La Vie, no. 3806
Manger ensemble, jeudi 9 août 2018 - 2217 mots, p. 92,93,94
Entretien
Philippe Jeammet : « L'anorexie est un appel à la vie »
Spécialiste
de l'adolescence, le psychiatre Philippe Jeammet connaît bien les
pathologies liées à l'alimentation. Il formule une théorie originale à
leur sujet.
Anne-Laure Filhol
Anorexie,
boulimie, orthorexie, hyperphagie... tous ces troubles alimentaires
destructifs sont, avant tout, d'après le psychiatre et psychanalyste
Philippe Jeammet, des dysfonctionnements émotionnels chez des sujets à
la grande sensibilité. Une manière pour ces derniers de reprendre en
main leur existence, blessée dans ce qu'elle recèle de plus essentiel :
le lien à soi et à l'autre. Et, même s'il peut se révéler long et
sinueux, un chemin de guérison est possible.
La Vie. Les troubles alimentaires surgissent-ils à des moments spécifiques au cours de l'existence?
Philippe Jeammet. Souvent à l'adolescence, car c'est un moment où il faut se réapproprier ce qu'on a reçu des autres. À chaque fois que l'évolution physique ou des rencontres vous obligent à réévaluer vos rapports avec ceux qui vous entourent, il y a difficulté. Mais même si l'adolescence est une période à risque, les troubles alimentaires peuvent apparaître à tout âge et font souvent suite à des deuils, des séparations, des déceptions... On assiste même à des anorexies durant la vieillesse. Mais dans ces cas, il y a eu de petits épisodes, au moment de l'adolescence justement.
Les hommes et les femmes sont-ils différemment affectés par les troubles alimentaires?
P.J. Il n'y a à peu près que 10 % des anorexiques qui sont des hommes - davantage sont boulimiques. Les hommes vont plutôt agir sur leur comportement par des attitudes violentes ou d'opposition. Aussi, ils investissent différemment leur corps. Ceux à tendance anorexique sont en général très obsessionnels et peuvent, pour leur part, tomber dans une culture du muscle.
Cette société, où l'image est reine, peut-elle provoquer des anorexies?
P.J. Comme tout modèle, toute croyance, toute rencontre, les messages envoyés par la société peuvent tout à coup correspondre à ce que le sujet attend et il va s'y accrocher. Cela a donc un effet renforçateur et cela peut faciliter la légitimité du comportement. Mais il faut aussi bien voir que l'anorexie est connue depuis l'Antiquité, qu'elle a reconnue comme une maladie dite mentale à la fin du siècle dernier, au moment où la mode féminine était plutôt dans les rondeurs. Il ne faut donc pas accorder plus d'importance que cela aux effets de la société.
Comment expliquer les troubles alimentaires?
P.J. Il n'y a pas un gène de l'anorexie, tout comme il n'y a pas un gène de la schizophrénie ou de la bipolarité, mais des vulnérabilités génétiques qui vont s'exprimer en fonction de l'environnement. Sur le plan biologique, les émotions se répartissent sur deux grandes polarités que sont les circuits appétitifs, ceux de l'échange, et les circuits aversifs, ceux du repli sur soi et de la destruction du lien face au danger. Dans certains cas, les facteurs de vulnérabilité étant très importants, le trouble apparaîtra à peu près certainement, et dans d'autres cas cela dépendra de l'environnement. Si ce dernier est une source de menace, de déception, les sujets vont avoir tendance à y répondre par des comportements de maîtrise. Il n'y a donc pas une cause, mais un ensemble de facteurs.
Quels liens peut-on établir entre l'anorexie et la boulimie?
