jeudi 21 novembre 2019

Irlande "C'est l'histoire d'un aumônier qui a lancé une hotline pour empêcher les agriculteurs gays de se suicider

C'est l'histoire d'un aumônier qui a lancé une hotline pour empêcher les agriculteurs gays de se suicider
L'Obs, Par Henri Rouillier
Keith Ineson, un aumônier installé en Irlande du Nord, a monté une ligne téléphonique d'urgence à destination des agriculteurs gays. Il vient d'être décoré de la médaille de l'Empire britannique.
Suffit-il de révéler un secret pour que son influence (son emprise, les entraves qu'il installe dans une vie) s'en trouve d'un seul coup dissipée ? Keith Ineson n'en doute pas et les hommes qui composent le numéro de son portable lui racontent tous le même. « Je suis agriculteur, je suis gay, je ne sais plus comment faire. » C'est souvent la première fois qu'ils en parlent. La plupart sont mariés, ont des enfants, une exploitation qui tient parce qu'il le faut et parfois envie de mourir. Cet ancien chapelain protestant, qui vit en Irlande du Nord, leur propose son oreille. Pas de conseils, juste une écoute et quelques numéros de téléphone d'associations locales susceptibles de les aider. Il y a neuf ans, juste après avoir fait son propre coming-out, Keith Ineson, la soixantaine, a mis en place une ligne téléphonique d'urgence à destination des agriculteurs homosexuels du Royaume-Uni. Ils sont aujourd'hui une poignée de bénévoles à répondre au téléphone sept jours sur sept, 24 heures sur 24. Leur motivation principale ? Endiguer le risque suicidaire inhérent aux populations qui vivent à l'intersection de l'isolement rural et de l'homosexualité. Le travail de la « Gay Farmer Helpline » a été mis en valeur en mars 2019, dans un court-métrage du réalisateur Matt Houghton intitulé « Landline ». Keith Ineson a récemment été décoré de la médaille de l'Empire britannique.

Gay Farmers Call for Help In the UK, many LGBTQ farmers feel isolated and live a life plagued by secrecy and guilt. Their only solace is a phone number. This short documentary illuminates their experiences through reconstructive visuals over recorded telephone conversations that are both shocking and candid. Read more: https://www.theatlantic.com/video/index/600487/landline/
"Landline" was directed by Matt Houghton (http://www.itsmatthoughton.co.uk). It is part of The Atlantic Selects, an online showcase of short documentaries from independent creators, curated by The Atlantic.
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 Avec Keith Ineson, on a parlé de la manière dont les AVC de son père l'ont poussé à faire son coming-out, de la solitude médico-psychologique des agriculteurs et de tous les gens qui ne se sont pas suicidés grâce à cette ligne téléphonique.
Parler à quelqu'un de votre propre homosexualité, cela a été quelque chose de difficile pour vous ? 

Keith Ineson  : C'est arrivé récemment, il y a neuf ou dix ans. Je voyais un conseiller spirituel qui s'est débrouillé pour que j'arrive à lui en parler. Sur son conseil, j'en ai parlé à un cousin en qui je pouvais avoir confiance. A partir de là, c'est comme un rouage qui s'est mis en marche, je me suis dit que je ne pouvais pas continuer comme ça. J'étais marié à ce moment-là. Je l'ai dit à mon épouse, puis je me suis rendu chez ma mère. Sur le chemin, j'avais peur, je tremblais, je ne savais pas du tout ce qui allait arriver. Et puis, en fait, l'annonce est passée comme une lettre à la poste. « Bon, si c'est ainsi... Je vais mettre de l'eau à chauffer. » Voilà. Je n'ai eu de problème ni avec ma mère, ni avec ma soeur, ni avec mes amis en général. Il n'y a que mon assistante qui s'est montrée désagréable, c'est tout. Ainsi va la vie. Je veux dire, j'ai eu énormément de publicité aussi. En révélant mon homosexualité, en tant que chapelain d'abord, et chapelain rural qui plus est, des milliers de gens ont dû entendre parler de moi. Je suis passé à la radio, à la télévision, dans les magazines. Je n'ai reçu qu'une dizaine de réactions désagréables.
