lundi 13 mai 2019

MàJDOSSIER ACTU DEBATS CRITIQUES la question de la la prévention de la souffrance au travail

Procès France Telecom : "Le suicide au travail, c’est la partie émergée de l’iceberg"
par Corinne Audouin publié le 10 mai 2019 https://www.franceinter.fr*

Au procès des dirigeants de France Telecom, poursuivis pour harcèlement moral, le psychiatre Christophe Dejours a livré un éclairage passionnant sur ce mal moderne. Le psychiatre Christophe Dejours a livré un témoignage très remarqué sur les suicides au travail 

Christophe Dejours est psychiatre, spécialiste des suicides au travail. Il a étudié les cas de policiers, d’ingénieurs de centrale nucléaire, de magistrats... Des gens passionnés par leur travail et qui se sont suicidés. Car il le dit d’emblée : "ce ne sont pas les paresseux, les tire-au-flanc qui se suicident au travail. Mais toujours ceux qui y étaient très engagés." Ceux dont le monde s’effondre quand ce travail, au centre de leur vie, devient source de souffrance.

Christophe Desjours travaille sur ces questions depuis 40 ans. Sa déposition ressemble à une passionnante leçon. Avant le XXe siècle, "il n’y avait pas de suicide sur le lieu du travail, c’est une pathologie mentale nouvelle", dit le psychiatre, "apparue avec la transformation de l’organisation du travail, et l’avènement des gestionnaires qui dirigent les hommes à partir de données quantitatives".
Il y a sept sortes de suicides liés au travail

Et peu importe, explique le psychiatre, le nombre de ces suicides. Depuis le début du procès, ceux survenus à France Telecom dans les années 2008-2009 font l’objet d’une âpre bataille de chiffres. La défense pointe qu’ils n’étaient pas plus nombreux en 2008 que dans les années 2000. Que le taux de suicide à France Telecom est même moindre que dans la population générale. À la barre, un sociologue a expliqué la difficulté de tirer des conclusions à partir de ces chiffres, dont on ne sait, avant 2008, comment ils ont été établis.

Mais peu importe, donc, pour le psychiatre : "un seul suicide sur le lieu du travail mérite qu’on s’y arrête. C’est comme un accident mortel dans le bâtiment, on arrête le chantier jusqu’à ce qu’on ait compris. On n’attend pas qu’il y en ait plusieurs… Pourquoi on ne le fait pas pour les suicides sur le lieu de travail ?"

Christophe Dejours détaille les sept sortes de suicides liés au travail qu’il a pu observer. Les formes brutales, le "raptus suicidaire", quand quelqu’un vient d’apprendre sa mutation, par exemple, et se jette par la fenêtre. Le processus insinueux de lente dégradation de l’état mental. Le suicide par excès de responsabilité ; par souffrance éthique ; par surcharge de travail... Le suicide comme un refus de céder à une injustice. Le panorama est glaçant, avec un point commun : "il y a toujours un message dans un suicide, ce n’est pas seulement la destruction de soi.

"Le suicide au travail est un message en soi."

"Le suicide au travail, c’est le haut de l’iceberg" résume le psychiatre, "c’est ce qui se voit. Et il y a tout ce qu’on ne voit pas : ceux qui sont malades, ceux qui ont capitulé. C’est un indicateur de la destruction du monde social". Ses conséquences sont désastreuses, dans l’entreprise, dans la famille, dans la société toute entière… "Mais il n’y a pas de fatalité" conclut-il. "On peut faire autrement, car l’organisation du travail, ce sont des choix, des décisions humaines".

Les sept prévenus, qui ont écouté sans broncher ce long exposé, commenceront lundi 13 mai à s’expliquer sur les faits.

https://www.franceinter.fr/justice/proces-france-telecom-le-suicide-au-travail-c-est-la-partie-emergee-de-l-iceberg

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« Le suicide constitue parfois une forme ultime de protestation sociale »
Pierre Manière
La Tribune, lundi 13 mai 2019 *

Comment et dans quel contexte, le travail pousse-t-il des individus à se suicider ? Quel est leur profil ? Quel message renvoient-ils ? C'est à ces questions que trois experts cités par les parties civiles, un psychiatre et deux sociologues spécialistes de la souffrance au travail, ont répondu ce vendredi, au quatrième jour du procès France Télécom. Celui-ci a début lundi dernier. Il doit notamment faire la lumière sur les suicides de salariés de l'entreprise après la mise en place d'un vaste plan de restructuration (NEXT) entre 2006 et 2008. France Télécom (aujourd'hui Orange), Didier Lombard, l'ex-PDG du groupe de télécoms et six anciens dirigeants sont jugés pour harcèlement moral.