P.J. Les anorexiques ont peur de devenir boulimiques et elles - puisqu'il s'agit essentiellement de femmes - auront, pour beaucoup d'entre elles, des phases boulimiques. Les boulimiques, elles, aimeraient être anorexiques, mais cela leur est en général plus difficile. On ne peut qu'être frappé par ces oppositions en miroir. En outre, on retrouve une même appétence derrière ces troubles alimentaires. Pour faire une anorexie, il faut beaucoup d'appétit. Pas d'appétit de nourriture, mais une appétence pour une vie intense, le partage, pour quelque chose qui vous remplisse, qui soit grand. En parallèle, il y a un sentiment de ne pas être à la hauteur et d'être toujours dans l'insatisfaction. Ainsi, tout comme dans la bipolarité, où l'on passe de l'euphorie à la dépression, les personnes souffrant d'anorexie ou de boulimie ont une grande vitalité qui peut se retourner avec la même intensité dans son contraire.
S'il y a des causes communes, pourquoi une personne verserait-elle dans l'anorexie et une autre dans la boulimie?
P.J. C'est une question de tempérament, mais cela peut être aussi influencé par la mode, les relations, le lien avec une personne en particulier. Tous ces comportements ne sont pas choisis. Essayez d'être anorexique ou boulimique, vous n'y arriverez pas comme ça. Et parce qu'ils soulagent, ils s'imposent au sujet.
En quoi se priver de nourriture pour l'anorexique ou manger de façon excessive pour le ou la boulimique rassure-t-il?
P.J. Ce sont des comportements adaptatifs qui ont des vertus apaisantes, car ils permettent de se sentir acteur de sa vie. Ce besoin est très important chez l'être humain. Dès que nous nous sentons menacé, en danger, déséquilibré, insuffisant, qu'on n'a pas assez confiance en nous, il nous faut redevenir acteur. Et même si les troubles alimentaires s'imposent à nous, ils nous donnent le sentiment de faire quelque chose, de reprendre la maîtrise. On retrouve des mécanismes similaires dans la drogue, les troubles obsessionnels avec des personnes qui vont se laver les mains 10 à 15 fois d'affilée et que cela va rassurer. Les conduites anorexiques et boulimiques soulagent sur le moment, sauf qu'elles ne répondent pas aux attentes profondes. Et comme avec la drogue, où vous avez toujours besoin d'en prendre au risque d'être mal à nouveau, ces troubles alimentaires deviennent contraintes et engrenage pathogène, avec une augmentation de l'anxiété, de l'insatisfaction, du besoin de se rassurer par une attitude destructrice.
En quoi est-on acteur dans la boulimie alors qu'elle apparaît justement comme une non-maîtrise de son alimentation?
P.J. Lorsqu'elle mange, la boulimique est dans un comportement actif, qui certes la déborde, mais auquel elle adhère et qui l'apaise. Et lorsqu'elle se fait vomir pour essayer d'annuler, elle est dans une forme de maîtrise.
Derrière ce refus d'abandon - ou de non-maîtrise - qu'y a-t-il?
P.J. . Il y a un manque de confiance en soi et le sentiment de ne pas se sentir de valeur suffisante. Cela va provoquer une attente exagérée d'une réponse des autres, de leur regard sur vous. Or, le paradoxe est que ce besoin va très vite être ressenti comme un pouvoir de cet autre sur vous, comme une intrusion. De façon générale, tous les troubles dits « mentaux » , qui sont pour moi des troubles émotionnels, sont dus à un réajustement des liens avec les autres. On est confronté à ce paradoxe que pour être soi il faut se nourrir des autres à tous points de vue, et dans le même temps, se différencier d'eux. Or, dès qu'on est dans des relations de plaisir, d'amour, les frontières se brouillent entre soi et l'autre. Pour ceux qui ont un tempérament angoissé, ce brouillard est assez insupportable : ils ne savent plus où ils en sont et peuvent se sentir dissous dans la relation. D'où ce besoin de se raccrocher au refus, à la maigreur, aux vomissements, tous ces comportements où la sensation va les protéger des émotions. L'angoisse s'est fixée sur ce vecteur privilégié de partage de plaisirs et de souffrances qu'est le corps. Ainsi, il y a quelque chose dans l'anorexie et la boulimie qui va se retrouver dans la vie affective de la personne : on remarque que dans leurs relations, et notamment leurs relations amoureuses, elles sont prises entre un besoin presque fusionnel de contact, et celui de rompre par peur d'être complètement envahie par l'autre.