Vous avez gardé ce secret pendant près de 40 ans. Comment cela a-t-il affecté votre vie ?
Les conséquences sur la santé mentale sont très mauvaises. Je pense que pour être un bon aumônier, il faut pouvoir faire preuve d'un minimum de sensibilité. Dans mon cas, cette sensibilité, c'était à la fois un avantage et un inconvénient. Ma difficulté propre, néanmoins, c'est que je suis certain que je suis gay depuis que j'ai 14 ans. Rétrospectivement, je crois que je l'ai même su avant. Dans les livres par exemple, je me souviens avoir passé plus de temps à regarder les hommes que les femmes, ce genre de choses. A 14 ans, j'ai réalisé qu'il y avait quelque chose en moi qui me rendait différent des autres. Mon père s'est rendu compte de ce décalage. Il s'est simplement dit que c'était l'effet d'une dépression alors il m'a envoyé chez un médecin à qui je n'ai évidemment rien dit. Je savais très bien ce qui m'arrivait. Ensuite, eh bien, vous vivez avez ça pour le reste de votre vie. Ou jusqu'à votre coming-out. Et la pression que vous subissez est énorme.
Cela veut dire que vous aviez autour de vous des références homosexuelles ou qu'au contraire, vous avez passé du temps à vous demander ce qui pouvait bien vous arriver ?
Je n'avais rien de tout ça. J'étais seul, je n'en parlais à personne. Le problème, ensuite, c'est la vigilance que vous exercez à l'égard de vous-mêmes, partout et tout le temps. Avant de parler, vous prenez systématiquement un quart de seconde pour réfléchir à ce que vous vous apprêtez à dire. Des fois que pendant une discussion, vous diriez « nous » au lieu d'« eux ». Même chose en voiture, quand vous jetez un oeil dans le rétroviseur parce que vous avez vu quelqu'un de beau et que vous êtes persuadé que tout le monde a remarqué ce que vous étiez en train de faire. C'est une question de self-control, d'auto-répression, presque ? Oui. Parmi les choses qui m'ont poussées à faire mon coming-out, il y a certes eu cette pression dont je vous parle, mais pas seulement. J'ai réalisé cela quand mon père est mort. Il a subi plusieurs AVC. Il a fini par perdre le contrôle de sa parole et je me suis dit : « Qu'est-ce qui va se passer si ça, c'est toi dans quelques années ? Ce n'est pas comme cela que tu veux que ta mère ou tes proches apprennent que tu es gay. » J'ai préféré m'emparer du sujet plutôt que de prendre le risque de le voir m'échapper. Je dois être un peu control freak, mais bon. On l'est tous un peu, non ?
Toujours est-il que ça ne suffit pas à lancer une ligne téléphonique d'urgence pour les agriculteurs gays, comme vous avez pu le faire. D'où vous vient cette idée ?
Comme je vous l'ai dit, j'ai officié en tant qu'aumônier agricole. J'ai travaillé avec des centaines d'agriculteurs et parmi eux, je savais que deux ou trois étaient gays. D'un seul coup, je me suis dit qu'on entendait jamais parler d'eux. C'était comme s'ils n'existaient pas. Pourquoi n'y aurait-il pas d'homosexuels chez les agriculteurs, alors qu'il y en a partout ailleurs ? Peut-être y en avait-il d'ailleurs davantage dans les fermes, parce que c'est un métier qui exige une certaine sensibilité. Pourquoi ?
