MàJ : CRITIQUES DEBATS ETUDE RECHERCHE 'apprentissage automatique des représentations neuronales du suicide et des concepts émotionnels & identification des jeunes suicidaires.
"Un algorithme est parvenu à identifier des personnes aux idées suicidaires" Par
Cécile Thibert Publié
sur sante.lefigaro.fr*
L’ordinateur a également réussi à distinguer du groupe les personnes ayant tenté de mettre fin à leurs jours.
Cela ressemble à un scénario de science-fiction. Des chercheurs du
département de psychologie de l’Université Carnegie Mellon à Pittsburgh
(Etats-Unis) ont mis au point un algorithme capable d’identifier, dans
90% des cas, les personnes ayant des idées suicidaires. Et ce n’est pas
tout. La machine a également réussi à repérer, au sein du groupe, celles
ayant déjà fait une tentative de suicide. Ces résultats déconcertants ont été publiés le 30 octobre dans la revue Nature Human Behavior.
En pratique, les chercheurs ont enrôlé 17 jeunes adultes âgés de 18 à
30 ans, ayant récemment fait part de leurs idées suicidaires à leur
psychologue. Dans le même temps, ils ont proposé à 17 autres personnes
en bonne santé mentale («neurotypiques») de participer à l’étude. Ils
ont ensuite fait passer à chacun des 34 participants une IRM
fonctionnelle (imagerie par résonance magnétique). Cet examen - qui ne
présente aucun danger car il n’utilise pas de rayons X — permet
d’explorer en direct l’activité cérébrale, par le biais de l’observation
de l’afflux de sang oxygéné.
Une fois dans l’appareil d’IRM - sorte de tube de deux mètres de
long - les participants ont vu s’afficher sur un écran 30 mots les uns à
la suite des autres. Certains mots étaient positifs («insouciance»,
«vitalité», «gentillesse»,...), d’autres négatifs («cruauté», «inquiet»,
«obscurité»,...) et 10 mots étaient spécifiquement associés au suicide
et à la mort («sans espoir», «funèbre», «désespéré»). Les chercheurs ont
alors demandé aux participants de réfléchir à chaque mot tandis que,
dans le même temps, ils observaient les parties du cerveau en action.
Repérer les passages à l'acte Toutes les images obtenues par IRM fonctionnelle ont ensuite été
fournies à un algorithme. Pour chaque mot, les chercheurs ont indiqué à
l’ordinateur si les images appartenaient aux personnes ayant des idées
suicidaires ou à celles en bonne santé. Ils lui ont ensuite soumis des
images qu’il ne connaissait pas et lui ont demandé de «classer» les
personnes. Dans 91% des cas, l’algorithme ne s’est pas trompé. Les
scientifiques ont alors voulu mettre la machine à l’épreuve en lui
présentant les images des cerveaux de 21 personnes ayant des idées
suicidaires, qui avaient été exclues de l’analyse en raison de leur
mauvaise qualité. Là encore, l’algorithme a réussi à détecter ces
personnes dans 87% des cas.
Les chercheurs se sont ensuite uniquement intéressés aux patients
suicidaires, qu’ils ont séparés en deux groupes: ceux ayant tenté de se
suicider (9 patients) et ceux qui ne l’avaient pas fait (8 patients).
Dans 94% des cas, l’algorithme a réussi à reconnaître ceux qui avaient
tenté de mettre fin à leurs jours.
En 2016, des chercheurs de l’université de Cincinnati avaient développé un algorithme capable de détecter les idées suicidaires à partir de l’analyse conjuguée des données verbales et acoustiques. http://sante.lefigaro.fr/article/un-algorithme-est-parvenu-a-identifier-des-personnes-aux-idees-suicidaires/
Info + : Comprendre la recherche
CRITIQUES DÉBATS DISCUSSIONS AUTOUR DE L’ÉTUDE
D'après article du
Traduction :
Réaction experte à l'utilisation de l'apprentissage automatique pour identifier les patients suicidaires
Une nouvelle étude dans Nature Human Behavior a utilisé des algorithmes d'apprentissage automatique pour identifier les individus qui s'engagent dans des pensées suicidaires. Dr Dina Popovic, Chef du Département de psychiatrie, Sheba Medical Center, Israël, a déclaré:
"Les patients psychiatriques sont 10 fois plus susceptibles de tenter
de se suicider que la population générale, et 50-75% des individus qui
se suicident souffrent de dépression ou de trouble bipolaire. Néanmoins, le suicide est un événement très rare et donc difficile à prévoir. Il y a un besoin criant d'outils qui permettraient aux gens de détecter les patients susceptibles de se suicider."