Rompre pour, à nouveau, être dans la maîtrise?
P.J. Je crois que tout être vivant, et a fortiori l'homme, dès qu'il se sent confronté à l'impuissance, à une menace sur son identité, sur sa personne, s'accroche. Et il n'y a que deux moyens pour s'accrocher : l'acte et surtout l'acte destructeur et la croyance qui est d'ailleurs l'équivalent d'un acte. Avec la croyance, tout prend sens et valeur à vos yeux. Pour revenir sur l'acte destructeur, la relation comporte toujours un risque : celui de la déception. Par contre, on n'a besoin de personne pour la destruction du lien : vous êtes le plus fort, vous êtes sûr, là, de pouvoir reprendre la main, le pouvoir. Et cela se retrouve dans toutes les formes de destruction, du suicide jusqu'aux scarifications du corps. Même le suicide d'ailleurs - tout comme l'anorexie ou la boulimie - n'est, je pense, pas désir de mourir mais de rester maître de la décision et de ne plus dépendre de l'autre, de la vie, pour se protéger.
On dit souvent de la personne souffrant de troubles alimentaires qu'elle aurait un lien fusionnel à la mère...
P.J. Dès que l'on vit une situation d'insécurité, de malaise, cela a certes à voir avec notre tempérament, mais aussi beaucoup avec les liens qui nous ont construits, surtout pendant l'enfance. Les premiers échanges ont en effet une fonction importante dans la confiance que l'on va avoir en l'autre et en soi, car tout se construit en miroir. Or, ces liens sont portés par des personnes de référence, notamment ce qui tient lieu de mère ou de père. Ainsi, le manque de confiance en soi est souvent lié à la nature des relations qu'on a construites avec un environnement qui lui-même a ses problèmes et difficultés...
Reste-t-on anorexique ou boulimique toute sa vie?
p.J. Pour certains, ces troubles vont devenir chroniques. Au bout d'un moment, le corps ne parviendra plus à se modifier et il sera difficile de totalement guérir. Ce qu'on fait nous fait aussi. Dans son livre, Voyage jusqu'au bout de la vie. Comment j'ai vaincu l'anorexie (Odile Jacob, 2016), Nicole Desportes raconte qu'elle a été suivie pendant 15 ans, dont 8 ans d'hospitalisation, et qu'elle s'en est sortie. Elle a aujourd'hui une cinquantaine d'années, est épanouie, son corps a récupéré. Mais elle explique qu'elle reste fragile, avec parfois ces oppositions très fortes en elle, appétitives et aversives.
Mais peut-on en guérir?
P.J. Bien sûr. C'est avant tout un comportement adaptatif, comme la drogue, certaines passions ou convictions idéologiques. Et des convictions très fortes peuvent être très violentes un temps, puis virer à l'opposé. J'ai encore des contacts avec des patients que je soignais dans les années 1970, et qui sont grands-parents maintenant. Une femme, après 20 ans de suivi pour anorexie, m'a dit : « Je ne comprends pas comment j'ai pu être anorexique. Je le voudrais, je ne le pourrais plus. » C'est pour ça que, pour moi, les maladies mentales n'existent pas. Il nous faut revoir ces expressions qui datent de siècles passés, et plutôt dire qu'il s'agit de dysfonctionnements émotionnels chez des personnalités hypersensibles. Et qui, à la mesure de cette richesse, ont eu des déceptions, des traumatismes.
Quels conseils donneriez-vous aux proches d'anorexique ou boulimique?