Si vous êtes brutal avec le bétail, les animaux vous ignoreront. Vous devez être calme avec eux, vous avez besoin de les comprendre, d'anticiper leurs réactions. Ça marche avec la terre aussi. Si vous essayez d'y faire pousser des choses qu'elle rejette, cela ne fonctionnera pas. Certains paysans le nieront parce qu'il faut se montrer rugueux ou macho, mais ceux qui maltraitent leur bétail ne s'en tirent pas, vous savez. Alors voilà, j'ai fait mes devoirs. Je me suis rapproché de l'office national des statistiques, histoire de voir combien d'agriculteurs il y avait dans le Cheshire (au nord-ouest de l'Angleterre, ndlr), d'où je viens. Ils m'ont sorti un chiffre exorbitant, auquel je savais que je devais ajouter les grands-pères qui continuent d'aider à la ferme, les épouses qui sont institutrices mais qui donne un coup de main elles aussi, une fois leur journée terminée. Cela faisait forcément beaucoup d'agriculteurs à mi-temps. Tout de même, j'en ai conclu qu'il devait y avoir environ 300 agriculteurs gays à temps plein juste dans le Cheshire et 1000 en Irlande du Nord, où je vis aujourd'hui. Je me suis demandé comment les atteindre. J'ai monté un petit site internet, payé une pub dans la presse agricole et je me suis dit que ça prendrait des semaines avant que je reçoive mon premier coup de fil. En fait, je n'ai pas attendu bien longtemps.
Qu'est-ce qu'il y avait d'écrit, dans cet encart de pub ? « Agriculteur gay ? Besoin d'aide ? Confidentialité assurée. » Bon, je crois que c'était un peu trop ouvert comme annonce, parce que j'ai d'abord reçu des coups de fil de gens qui demandaient une toute autre aide que celle à laquelle je pensais... (rires). J'ai reçu mon premier coup de fil peu après, durant la première semaine des vacances de Noël 2010. Ça ne s'est jamais arrêté depuis.
Vous n'avez pas reçu de coups de fil malveillants ? Personne n'a essayé de pirater votre ligne téléphonique ?
Non, pas vraiment. Bien sûr, il y a des gens qui appellent en espérant faire une blague. « Vous devriez appeler mon voisin, il a besoin d'un tracteur, voilà son numéro. » Ce genre de choses. Ensuite, il y a une personne qui appelle très souvent, toujours à la même heure depuis un numéro privé. A chaque fois, j'entends des voix qui se marrent derrière. Ils sont dans un bar et ils trouvent ça drôle de vous raconter des bêtises. C'est le problème avec ces appels, vous ne savez jamais si c'est un hoax ou pas. Après tout, ça pourrait être quelqu'un qui se couvre auprès de ses amis qui lui mettent la pression : « Regardez, je suis capable d'appeler ce numéro et je m'en fous parce que je suis super hétéro ! »
Parlons des appels sérieux. Qui sont ces hommes et que vous racontent-ils ?
Souvent, ce sont des hommes d'une cinquantaine d'années, mariés, parce que c'est la voie tracée pour eux dans le milieu agricole : il faut se marier pour avoir un héritier et garder la ferme dans la famille. Ils arrivent à des âges où leurs enfants partent faire leurs études, ou déjà reprennent la ferme alors ils se demandent ce qu'ils vont bien pouvoir faire des 20 ou 30 dernières années qui leur restent. Cette question les affecte profondément. Je ne sais pas ce qu'il en est en France, mais ici, les agriculteurs sont parmi les professionnels qui se suicident le plus. Ajoutez à cela qu'au Royaume-Uni, 25% des hommes gays tenteront de se donner la mort à un moment de leur vie. Si l'on met ces deux statistiques en perspective, il y a tous les ingrédients d'un désastre. En France, on parle d'environ deux suicides par jour chez les agriculteurs. Il n'y a pas de raison que le facteur d'homosexualité vienne amoindrir cette statistique. Oui et bien sûr, la vie est difficile pour n'importe quelle personne homosexuelle qui vit en milieu rural. Par exemple, c'est compliqué pour elles d'aller voir un médecin pour parler de leurs problèmes ou d'une éventuelle dépression parce que bien souvent, la secrétaire est la mère d'un copain. Ou les gens repèrent votre voiture garée sur le parking du docteur, alors ils posent des questions. « Qu'est-ce qu'il faisait là ? Qu'est-ce qui t'arrive ? Tu as un problème ? » Et si c'est leur épouse qui découvre qu'ils sont allés chez le médecin et qu'elle demande pourquoi... Qu'est-ce qui va se passer ? La situation peut vite être très difficile à gérer.