"L'étude est très intéressante et innovante, et représente une
tentative originale pour surmonter le manque actuel d'instruments
permettant aux cliniciens de mieux prédire les tendances suicidaires.
Les résultats sont très prometteurs, mais la taille de l'échantillon
est très petite, il faudrait augmenter le nombre de patients et voir si
d'autres groupes atteignent les mêmes résultats.
"Il est nécessaire de comparer les patients suicidaires avec les
patients déprimés sans pensées suicidaires afin de voir si le
classificateur d'apprentissage automatique est vraiment capable de
détecter la suicidalité, et que les anomalies (" signature neuronale ")
ne sont pas dues à la dépression.
«Enfin, le classificateur d'apprentissage automatique exige que les
patients soient coopératifs et concentrés pendant 30 minutes - la
plupart des patients se suicident lorsqu'ils sont agités, et
l'incapacité de se concentrer est très fréquente chez les patients
déprimés. Pourtant, l'étude est très intéressante et peut représenter un point de rupture dans la psychiatrie moderne. " Le professeur Seena Fazel, professeur de psychiatrie légale, Université d'Oxford, a déclaré:
"Ce document est précieux dans la mesure où il fournit plus
d'informations sur les mécanismes cognitifs possibles pour les idées
suicidaires. Cependant, en ce qui concerne la prédiction du risque de suicide, il est peu probable que l'on fasse avancer le domaine.
«Premièrement, il ne s'agit pas d'une évaluation évolutive, car les
participants doivent concentrer leur attention pendant environ 30
minutes et être prêts à entreprendre une IRM fonctionnelle.
« Deuxièmement, les tests neurosémantiques utilisés montrent une certaine
discrimination entre les personnes qui ont des idées suicidaires et
celles qui n'en ont pas, mais en pratique clinique, ce n'est pas le
problème qui identifie et gère le risque de tentatives de suicide et de
suicide. Troisièmement, leurs résultats ne montrent pas que les tests neurosémantiques ajoutent une performance supplémentaire aux prédicteurs du risque de suicide qui reposent sur la prise d'antécédents pertinents et la réalisation d'une évaluation clinique, qui sont probablement des approches plus évolutives
«Quatrièmement, toute étude de prévision doit généralement comporter
environ 10 « événements » par élément d'évaluation des risques dans un
échantillon de validation.
Dans cette étude, nous avons 21 individus avec des idées suicidaires
dans un échantillon de validation, et 30 «éléments de stimulation», qui
suggèrent qu'au moins 300 personnes ayant des idées suicidaires sont
nécessaires pour mener une validation robuste.
"Enfin, le groupe de contrôle utilisé dans la validation a été tiré du
même groupe de contrôle utilisé dans l'échantillon de découverte, ce qui
surestimerait probablement la performance de leurs tests."
Le professeur Derek Hill,
président, Science de la réglementation et relations extérieures, IXICO
plc et professeur de science de l'imagerie médicale, UCL, a déclaré: "Identifier les jeunes adultes suicidaires est une tâche extrêmement importante et difficile en médecine.
Cet article démontre le potentiel des scans cérébraux,
traités par ordinateur, pour identifier les personnes à risque de
suicide, mais le résultat doit être considéré comme très préliminaire.
Comme les auteurs le reconnaissent, ils n'ont examiné qu'un petit
nombre de sujets (17 témoins et 17 à risque de suicide, dont neuf
avaient déjà tenté de se suicider). Il est important que leurs résultats soient répliqués avant d'avoir confiance dans leurs résultats.
"Ils ont utilisé une méthode appelée" validation croisée "pour à la
fois former et tester leur algorithme d'apprentissage automatique sur le
même petit ensemble de données.
Bien qu'il s'agisse d'une approche largement utilisée, il ne s'agit pas
d'une véritable étude de réplication, il n'est donc pas encore clair si
leur algorithme fonctionnerait sur un autre groupe de patients. "l'utilisation systématique de leur méthode dans un contexte de soins de santé pose de nombreux défis.Le type de scanner cérébral fonctionnel que les chercheurs ont employé
est seulement disponible dans les institutions de recherche avancées,
et nécessite des patients coopératifs,de sorte qu'il ne serait pas disponible à grande échelle pour les patients en santé mentale dans un proche avenir.