Pour le sociologue Michel Gollac, les chiffres des suicides chez France Télécom (il évoque 12 suicides en 2008, 19 en 2009 et de 26 en 2010) étaient « des indicateurs légitimes d'alerte » , dans la mesure où « les systèmes d'alerte dans l'entreprise paraissaient inefficaces » . S'il se dit « réservé » sur la hausse du nombre de suicides sur la période, c'est plutôt sa diminution à partir de 2011-2012 qui lui paraît notable. D'autant qu'elle intervient après des « changements importants dans l'entreprise » en matière d'organisation du travail. « Quand on passe de 45 suicides en deux ans à 26 les deux années suivantes, il est peu probable qu'il s'agisse d'une simple fluctuation aléatoire » , poursuit-il, y voyant « un indice » qui n'a pas « valeur de preuve » .

L'expert s'appuie ensuite sur une enquête du cabinet Technologia sur les conditions de travail chez France Télécom. Celle-ci a pointé du doigt, fin 2009, une ambiance de travail délétère, « voire violente » , dans l'entreprise, tout en accablant « la grande défaillance » du management. Selon le sociologue, cette enquête donne un panorama assez large des différents facteurs de risques psychosociaux au travail. A l'instar de « la charge de travail excessive » , « le défaut de reconnaissance au travail » , ou encore « l'insécurité de la situation de travail » .

« Certains suicides avaient une valeur d'alerte »

Pour Michel Gollac, il apparaît « plausible » qu'une situation de forts risques psychosociaux débouche sur des suicides dans la mesure elle augmente le risque de troubles mentaux. Mais il souligne d'emblée que certains suicides liés au travail concernent des personnes « qui n'ont pas de trouble mental majeur, et qui sont très impliquées dans leur travail » . A ce sujet, Michel Gollac estime que chez France Télécom, « les conditions pour que de tels suicides arrivent étaient réunies » . Pourquoi ? Parce que « c'est une entreprise qui suscitait un fort attachement des salariés » , poursuit-il.

Michel Gollac a souligné le cas particulier de certains suicides sur le lieu de travail, « où les personnes ont laissé des documents et ou elles accusaient leur travail » . Ce qui s'est notamment passé chez France Telecom, lorsqu'un salarié s'est immolé par le feu à Bordeaux, ou qu'un autre, à Marseille, s'est suicidé en dénonçant dans une lettre un « management de la terreur » . « Ce sont des gestes très particuliers , analyse Michel Gollac . On veut rendre la chose publique. [...] Certains suicides avaient entre autre motivation une valeur d'alerte. C'était un appel. Et le fait est que cet appel a été entendu. Il y a eu une mobilisation de l'opinion publique, qui a abouti à des changements dans l'entreprise. »

Psychiatre et psychanalyste, Christophe Dejours a lui jugé que « le suicide n'est pas un acte individuel » . « Il montre que tout le milieu du travail environnant va mal , enchaîne-t-il. Le grand nombre de suicides exigés par certains statisticiens pour affirmer le lien entre travail et suicide est une absurdité. Un seul suicide mériterait qu'on analyse l'organisation du travail. »

« Le suicide au travail, c'est un message »

Pour expliquer le suicide dans un cadre professionnel, Christophe Dejours souligne l'importance, pour certains, du travail dans le bonheur et la santé mentale. D'où le danger et le risque d'une issue tragique, dit-il, lorsque cette « dynamique de la santé mentale par le travail » est cassée. Il évoque un tel risque chez France Telecom, « où certains employés ont été mutés sans ménagement et assignés à des tâches sans rapport avec ce qu'ils faisaient auparavant » .

Comme Michel Gollac, le psychiatre affirme que « ceux qui se suicident sont toujours ceux qui étaient les plus engagés dans l'entreprise » . « Ce ne sont pas les tire-au-flanc, les plus paresseux, c'est toujours les plus impliqués » , insiste-t-il. Lui aussi balaye l'argumentaire selon lequel les gens qui se suicident ont forcément une fragilité psychologique. « Il existe une zone de fragilité chez tout être humain , affirme Christophe Dejours. Ce n'est pas l'apanage de ceux qui se sont suicidés. D'autres vont développer par exemple des maladies somatiques. » En définitive, il appelle plutôt à se demander pourquoi « c'est souvent lors des réformes de structures ou des fusions-acquisitions que certains dépriment » .