On vous appelle toujours pour des questions de solitude ou de détresse mentale ? Y a-t-il d'autres motifs ?
Au bout du compte, c'est toujours une question de santé mentale. Après, leur détresse s'exprime différemment. Ils disent « peut-être que je n'ai pas épousé la bonne personne » ou « je ne peux pas révéler mon homosexualité parce que mon père et ma mère n'approuvent pas ». Cela a forcément des conséquences sur leur état psychologique. Tous les gens qui appellent subissent un minimum de tension. D'autres ont des niveaux de stress qui crèvent le plafond.
Cela veut dire que vous pouvez être confronté à des personnes suicidaires ?
Oui, sans aucun doute. Après s'être confiés, des gens m'ont dit que sur le moment, ils étaient clairement prêts à se donner la mort. Après, le simple fait de savoir qu'il existe un numéro qu'ils peuvent appeler s'ils se sentent mal demain est déjà d'un grand secours. Ne serait-ce que quand un proche leur dit : « Tu sais, il y a un numéro que tu peux appeler si besoin ? », la pression diminue déjà beaucoup.
De quel type de ressources est-ce que vous disposez pour aider ces hommes ? Est-ce qu'il existe des structures vers lesquelles vous pouvez les aiguiller ?
Souvent, quand ils appellent, ils ne savent rien des associations ou des groupes qui existent autour de chez eux. La répartition des tâches veut qu'ils travaillent très peu sur un ordinateur, ce sont plutôt leurs épouses qui gèrent la partie commerciale de l'exploitation, les comptes bancaires, ce genre de choses. Par ailleurs, ils ne savent pas forcément comment effacer les traces de leurs éventuelles recherches, donc je fais ce travail-là pour eux. Si quelqu'un m'appelle depuis le Dorset, au sud du Royaume-Uni, je vais chercher quelles sont les associations qui oeuvrent sur place, prendre leur numéro et les transmettre. Et voilà. Il est possible que je n'entende plus jamais parler d'eux par la suite.
Ces hommes arrivent-ils parfois à parler à leurs épouses ?
Dans certains cas, ils y parviendront finalement, mais ce n'est pas un conseil qu'on leur donne parce que ce n'est pas notre rôle. Avec eux, on fait plutôt la liste des options qu'ils ont à leur portée et ensuite, c'est à eux de décider de ce qu'ils vont faire. Il y a beaucoup d'initiatives à leur disposition : des lignes téléphoniques pour les pères homosexuels, des clubs de sport ou d'activités en extérieur... On a même monté un groupe Facebook privé pour ceux qui pourraient se servir d'un ordinateur sans crainte. Mais bon, tant qu'ils n'appellent pas, ils ne savent pas que toutes ces structures existent pour les aider. Pour ce qui est des célibataires, la peur qu'ils ont du coming-out est souvent bien plus délétère que le coming-out en lui-même. La grande majorité d'entre eux regrette souvent de ne pas l'avoir fait plus tôt, vous savez. Oui. Je suis à peu près sûr que le soulagement que vous ressentez au moment d'accepter celui que vous êtes, non seulement auprès de vous mais aussi auprès des autres, change profondément votre vie. C'est une phrase que je prononce souvent quand quelqu'un m'appelle et dit : « Je suis gay et je ne sais comment (ou si je dois) faire mon coming-out ». Je réponds toujours : « Vous l'avez déjà fait. Vous avez déjà fait un coming-out auprès de vous. C'est un début. » Parce que beaucoup d'hommes poursuivent leur vie en se disant que le problème sera réglé le jour où ils trouveront la bonne femme. « Je peux être normal. Je vais persévérer, tout ira bien. » Sauf que bien sûr, ça ne marche pas comme ça.
Cette ligne existe depuis 9 ans, vous savez combien de personnes vous avez aidées ?
Environ 500, soit entre quatre et cinq personnes par semaine. Si vous souffrez, ou si c'est le cas d'un de vos proches, le ministère des Solidarités et de la Santé français a rassemblé les coordonnées des associations et des lignes téléphoniques susceptibles de vous aider. Vous les trouverez en cliquant sur ce lien.
This article appeared in L'Obs (site web)