"De plus, leur algorithme devrait être transformé en un dispositif
médical approuvé avant qu'il puisse être utilisé pour aider à la prise en charge des patients, et qui nécessiterait des données d'une étude
beaucoup plus vaste et prendrait plusieurs années à réaliser.
"L'apprentissage automatique utilise des algorithmes informatiques pour
découvrir des caractéristiques dans les données (telles que les scanners cérébraux dans ce cas) qui peuvent classer les personnes dans
des groupes.
Cette recherche se penche sur les personnes à risque de suicide, et
montre une bonne capacité à prédire à partir des scanners
cérébrales des personnes si elles sont à risque de tentative de suicide. "
* ‘Machine learning of neural representations of suicide and emotion concepts identifies suicidal youth’ by Just et al. published in Nature Human Behaviour on Monday 30th October.
Intérêts déclarés Dr Popovic:
"Dr.Popovic a servi comme conférencier, écrivain médical ou a participé
à des conseils consultatifs pour Bristol-Myers Squibb, Merck Sharp et
Dohme, Janssen-Cilag, Ferrer et Forum Pharmaceuticals." Prof. Fazel: « Nous avons
reçu un financement du Wellcome Trust pour examiner des approches
d'évaluation du risque de suicide chez les personnes atteintes de
maladie mentale. Rien d'autre. Prof Hill: "Je n'ai aucun conflit d'intérêt concernant cette histoire.
Je suis employé par IXICO, qui utilise des biomarqueurs IRM et des
biomarqueurs numériques (biocapteurs portables) dans des essais
cliniques de maladies du cerveau, y compris des troubles psychiatriques,
mais qui n'ont aucun intérêt commercial dans la recherche décrite.
Références étude mentionnée dans l'article : Machine learning of neural representations of suicide and emotion concepts identifies suicidal youth Marcel Adam Just, Lisa Pan, Vladimir L. Cherkassky, Dana L. McMakin,
Christine Cha, Matthew K. Nock & David Brent
Affiliations
Department of Psychology, Carnegie Mellon University, Pittsburgh, PA, USA : Marcel Adam Just & Vladimir L. Cherkassky
Department of Psychiatry, University of Pittsburgh School of Medicine, Pittsburgh, PA, USA : Lisa Pan & David Brent
Department of Psychology, Florida International University, Miami, FL, USA : Dana L. McMakin
Clinical Psychology Department, Columbia University, New York, NY, USA : Christine Cha
Department of Psychology, Harvard University, Cambridge, MA, USA : Matthew K. Nock
dans Nature Human Behaviour https://www.nature.com/articles/s41562-017-0234-y#author-information
acces etude https://static-content.springer.com/esm/art%3A10.1038%2Fs41562-017-0234-y/MediaObjects/41562_2017_234_MOESM1_ESM.pdf
***
COMPLÉMENT
Les pensées suicidaires sont-elles visibles dans le cerveau ?
Par Camille Gaubert le 03.11.2017 www.sciencesetavenir.fr*
Un algorithme se basant sur des IRM pourrait différencier les personnes suicidaires à la fois des non-suicidaires et des rescapés d'une tentative. Des résultats qui inspirent aux experts interrogés par Sciences et Avenir prudence et enthousiasme.
Les émotions sont caractérisées par
des schémas perceptibles à l'IRM et sont exprimées dans des contextes
différents selon le profil psychologique
creative commons
Il serait possible de distinguer une personne suicidaire
ou ayant déjà tenté de se suicider des autres, uniquement en analysant
des IRM avec un algorithme. C'est la conclusion d'une nouvelle étude publiée le 30 octobre 2017 dans Nature Human Behaviour. Une étude aux résultats très intéressants, mais à prendre "avec des pincettes", selon deux experts interrogés par Sciences et Avenir. L’algorithme qui détecte les personnes suicidaires avec 85 à 91 % de succès
L'IRM fonctionnelle (Imagerie par Résonance Magnétique) permet de
visualiser avec précision les zones du cerveau en activité en fonction
du taux d'oxygénation du sang qui y circule. C'est par cette méthode
qu'ont été observés 34 sujets : 17 ayant des pensées suicidaires
(d'après leur analyse psychologique), et 17 sujets sains. Pendant le
passage de chaque personne dans le tube de l'IRMf, 30 concepts sur
lesquels ils devaient successivement se concentrer défilaient sur un
écran. Ces concepts étaient positifs (confort, vitalité…), négatifs
(inquiet, obscurité…) ou spécifiquement liés au suicide (mort, sans espoir…).