Pour lui aussi, le suicide au travail « n'est pas juste la mise à mort de soi » . « C'est un message , affirme l'expert. [...] Il dit quelque chose à ses collègues, à ses supérieurs hiérarchiques, à la société. »

Le « déficit de lien social », un facteur important

Sociologue à l'Ecole normale supérieure, Christian Baudelot souligne pour sa part que la cause d'un suicide est « toujours multifactorielle », même si le travail peut « parfois jouer un rôle important » . Dans le cas de France Télécom, les suicides sont-ils liés, au moins en partie, aux conditions de travail imposées aux salariés ? Selon lui, le fait que certains salariés ont choisi de mettre fin à leurs jours sur le lieu de travail constitue « un signal qui doit être pris au sérieux car il indique le sens que la victime veut donner à son acte » . Celle-ci montre qu'elle « n'en peut plus » , et que l'origine de sa souffrance est dans le travail.

En outre, le sociologue affirme que l'un des facteurs principaux d'un suicide tient dans « le défaut d'intégration de l'individu à un groupe social, et à un déficit de lien social » . « C'est dans ce cadre que se joue le désespoir, que se joue le suicide , poursuit-il. Il semble bien que la nouvelle forme de management du plan NEXT minait tout processus d'intégration de l'individu dans le groupe. »

Enfin, le sociologue est revenu sur un point important : y'a-t-il eu un « effet Werther » (ou suicide mimétique, suite à la médiatisation de l'affaire) dans le cas de France Télécom ? Selon lui, ce n'est pas le cas. « Un salarié qui se suicide, c'est sérieux , dit-il. Les salariés de France Télécom ne se bornent pas à imiter leurs devanciers. Eux-mêmes éprouvent les mêmes souffrances, qui deviennent insupportables, au point de préférer la mort à la vie. »

Mais pour lui, « si l'imitation et la médiatisation ne sont pas à l'origine de nouveaux suicides, elles ont une influence sur la façon de passer à l'acte » . « En se produisant à la même époque, dans l'entreprise, et en la désignant comme responsable, le suicide individuel devient une sorte de forme ultime de protestation sociale » , estime-t-il.
 
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Procès France Télécom : « Ces suicides ont eu valeur d'alerte »
Le Monde
France, lundi 13 mai 2019

Deux sociologues et un psychiatre ont exposé vendredi, devant le tribunal correctionnel de Paris, la spécificité des suicides au travail
Pascale Robert-Diard

Au quatrième jour d'une audience prévue pour durer deux mois et demi, les débats du procès France Télécom ont pris, vendredi 10 mai, une allure de colloque. Ces moments-là laissent un sentiment ambivalent. On peut les voir comme un dévoiement du procès pénal, qui s'éloignerait ainsi de la seule mission qui lui incombe : examiner des faits et déterminer s'ils constituent, ou non, le ou les délits reprochés aux prévenus.

On peut aussi considérer l'enceinte judiciaire comme le coeur battant de la société et le réceptacle des grands débats qui l'animent. Par la place de monument national que l'entreprise France Télécom a longtemps occupée, par l'ampleur et les conséquences tragiques de la mue qu'elle a opérée, par l'écho profond que cette crise a rencontré et ren contre encore aujourd'hui dans le pays, ce procès valait bien quelques heures d'échappée hors du champ pénal.

Elles ont été offertes par trois témoins cités à l'initiative des parties civiles, les sociologues Michel Gollac et Christian Baudelot et le psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours. Tous ont en commun d'avoir consacré une large partie de leurs travaux au monde du travail et particulièrement à la question de la souffrance au travail.

L'appellation controversée de « vague de suicides » chez France Télécom a été soumise au premier, qui a longtemps dirigé le laboratoire de sociologie quantitative du Centre de recherche en économie et statistique. Plusieurs voix se sont en effet élevées pour contester cette interprétation en rappelant que le nombre de suicides observés parmi les agents de France Télécom entre 2007 et 2010 est inférieur ou égal à la moyenne nationale des cas d'autolyse, et qu'il est surtout statistiquement moins important que ceux relevés au début des années 2000.

Ces comparaisons ont notamment été mises en avant par le sociologue Gérald Bronner qui, dans son essai La Démocratie des crédules (PUF, 2013), dont chaque avocat de la défense exhibe un exemplaire à l'audience, dénonce les approximations statistiques de la presse ayant nourri la thèse d'un « management meurtrier » chez France Télécom.

« Déstructuration des collectifs »

S'il n'a pas repris à son compte l'expression de « crise » ou de « vague » des suicides, Michel Gollac a relevé qu'au moment de la mutation à marche forcée de France Télécom, « toutes les conditions étaient réunies pour qu'ils se produisent : l'attachement et l'identification des agents à une entreprise qui avait permis leur promotion sociale, un conflit de valeur, un défaut de reconnaissance .