P.J. . Les proches peuvent dire à la personne en question qu'elle a sans doute des peurs qu'elle contrôle de cette manière. Et qu'on n'a pas besoin de s'abîmer pour se sentir moins mal. Que ces comportements la privent de ce qui est constitutif de la vie : l'échange épanouissant avec les autres. On peut l'inciter à trouver des outils pour en sortir, tels que les thérapies, voire la prise de psychotropes pour soulager l'angoisse. Sans oublier la spiritualité, qui peut être une voie d'apaisement face à cette soif très forte de vie et de partage.
Concrètement, peut-on forcer une personne qui se mettrait en danger à aller voir un médecin?
P.J. Je pense que oui. On ne laisse pas mourir quelqu'un. Mais il faut être clair sur la façon dont on le fait. Il n'y a pas de réponse absolue, tout dépend du contexte et du sens que l'on donne à ce trouble. Si on fait comprendre à la personne qu'elle n'est pas faible et qu'elle n'a pas choisi, qu'on ne peut pas la laisser s'abîmer, que son comportement n'est pas fou parce que cela la soulage... Notre propre conviction en tant que proches ou soignants est importante. Comme médecin, j'ai souvent réussi à convaincre de se faire soigner et n'ai jamais eu à interner de force. Derrière tout trouble, il y a eu une déception, au sens très large. Le regard de l'anorexique qui se voit grosse est chargé de toutes ces attentes qu'il y a derrière. Il est donc aussi important de lui demander quel est cet appétit, cette soif, qui la taraude.
Ces troubles sont donc un appel à la vie...
P.J. Exactement. Ce n'est pas que la personne anorexique ou boulimique ne veut pas vivre, c'est qu'elle ne se sent vivre que comme ça. Et avoir peur du lien révèle toute l'importance qu'il revêt aux yeux de la personne souffrante. Oui, il y aura toujours des risques de déception, mais nous sommes appelés à passer par-dessus. Et nous, proches et soignants, sommes là pour témoigner auprès de ceux qui sont dans des périodes où ils ne voient plus justement l'autre côté : celui de la vie qui est la plus forte, de l'ouverture aux autres, de la transmission.
Philippe Jeammet, psychiatre et psychanalyste, a dirigé pendant 20 ans le service de psychiatrie de l'adolescent et du jeune adulte à l'Institut mutualiste Montsouris, à Paris. Son dernier ouvrage, Quand nos émotions nous rendent fous. Un nouveau regard sur les folies humaines , est paru en 2017 (Odile Jacob).
La Vie. Les troubles alimentaires surgissent-ils à des moments spécifiques au cours de l'existence?
Philippe Jeammet. Souvent à l'adolescence, car c'est un moment où il faut se réapproprier ce qu'on a reçu des autres. À chaque fois que l'évolution physique ou des rencontres vous obligent à réévaluer vos rapports avec ceux qui vous entourent, il y a difficulté. Mais même si l'adolescence est une période à risque, les troubles alimentaires peuvent apparaître à tout âge et font souvent suite à des deuils, des séparations, des déceptions... On assiste même à des anorexies durant la vieillesse. Mais dans ces cas, il y a eu de petits épisodes, au moment de l'adolescence justement.
Les hommes et les femmes sont-ils différemment affectés par les troubles alimentaires?
P.J. Il n'y a à peu près que 10 % des anorexiques qui sont des hommes - davantage sont boulimiques. Les hommes vont plutôt agir sur leur comportement par des attitudes violentes ou d'opposition. Aussi, ils investissent différemment leur corps. Ceux à tendance anorexique sont en général très obsessionnels et peuvent, pour leur part, tomber dans une culture du muscle.
Cette société, où l'image est reine, peut-elle provoquer des anorexies?