Les chercheurs et leur algorithme ont alors identifié six concepts
(mort, cruauté, peine, insouciance, bien et éloge) et cinq zones du
cerveau correspondant à quatre émotions (colère, honte, tristesse,
fierté) qui permettaient de différencier au mieux les sujets sains des
sujets suicidaires. Ils ont ensuite soumis à leur modèle informatique
les résultats des sujets pour chacun des six concepts et des cinq zones
du cerveau définies, en lui demandant d'identifier chaque personne comme
suicidaire ou non.
Les résultats sont prometteurs : le modèle obtient 91 % de bonnes
réponses, identifiant 15 des 17 sujets suicidaires et 16 des 17 sujets
sains. Les concepts négatifs sélectionnés (mort, peine et cruauté) ont
en effet entraîné plus de tristesse et de honte mais moins de colère
dans le groupe suicidaire par rapport aux sujets sains. Lorsque les
chercheurs mettent le modèle à l'épreuve sur 21 sujets suicidaires et 17
sains qu'ils avaient exclus de l'étude car leurs signaux n'étaient pas
assez clairs à l'IRMf (pour des soucis de capacité à se concentrer par
exemple), ils obtiennent une répartition suicidaire/sain correcte à 85
%. "C'est très rare d'obtenir des résultats aussi positifs dans une étude de ce type",
commente Xavier Briffault, sociologue du CNRS au Centre de recherche
médecine, sciences, santé, santé mentale, société (Cermes3), qui
qualifie l'article de "très propre", bien que certains biais dans la méthode méritent d'être soulevés. Des "résultats exploratoires" à prendre "avec des pincettes"
En
effet, la multiplicité des mesures n'est pas prise en compte dans
l'ajustement statistique des données. Selon Xavier Briffault "la probabilité que les résultats deviennent significatifs est augmentée lorsque l'on multiplie les mesures". Il illustre ce biais par une étude qui à force de mesures répétées à l'IRM avait trouvé des traces d'activités cérébrales… dans un saumon mort. Une façon de mettre en exergue les risques de faux positifs inhérents à toute technique de mesure et à l'IRM en particulier.
Les critères sur lesquels se base l'algorithme sont également d'une importance capitale. Louis Falissard, spécialiste en machine learning
au Laboratoire de Neurosciences computationnelles à l'Université
d'Oxford, relate l'histoire d'une équipe persuadée d'avoir conçu un
modèle capable de reconnaître les photos de chats de celles de
chiens avec 99 % de réussite… Jusqu'à ce qu'ils se rendent compte que
l'algorithme se basait tout bonnement sur la présence de la couleur
verte dans la photo, les chiens étant plus souvent pris en extérieur que
les chats. D'où l'importance d'avoir un jeu de données "test" non
touché pendant l'élaboration du modèle pour le valider, ce qui a été
fait dans l'étude en testant le modèle sur un individu laissé en dehors
du groupe (validation croisée), une méthode "très légèrement biaisée" mais acceptable. Selon lui, "le problème, c'est la sélection des critères" :
les mots et zones du cerveau examinées ont en effet été choisis parmi
1.000 critères, jusqu'à tomber sur ceux qui étaient les plus
discriminants entre sujets suicidaires et sains… Un choix dont la
significativité pourrait potentiellement être due au hasard au vu du
faible nombre de sujets et au regard du nombre de critères examinés.
Cette méthodologie n'invalide pas les résultats, mais inspire la
prudence car il existe une possibilité que la généralisation du modèle
soit biaisée "et sa performance artificiellement gonflée", ajoutele spécialiste en machine learning. Malgré
ces points faibles, ces deux experts s'accordent sur l'intérêt de ces
résultats d'un point de vue exploratoire concernant une piste
potentielle de biomarqueurs neuropsychiatriques pour les pensées
suicidaires. Selon Louis Falissard, il reste à répliquer l'étude avec
les mêmes critères sur nouveau groupe similaire pour en éliminer les
biais. Les psychothérapies suivies en direct par IRM, un fantasme pas si lointain ?
Autre résultat intéressant de l'étude : l'algorithme a permis de
différencier au sein du "groupe suicidaire" ceux qui avaient fait une
tentative (9 sujets) des autres (8 sujets) avec une précision de 94 %.
