement car ils ne savent pas comment aborder le sujet. Donc, dans ce cas, la suicidalité* apparaît sur un nid de dépression : une maladie qui a un début et une fin. Un traitement et une prise en charge. Il y a évidemment des facteurs qui la déclenchent, tels une rupture amoureuse, un échec scolaire ou tout simplement un conflit avec les parents. Ces derniers peuvent déclencher une dépression, en s’appuyant notamment sur des facteurs de type héréditaire ou biologique, mais aussi psychologique et même environnemental.
Par ailleurs, il existe des tentatives de suicide qui se font dans d’autres circonstances. Sans qu’il y ait dépression ou maladie mentale sous-jacente. Elles sont à mettre sur le compte de l’impulsivité qui caractérise l’état émotif de certains adolescents. Dans ce cas-là, le passage à l’acte peut être facile, à l’instar de la prise d’une drogue. Que le jeune soit addict ou bien juste sous l’effet d’une substance utilisée pour la première fois. Enfin, il convient de mettre en lumière le danger émanant d’Internet et qui prend corps dans des challenges morbides qui peuvent le pousser au suicide. Pour exemple, le défi de la baleine bleu (voir notre édition du 9 janvier 2018). Cet effet de mode est dangereux dans le sens où faire comme l’autre, s’identifier à autrui, est un processus d’identification et une étape qui existe pendant l’adolescence.
Comment "repérer" un adolescent suicidaire?
Les sentiments de culpabilité et d’impuissance extrêmes qui rongent les parents d’un jeune ayant commis un acte suicidaire sont certainement dus à leur incapacité à repérer les signes avant-coureurs ou plutôt les symptômes qui poussent à nous poser des questions, rectifie Layoussifi Elkhansa. Pour elle, il y en a certains qui ne trompent pas, comme des changements importants de comportement. Généralement, un jeune en bonne santé et en pleine effervescence est fait pour être avec ses pairs, ses semblables. Il va sortir avec ses copains et passer du temps avec eux. Du coup, s’il commence à s’isoler, à préférer la solitude, à fuir ses amis et éviter toute discussion avec les membres de sa famille, les parents doivent se poser des questions. Tout comme quand leur fille ou leur fils, manque de concentration quant à ses travaux scolaires, avec des résultats à la baisse ou ne mange plus correctement et commence à perdre du poids, à faiblir et à blêmir. Là, il y a sûrement quelque chose qui ne tourne pas rond chez lui ou chez elle. Et justement, la maman a un rôle important à jouer dans ce sens, puisqu’elle est douée pour constater et percevoir les changements de comportement de ses enfants.
Que faire si votre ado a des idées suicidaires?
En présence de l’un ou de plusieurs de ces symptômes, on se doit d’aller lui poser la question. Mais avec la manière, précise notre interlocutrice. Directement ou indirectement via une personne de confiance dans son entourage. Il ne faut surtout pas le laisser livré à lui-même. Même si les parents ont tendance à se dire qu’il commence à grandir et qu’il a besoin d’intimité et donc ’’laissons-le tranquille’’. Effectivement, il a besoin d’intimité sauf qu’il a aussi besoin de se sentir soutenu et en sécurité. En fait, les ados ont une folle envie d’indépendance, tout en ayant un fort besoin d’être soutenus et accompagnés. Cette dualité est la définition même d’un adolescent. Il faut trouver le bon équilibre. Ne pas être trop intrusif, ne pas le gaver avec trop de questions, mais en parallèle, il ne faut pas totalement s’en désintéresser. Ce sont deux attitudes extrêmes à bannir.
Si les parents n’arrivent pas à établir un contact, il va leur falloir s’appuyer sur une personne de confiance dans l’entourage de l’enfant. Il y a toujours une tante, un oncle ou un cousin, qui est plus proche de lui et plus empathique. Ce dernier doit avoir la capacité de l’écouter et lui exprimer son soutien. Lui poser des questions ouvertes pour l’amener à se confier. Et surtout le message à transmettre est : «Je suis là pour toi si tu as besoin d’aide».
En réalité, dans sa tête, l’ado qui a des idées suicidaires se trouve dans un tunnel sans fin. Il y broie du noir avec la sensation d’un horizon bouché. Il culpabilise, en se disant qu’il ne mérite pas cette vie pour une raison ou pour une autre. Pour lui, l’unique moyen d’échapper à cette souffrance intérieure serait le suicide. J’aimerais insister sur cette notion. Pendant la phase d’adolescence, le cerveau émotionnel prend de l’ampleur par rapport au cerveau rationnel. En d’autres termes, l’adolescent ne possède pas toutes les capacités de prendre les bonnes décisions d’un point de vue rationnel et objectif. Donc la personne qui va lui parler doit combler ce déséquilibre et lui offrir d’autres alternatives. Une lueur d’espoir.
* Tentatives de suicide ou idées suicidaires, sans forcément qu’il y est passage à l’acte réussi.
Un registre des suicides inexistant
Selon des chiffres annoncés par le ministère de la Santé en 2014, 14% des Marocains âgés entre 13 et 14 ans ont déjà fait une tentative de suicide. Depuis, plus rien. Ses statistiques n’ont pas été actualisées. Et pour cause, d’après le docteur Layoussifi Elkhansa, et à l’inverse de plusieurs autres pays, dont ceux scandinaves « il n’existe aucun registre des suicides au Maroc. Plusieurs raisons à cela : l’absence d’unité suicide dans les hôpitaux psychiatriques. Le facteur culturel joue aussi, puisque le sujet est tabou. S’il y a tentative de suicide, c’est parfois un acte dissimulé par la famille. Comme lorsqu’on se trouve face à des morts suspectes, sans qu’il y ait de raisons évidentes, surtout quand c’est un jeune bien portant et qui n’a a priori aucun problème de santé. Cependant, toutes les morts suspectes ne déclenchent pas automatiquement une procédure et une expertise supplémentaire ou une autopsie. Et quand bien même il y en aurait une, elle reste sommaire en l’absence d’analyse psychologique. En tout cas, il y a certains cas entourés énormément d’interrogations. Bref, impossible d’avoir une estimation exacte, sauf si on s’adresse aux autorités. Mais on reste dans le cadre de l’estimation. Du coup, on se rabat sur les chiffres de l’OMS. En tout cas, je peux vous assurer, de par mon expérience, que la suicidalité est assez fréquente lors de nos consultations psychiatriques ».
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