Tatouages : le deuil dans la peau
On
a enfilé un habit noir pour aller à l’enterrement. Pleuré. Serré des
mains. On a repensé aux plus beaux souvenirs. Lu des hommages. Pleuré
encore. Et maintenant ? Et si la prochaine étape pour bien vivre un
deuil était de filer chez le tatoueur ?
« Il
y a plusieurs façons de vivre un deuil. Et oui, pour certaines
personnes, un tatouage peut aider », observe Susan Cadell, professeure
en travail social à l’Université de Waterloo, qui étudie depuis deux ans
les raisons qui motivent des Canadiens à imprimer dans leur peau le
souvenir d’un proche disparu. Elle était intriguée de constater, en
travaillant dans des groupes d’aide, combien de participants — tous âges
et sexes confondus — étaient passés à l’acte.
C’est
le cas de Gina Granter, qui porte une ancre de marin sur l’omoplate
gauche depuis la mort de son grand-père. « J’ai découvert, avant sa
mort, qu’il n’était pas mon grand-père biologique. Je voulais faire en
sorte que même si je n’ai pas son bagage génétique, je puisse avoir un
lien physique avec lui », raconte — t-elle. Son grand-père était marin,
alors le motif d’ancre allait de soi.
Au
fil de ses entrevues — près d’une quarantaine —, Susan Cadell n’a
toutefois pas remarqué de « motif » type pour les tatouages
commémoratifs. Elle a croisé une jeune femme qui s’était fait tatouer un
plant de tomates pour son père, avec qui elle aimait jardiner ; une
autre femme portait l’empreinte du doigt de son mari, dissimulé dans un
cœur ; une autre, le mantra familial, « Focus, Love, Appreciate ».
Le
motif du dessin a rarement un rapport direct avec la mort — comme des
croix, pierres tombales, etc. « Les seuls regrets exprimés le sont pour
les portraits qui, finalement, ne ressemblent jamais assez au défunt »,
explique Susan Cadell. Mais dans tous les cas, « l’histoire du tatouage
est beaucoup plus complexe que le dessin ne l’est ».
Gina
Granter ne discute pas à tout vent de la signification de son tatouage.
« Pour moi, c’est intime », dit-elle. Le sien est généralement caché
par des vêtements. D’autres préfèrent au contraire l’afficher de façon
très visible, comme ce couple qui s’est fait tatouer après le suicide de
son fils. Tous deux voulaient qu’on leur pose des questions, pouvoir
parler de cette mort potentiellement évitable.
Pour faire rire et sourire
« Il
y a un lien certain entre la douleur physique du tatouage et la douleur
émotionnelle du deuil », remarque Susan Cadell. Pour certains, la
douleur des aiguilles anesthésie temporairement celle de la tristesse.
D’autres disent arrêter de pleurer pour ensuite sourire quand ils
aperçoivent le souvenir à l’encre de l’âme sœur perdue. C’est le cas de
cette jeune femme qui a demandé à sa grand-mère d’écrire « je
désapprouve » sur un morceau de papier, qu’elle a ensuite confié à son
tatoueur : elle raconte que la vue de ces mots la fait sourire, sinon
rire, en imaginant la réaction de sa grand-mère si elle avait su ce que
sa petite-fille comptait faire de cet échantillon de son écriture. Elle
aurait désapprouvé, assurément !
Une
autre femme a fait graver dans sa peau l’expression « keep goin » quand
sa sœur s’est suicidée. « Elle aussi a tendance à déprimer, note Susan
Cadell. C’est un message qui honore sa sœur, mais en même temps qui lui
rappelle qu’elle ne doit pas suivre le même chemin. »
Un processus en évolution
Ces
tatouages repoussent l’idée souvent véhiculée que le deuil a — ou doit
avoir — une fin ou une certaine durée, estime Susan Cadell. Notre
société n’aime pas que le deuil ne se termine pas, que ce soit au bout
de trois semaines, trois mois ou trois ans, résume-t-elle.
Les personnes endeuillées disent que le sentiment change, mais que le deuil, lui, ne cesse jamais vraiment.
Susan Cadell, professeure en travail social à l’Université de Waterloo
La
chercheuse espère que ses recherches, parmi les premières au Canada sur
le sujet, inciteront le personnel dans les services de santé à poser
des questions aux gens qui ont des tatouages, notamment sur leur
signification. « Notre système de santé s’occupe de la mort, mais très
peu du deuil. Et quand on est en deuil, on a besoin d’être accompagné
par notre communauté, d’en parler. Même si la société n’aime pas trop
ça. »
Son
équipe a mis en ligne un site internet où sont colligés plusieurs
témoignages recueillis lors de la première phase de la recherche,
essentiellement menée en Ontario. Les chercheurs espèrent maintenant
rassembler des témoignages provenant d’un peu partout pour enrichir
leurs travaux et leur compréhension du phénomène.
Consultez le site de l’équipe de Susan Cadell (en anglais) : https://inkingthebond.org/
Des tatouages qui s’entendent
Dans
la vague des tatouages commémoratifs, on a vu apparaître ces dernières
années des « tatouages sonores », qui consistent à graver sur la peau
une onde sonore pouvant être lue et transposée en son reproduisant la
voix d’un proche disparu.
Mis
au point par un artiste de Los Angeles en 2017, ces
« soudwave tattoos » (tatouages d’ondes sonores) requièrent un
abonnement mensuel à Skin Motion, une application permettant de les
déchiffrer et doivent être tracés sur une partie du corps peu mobile,
comme l’intérieur de l’avant-bras.
Quelques tatoueurs de la région de Montréal offrent le service, bien qu’il soit peu populaire.