Un résultat qui ne surprend pas Xavier Briffault : les suicidants (qui
ont faite une tentative) ont moins peur du passage à l'acte que les
individus suicidaires (ceux qui y pensent) et sont d‘ailleurs plus à
même de récidiver. Il n'est donc pas surprenant que les réponses
émotionnelles diffèrent. Dans l'étude, les scientifiques ont ainsi
trouvé que les suicidants ressentaient moins de tristesse face au
concept de "mort" par rapport aux personnes suicidaires, ce que les
auteurs expliquent par une plus grande acceptation de la mort par les
suicidants.
Savoir lire et interpréter aussi finement les réactions émotionnelles
ouvre la porte à de nombreuses possibilités. Xavier Briffault ne pense
pas que cette technique permettra d'identifier le risque de passage à
l'acte des personnes suicidaires, qui dépend beaucoup de causes
relationnelles (ruptures, séparations) survenant dans un contexte de
troubles mentaux (troubles de l'humeur, troubles de la personnalité) et
se fait sous alcool dans plus de la moitié des cas. En revanche, cela
pourrait d'après lui constituer un élément supplémentaire pour évaluer
le risque que présente le patient en sortie d'hôpital après une
tentative. Les travaux futurs sur cette base pourraient également
permettre d'appuyer le diagnostic de dépression
ou autres troubles mentaux en fonction de l'activation de zones du
cerveau identifiées. D'autres perspectives sont plus futuristes : "un
jour pas si lointain nous pourrons peut être disposer d'instruments
d'observation suffisamment fine de l'activité cérébrale en temps réel
pour en faire un usage cliniquement pertinent, en complément avec
d'autres biomarqueurs et indicateurs psychologiques et comportementaux",
s'enthousiasme-t-il. Un dispositif qui, additionné aux nombreux objets
connectés déjà existants et capables de détecter stress, activité et
insomnies, permettrait aux professionnels de santé de disposer
d'éléments de plus en plus précis dans leur diagnostic et suivi de
troubles mentaux.
La juste prédiction du risque de suicide est un idéal difficile à
atteindre par les psychiatres. Elle repose essentiellement sur des
indices cliniques, et finalement en grande partie sur les idées
suicidaires que les patients peuvent rapporter. Or, la majeure
partie des patients décédés par suicide ne signalent pas d’idées de
suicide dans la période qui précède leur geste fatal. Pour avancer
dans la compréhension des processus menant au suicide, les
chercheurs d’une équipe de Pittsburgh ont tenté d’identifier un
biomarqueur du risque suicidaire, en utilisant l’IRM fonctionnelle.
Just et coll. ont utilisé les représentations cérébrales en
imagerie associées à des concepts en rapport avec la vie et la mort
pour différencier les patients ayant des idées suicidaires et des
patients contrôles. Le principe est que chaque pensée est associée
à certaines activations cérébrales, c’est-à-dire que chaque concept
a sa signature particulière en IRM fonctionnelle. Ainsi le mot «
cuillère » va activer les régions impliquées dans la façon
dont on manipule l’objet (les régions motrices), et dans le fait de
manger (régions impliquées dans la sensation gustative).
L’hypothèse formulée par les auteurs, est que les patients ayant
des antécédents de tentative de suicide ont une représentation
différente de certains concepts par rapport à des sujets contrôle.
En pratique, on utilise dans cette étude l’apprentissage
automatique (ou « machine learning ») afin de classer les
patients comme ayant des idées suicidaires ou non, en fonction des
différences constatées dans les activations cérébrales en réponse à
tel ou tel concept. Montrez-moi comment vous pensez à la mort, je vous dirai si
vous voulez vivre
Les auteurs ont demandé à 17 sujets ayant des idées suicidaires, et
17 sujets contrôles de penser pendant un bref instant à 30 concepts
différents qui leur étaient proposés. Ces concepts pouvaient être
des idées généralement considérées comme positives (confort, bien,
gentillesse…), négatives (ennui, mal, culpabilité) ou directement
en rapport avec le suicide (mort, désespoir, overdose…). Cela
constituait donc une somme importante d’informations relatives aux
activations cérébrales des sujets.