P.J. Comme tout modèle, toute croyance, toute rencontre, les messages envoyés par la société peuvent tout à coup correspondre à ce que le sujet attend et il va s'y accrocher. Cela a donc un effet renforçateur et cela peut faciliter la légitimité du comportement. Mais il faut aussi bien voir que l'anorexie est connue depuis l'Antiquité, qu'elle a reconnue comme une maladie dite mentale à la fin du siècle dernier, au moment où la mode féminine était plutôt dans les rondeurs. Il ne faut donc pas accorder plus d'importance que cela aux effets de la société.
Comment expliquer les troubles alimentaires?
P.J. Il n'y a pas un gène de l'anorexie, tout comme il n'y a pas un gène de la schizophrénie ou de la bipolarité, mais des vulnérabilités génétiques qui vont s'exprimer en fonction de l'environnement. Sur le plan biologique, les émotions se répartissent sur deux grandes polarités que sont les circuits appétitifs, ceux de l'échange, et les circuits aversifs, ceux du repli sur soi et de la destruction du lien face au danger. Dans certains cas, les facteurs de vulnérabilité étant très importants, le trouble apparaîtra à peu près certainement, et dans d'autres cas cela dépendra de l'environnement. Si ce dernier est une source de menace, de déception, les sujets vont avoir tendance à y répondre par des comportements de maîtrise. Il n'y a donc pas une cause, mais un ensemble de facteurs.
Quels liens peut-on établir entre l'anorexie et la boulimie?
P.J. Les anorexiques ont peur de devenir boulimiques et elles - puisqu'il s'agit essentiellement de femmes - auront, pour beaucoup d'entre elles, des phases boulimiques. Les boulimiques, elles, aimeraient être anorexiques, mais cela leur est en général plus difficile. On ne peut qu'être frappé par ces oppositions en miroir. En outre, on retrouve une même appétence derrière ces troubles alimentaires. Pour faire une anorexie, il faut beaucoup d'appétit. Pas d'appétit de nourriture, mais une appétence pour une vie intense, le partage, pour quelque chose qui vous remplisse, qui soit grand. En parallèle, il y a un sentiment de ne pas être à la hauteur et d'être toujours dans l'insatisfaction. Ainsi, tout comme dans la bipolarité, où l'on passe de l'euphorie à la dépression, les personnes souffrant d'anorexie ou de boulimie ont une grande vitalité qui peut se retourner avec la même intensité dans son contraire.
S'il y a des causes communes, pourquoi une personne verserait-elle dans l'anorexie et une autre dans la boulimie?
P.J. C'est une question de tempérament, mais cela peut être aussi influencé par la mode, les relations, le lien avec une personne en particulier. Tous ces comportements ne sont pas choisis. Essayez d'être anorexique ou boulimique, vous n'y arriverez pas comme ça. Et parce qu'ils soulagent, ils s'imposent au sujet.
En quoi se priver de nourriture pour l'anorexique ou manger de façon excessive pour le ou la boulimique rassure-t-il?
P.J. Ce sont des comportements adaptatifs qui ont des vertus apaisantes, car ils permettent de se sentir acteur de sa vie. Ce besoin est très important chez l'être humain. Dès que nous nous sentons menacé, en danger, déséquilibré, insuffisant, qu'on n'a pas assez confiance en nous, il nous faut redevenir acteur. Et même si les troubles alimentaires s'imposent à nous, ils nous donnent le sentiment de faire quelque chose, de reprendre la maîtrise. On retrouve des mécanismes similaires dans la drogue, les troubles obsessionnels avec des personnes qui vont se laver les mains 10 à 15 fois d'affilée et que cela va rassurer. Les conduites anorexiques et boulimiques soulagent sur le moment, sauf qu'elles ne répondent pas aux attentes profondes. Et comme avec la drogue, où vous avez toujours besoin d'en prendre au risque d'être mal à nouveau, ces troubles alimentaires deviennent contraintes et engrenage pathogène, avec une augmentation de l'anxiété, de l'insatisfaction, du besoin de se rassurer par une attitude destructrice.
En quoi est-on acteur dans la boulimie alors qu'elle apparaît justement comme une non-maîtrise de son alimentation?