Le programme d’apprentissage automatique, entraîné à partir des IRM
fonctionnelles de 33 sujets non inclus dans l’étude a correctement
prédit l’appartenance des sujets dans leurs groupes avec une
précision de 91 %. Ainsi, il a pu donner l’appartenance de 15
sujets sur les 17 du groupe « idées suicidaires » et 16
sujets sur les 17 du groupe contrôle (sensibilité de 88 %,
spécificité de 94 %).
Le concept permettant le mieux de déterminer le groupe
d’appartenance des patients est le mot « mort ». Les
régions cérébrales permettant le mieux de discriminer les patients
suicidaires des contrôles étaient les régions frontales médianes
supérieures gauches, le cortex cingulaire antérieur, la région
temporale médiane droite, la région pariétale inférieure gauche, et
la région frontale inférieure gauche.
On peut savoir qui a fait une tentative de suicide
avec l’IRMf
Le même type de programme permettait de correctement déterminer,
parmi les patients ayant des idées suicidaires, ceux qui ont fait
une tentative desuicide, en comparaison avec ceux qui n’en ont pas
fait, avec une précision de 94 % (sensibilité de 100 % et
spécificité de 88 %). Là encore, le concept le plus discriminant
était le mot « mort ».
Bien sûr, on peine à croire que ce genre de dispositif puisse être
utilisé en pratique quotidienne. Mais cette étude a surtout pour
intérêt de donner un aperçu (aussi brut et difficile à interpréter
soit-il) des mécanismes de pensée des patients sur des sujets
fondamentaux. L’étude met en évidence à quel point le suicide
répond à un processus complexe qui met en jeu une modification fine
des représentations mentales. La technique utilisée dans cette
étude est fascinante, et pourrait contribuer à de nombreuses
avancées en psychiatrie et neurologie.
Dr Alexandre Haroche
Références
Just MA et coll. Machine learning of neural representations of suicide
and emotion concepts identifies suicidal youth. Nat Hum Behav. 2017; 1:
911–919 doi:10.1038/s41562-017-0234-y
Comment l'ordinateur peut prévenir le suicide
Des logiciels
brassant des milliers de données médicales font émerger des informations
invisibles à l’œil humain. Le "machine learning" ouvre de nouvelles
voies de prévention ou de prédiction de maladies.
Des logiciels ouvrent de nouvelles voies de prévention ou de prédiction de maladies.
(Heidi Jacquemoud)
C'est
un fléau contre lequel la prévention patine : chaque année en France,
on dénombre 12.000 morts par suicide et 200.000 hospitalisations liées à
des tentatives. Comment détecter les signes d'une intention suicidaire?
Si de multiples facteurs de risque – dépression, addictions, aspects
sociaux et génétiques, etc. – entrent en jeu, la science peine à
identifier de nouvelles clés pour prévenir le passage à l'acte. Avec
l'intelligence artificielle, des perspectives prometteuses s'ouvrent. En
compilant des milliers de données médicales, ces logiciels puissants et
capables d'auto-apprentissage (le machine learning) pourraient éclairer
ces troubles psychiatriques d'un jour nouveau.
C'est le cas d'une
étude menée aux Etats-Unis par Marcel Just (Carnegie Mellon University)
et David Brent (University of Pittsburgh), publiée fin octobre 2017
dans Nature Human Behavior. Elle porte sur 34 patients de 18 à 30 ans,
la moitié ayant eu des pensées suicidaires, l'autre étant des sujets
"contrôle". L'étude montre d'abord que les personnes suicidaires n'ont
pas la même représentation émotionnelle de certains concepts que les
autres. En leur soumettant 30 mots (mort, confort, ennui, problèmes,
culpabilité, gentillesse…), les chercheurs ont par exemple relevé que,
chez eux, le concept de "mort" évoque plus de honte et de tristesse.
Chaque émotion ayant sa "signature cérébrale", les chercheurs ont
ensuite cartographié l'activité du cerveau de ces sujets face à ces 30
concepts, grâce à l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle
(IRMf). A partir de ces images, un algorithme a discriminé les zones qui
s'activent différemment selon les sujets pour les classer en deux
groupes : ceux qui ont déjà eu l'envie de mettre fin à leurs jours et
les autres. Etendre l'essai à un vaste échantillon
Résultat
: le programme a su repérer 15 des 17 suicidaires et 16 des 17
non-suicidaires ; soit une précision de 91%, le concept le plus efficace
pour trier les cas étant celui de "mort". Plus bluffant, le logiciel a
su différencier, parmi les suicidaires, ceux qui étaient déjà passés à
l'acte avec 94% de précision. "Attention, précise le pédopsychiatre et
directeur de recherche Inserm Jean-Luc Martinot*, il ne s'agit pas de
prédire les tendances suicidaires", ces chercheurs connaissant dès le
départ le passé des patients. Néanmoins, "c'est la première étude qui
parvient à discriminer, avec un taux d'exactitude très important, des
sujets ayant ou non commis des tentatives de suicide, sur la base de
l'imagerie et de la performance à la reconnaissance de mots".
Les
auteurs soulignent la nécessité d'étendre cet essai à un vaste
échantillon de patients pour "déterminer si cette approche est
généralisable, et si elle permet de prédire le futur comportement
suicidaire". Pour Jean-Luc Martinot, également spécialiste de l'imagerie
en psychiatrie, le fait que le logiciel soit capable de classer
individuellement les sujets constitue un progrès majeur : "En les
stratifiant par petits groupes, l'intelligence artificielle peut ouvrir
de nouvelles pistes pour développer des stratégies de prévention
innovantes, quasiment personnalisées, dans la lutte contre les
addictions, ou pour la prédiction d'autres maladies. Or plus de la
moitié des troubles mentaux apparaissent avant 20 ans, à un moment où le
cerveau est en développement, avant de devenir chroniques."
Les
algorithmes pourront valider ou invalider la classification des
troubles psychiatriques, peut-être créer de nouvelles catégories plus
pertinentes
Les recherches en psychiatrie utilisant
le machine learning se développent. Elles intéressent de près Facebook,
avec l'espoir de détecter d'éventuelles idées suicidaires dans les posts
des abonnés. Dans une étude réalisée sur 379 patients du Cincinnati
Children's Hospital, publiée en 2016, l'algorithme avait réussi à les
classer (à 93%) en trois groupes : suicidaires, malades psychiatriques
mais non suicidaires, patients témoins. Pour cela, il disposait des
réponses à un test comportemental et d'enregistrements audio dans
lesquels les patients répondaient à cinq questions ("Avez-vous de
l'espoir?", "Etes-vous en colère?", etc.). Le logiciel avait analysé le
vocabulaire, le phrasé et les silences pour détecter des motifs communs.
Outre
l'âge, le sexe, les prescriptions, l'imagerie, les prélèvements de sang
ou de microbiote, d'autres données pourraient nourrir ces algorithmes,
estime Philippe Fossati, professeur de psychiatrie à la
Pitié-Salpêtrière et à l'université Pierre-et-Marie-Curie. "Par exemple,
des données d'auto-évaluation envoyées par des applications pour
Smartphone ou des objets connectés." Pour ce psychiatre, chercheur à
l'Institut du cerveau et de la moelle épinière, le machine learning
pourra permettre de définir par des marqueurs biologiques des affections
actuellement définies par un entretien avec le patient : "Les
algorithmes pourront valider ou invalider la classification des troubles
psychiatriques, peut-être créer de nouvelles catégories plus
pertinentes et aboutir à de meilleurs pronostics ou à des traitements
plus personnalisés." L'humain en dernier ressortLe
professeur d'immunologie Nicolas Glaichenhaus, de l'université de
Nice-Sophia-Antipolis, qui travaille sur la schizophrénie, estime aussi
qu'en psychiatrie "mettre les patients dans des cases reflète rarement
la variabilité individuelle. Il y a parfois plus de différences entre
deux schizophrènes qu'entre un schizophrène et un bipolaire". Selon lui,
l'intelligence artificielle aidera le médecin à améliorer la prise en
charge du patient, voire à prédire sa réponse à un traitement. De là à
prédire un risque de pathologie à la naissance? "Ces questions ont des
répercussions éthiques, c'est pourquoi nous travaillons avec des
philosophes et des experts. Que décider, si on peut prédire qu'un enfant
aura des risques de développer des troubles du spectre autistique,
sachant que plus la prise en charge est précoce, mieux on soigne?",
s'interroge l'immunologue. Dans le champ du suicide, faudra-t-il
accepter que les algorithmes sonnent l'alerte? Protéger quelqu'un contre
son gré , n'est-ce pas une atteinte à notre liberté? Pour Philippe
Fossati, "le dernier ressort restera la clinique et l'humain. Surtout en
psychiatrie, le relationnel reste essentiel".
* Unité 1000, Imagerie en psychiatrie. Université Paris-Sud, université Paris-Descartes.