P.J. Lorsqu'elle mange, la boulimique est dans un comportement actif, qui certes la déborde, mais auquel elle adhère et qui l'apaise. Et lorsqu'elle se fait vomir pour essayer d'annuler, elle est dans une forme de maîtrise.
Derrière ce refus d'abandon - ou de non-maîtrise - qu'y a-t-il?
P.J. . Il y a un manque de confiance en soi et le sentiment de ne pas se sentir de valeur suffisante. Cela va provoquer une attente exagérée d'une réponse des autres, de leur regard sur vous. Or, le paradoxe est que ce besoin va très vite être ressenti comme un pouvoir de cet autre sur vous, comme une intrusion. De façon générale, tous les troubles dits « mentaux » , qui sont pour moi des troubles émotionnels, sont dus à un réajustement des liens avec les autres. On est confronté à ce paradoxe que pour être soi il faut se nourrir des autres à tous points de vue, et dans le même temps, se différencier d'eux. Or, dès qu'on est dans des relations de plaisir, d'amour, les frontières se brouillent entre soi et l'autre. Pour ceux qui ont un tempérament angoissé, ce brouillard est assez insupportable : ils ne savent plus où ils en sont et peuvent se sentir dissous dans la relation. D'où ce besoin de se raccrocher au refus, à la maigreur, aux vomissements, tous ces comportements où la sensation va les protéger des émotions. L'angoisse s'est fixée sur ce vecteur privilégié de partage de plaisirs et de souffrances qu'est le corps. Ainsi, il y a quelque chose dans l'anorexie et la boulimie qui va se retrouver dans la vie affective de la personne : on remarque que dans leurs relations, et notamment leurs relations amoureuses, elles sont prises entre un besoin presque fusionnel de contact, et celui de rompre par peur d'être complètement envahie par l'autre.
Rompre pour, à nouveau, être dans la maîtrise?
P.J. Je crois que tout être vivant, et a fortiori l'homme, dès qu'il se sent confronté à l'impuissance, à une menace sur son identité, sur sa personne, s'accroche. Et il n'y a que deux moyens pour s'accrocher : l'acte et surtout l'acte destructeur et la croyance qui est d'ailleurs l'équivalent d'un acte. Avec la croyance, tout prend sens et valeur à vos yeux. Pour revenir sur l'acte destructeur, la relation comporte toujours un risque : celui de la déception. Par contre, on n'a besoin de personne pour la destruction du lien : vous êtes le plus fort, vous êtes sûr, là, de pouvoir reprendre la main, le pouvoir. Et cela se retrouve dans toutes les formes de destruction, du suicide jusqu'aux scarifications du corps. Même le suicide d'ailleurs - tout comme l'anorexie ou la boulimie - n'est, je pense, pas désir de mourir mais de rester maître de la décision et de ne plus dépendre de l'autre, de la vie, pour se protéger.
On dit souvent de la personne souffrant de troubles alimentaires qu'elle aurait un lien fusionnel à la mère...
P.J. Dès que l'on vit une situation d'insécurité, de malaise, cela a certes à voir avec notre tempérament, mais aussi beaucoup avec les liens qui nous ont construits, surtout pendant l'enfance. Les premiers échanges ont en effet une fonction importante dans la confiance que l'on va avoir en l'autre et en soi, car tout se construit en miroir. Or, ces liens sont portés par des personnes de référence, notamment ce qui tient lieu de mère ou de père. Ainsi, le manque de confiance en soi est souvent lié à la nature des relations qu'on a construites avec un environnement qui lui-même a ses problèmes et difficultés...
Reste-t-on anorexique ou boulimique toute sa vie?
p.J. Pour certains, ces troubles vont devenir chroniques. Au bout d'un moment, le corps ne parviendra plus à se modifier et il sera difficile de totalement guérir. Ce qu'on fait nous fait aussi. Dans son livre, Voyage jusqu'au bout de la vie. Comment j'ai vaincu l'anorexie (Odile Jacob, 2016), Nicole Desportes raconte qu'elle a été suivie pendant 15 ans, dont 8 ans d'hospitalisation, et qu'elle s'en est sortie. Elle a aujourd'hui une cinquantaine d'années, est épanouie, son corps a récupéré. Mais elle explique qu'elle reste fragile, avec parfois ces oppositions très fortes en elle, appétitives et aversives.
Mais peut-on en guérir?
P.J. Bien sûr. C'est avant tout un comportement adaptatif, comme la drogue, certaines passions ou convictions idéologiques. Et des convictions très fortes peuvent être très violentes un temps, puis virer à l'opposé. J'ai encore des contacts avec des patients que je soignais dans les années 1970, et qui sont grands-parents maintenant. Une femme, après 20 ans de suivi pour anorexie, m'a dit : « Je ne comprends pas comment j'ai pu être anorexique. Je le voudrais, je ne le pourrais plus. » C'est pour ça que, pour moi, les maladies mentales n'existent pas. Il nous faut revoir ces expressions qui datent de siècles passés, et plutôt dire qu'il s'agit de dysfonctionnements émotionnels chez des personnalités hypersensibles. Et qui, à la mesure de cette richesse, ont eu des déceptions, des traumatismes.
Quels conseils donneriez-vous aux proches d'anorexique ou boulimique?
P.J. . Les proches peuvent dire à la personne en question qu'elle a sans doute des peurs qu'elle contrôle de cette manière. Et qu'on n'a pas besoin de s'abîmer pour se sentir moins mal. Que ces comportements la privent de ce qui est constitutif de la vie : l'échange épanouissant avec les autres. On peut l'inciter à trouver des outils pour en sortir, tels que les thérapies, voire la prise de psychotropes pour soulager l'angoisse. Sans oublier la spiritualité, qui peut être une voie d'apaisement face à cette soif très forte de vie et de partage.
Concrètement, peut-on forcer une personne qui se mettrait en danger à aller voir un médecin?
P.J. Je pense que oui. On ne laisse pas mourir quelqu'un. Mais il faut être clair sur la façon dont on le fait. Il n'y a pas de réponse absolue, tout dépend du contexte et du sens que l'on donne à ce trouble. Si on fait comprendre à la personne qu'elle n'est pas faible et qu'elle n'a pas choisi, qu'on ne peut pas la laisser s'abîmer, que son comportement n'est pas fou parce que cela la soulage... Notre propre conviction en tant que proches ou soignants est importante. Comme médecin, j'ai souvent réussi à convaincre de se faire soigner et n'ai jamais eu à interner de force. Derrière tout trouble, il y a eu une déception, au sens très large. Le regard de l'anorexique qui se voit grosse est chargé de toutes ces attentes qu'il y a derrière. Il est donc aussi important de lui demander quel est cet appétit, cette soif, qui la taraude.
Ces troubles sont donc un appel à la vie...
P.J. Exactement. Ce n'est pas que la personne anorexique ou boulimique ne veut pas vivre, c'est qu'elle ne se sent vivre que comme ça. Et avoir peur du lien révèle toute l'importance qu'il revêt aux yeux de la personne souffrante. Oui, il y aura toujours des risques de déception, mais nous sommes appelés à passer par-dessus. Et nous, proches et soignants, sommes là pour témoigner auprès de ceux qui sont dans des périodes où ils ne voient plus justement l'autre côté : celui de la vie qui est la plus forte, de l'ouverture aux autres, de la transmission.
Philippe Jeammet, psychiatre et psychanalyste, a dirigé pendant 20 ans le service de psychiatrie de l'adolescent et du jeune adulte à l'Institut mutualiste Montsouris, à Paris. Son dernier ouvrage, Quand nos émotions nous rendent fous. Un nouveau regard sur les folies humaines , est paru en 2017 (Odile Jacob).