Plus que la hausse des suicides, c'est surtout leur baisse à partir de 2010 qu'il faut retenir, souligne-t-il : « Elle ne s'explique que par des éléments extérieurs, à savoir le changement de la politique de l'entreprise. Ces suicides ont eu, entre autres motivations, une valeur d'alerte. Et le fait est que ces appels ont été entendus et qu'ils ont entraîné un changement. » Les morts de France Télécom relèvent donc bien, selon lui, de la catégorie des « suicides au travail .

Pour le psychiatre Christophe Dejours, ceux-ci sont « un indicateur de la destruction du monde social. Les gestionnaires ont introduit des méthodes qui ont totalement changé les conditions de travail. La plus dangereuse a été celle de l'évaluation individualisée des performances. Elle a dégénéré en chacun pour soi où tous les coups sont permis, et elle a produit une déstructuration des collectifs. La peur et la solitude se sont installées au travail .

S'appuyant sur les cas qu'il a étudiés au sein de plusieurs entreprises, le psychiatre observe que « ce ne sont pas les paresseux, les tire-au-flanc qui se suicident, mais les plus impliqués. En cas de mise au placard, leur ardeur au travail peut se retourner en une véritable menace pour leur état psychique . Christophe Dejours distingue plusieurs formes de suicide au travail, parmi lesquelles celle liée à une « souffrance éthique » : « La souffrance commence quand j'apporte mon concours à des actes que je désapprouve moralement. »

Parmi les agents de France Télécom qui ont mis fin à leurs jours, rappelle-t-il, plusieurs vivaient mal leur affectation dans des agences commerciales ou sur des plates-formes téléphoniques, où ces fonctionnaires avaient le sentiment de devoir faire de la vente forcée, une pratique en rupture avec leur culture du service public. « Un suicide est toujours adressé », a confirmé le sociologue Christian Baudelot. Quand il se produit sur le lieu même du travail, il traduit une « volonté évidente de la part de la victime d'indiquer le lien fort entre le suicide et l'endroit où il a été commis . Même si le travail « n'est jamais la cause unique et principale d'un suicide, il est "en cause". C'est une sorte de suicide vindicatif, vengeur .

Forme de déni

Si l'entreprise ne répond pas à cette « adresse » et manifeste une forme de déni en refusant de voir dans ce geste autre chose que l'expression d'une souffrance personnelle, elle aggrave le malaise social, estiment le psychiatre et le sociologue. « Elle indique par là la volonté de ne rien changer et fait tomber une chape de plomb sur ceux qui restent », dit Christophe Dejours. A cet égard, les cellules d'écoute mises en place par la direction des ressources humaines de France Télécom après la vague de suicides lui apparaissent « comme un cautère sur une jambe de bois. Elles soignent la douleur, elles n'enlèvent pas le mal .

« Dans le bâtiment, lorsqu'il y a un accident mortel, on arrête le chantier. Pourquoi ne le fait-on pas dans une entreprise après un suicide ?, s'est interrogé le psychiatre Christophe Dejours. Un seul suicide mérite que l'on s'attaque à l'amélioration des conditions de travail. »

En réponse à l'argument évoqué par l'ex-PDG Didier Lombard sur la part de l'amplification médiatique dans les suicides chez France Télécom, Christian Baudelot a déclaré : « Ce n'est pas la publicité qui conduit au suicide. » Ceux qui passent à l'acte le font « parce qu'ils éprouvent eux-mêmes les mêmes souffrances qui leur font préférer la mort à la vie. On n'imite pas le suicide d'un autre,mais son exemple peut inciter à donner le même signe à sa mort . En cela, a conclu le sociologue, « leurs auteurs ont tout de même réussi à transmettre un message. Leur suicide n'a pas été vain .
https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/05/11/proces-france-telecom-ces-suicides-ont-eu-valeur-d-alerte_5460769_3224.html



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Suicide au travail : les DRH face à la « conspiration du silence »

La vague de suicides à France Télécom entre 2007 et 2010 a contribué à propulser le phénomène sur le devant de la scène médiatique. Philippe Desmazez / AFP


Les suicides et les tentatives de suicide liés au travail sont des phénomènes relativement récents dans la plupart des pays occidentaux. Avant les années 2000, les cas répertoriés étaient surtout circonscrits dans des métiers spécifiques, comme l’agriculture, la police et la gendarmerie. Excepté ces secteurs, il existe peu de données disponibles sur le nombre de suicides au travail. En dehors de quelques enquêtes régionales (Gournay et al., 2004), les études épidémiologiques sur le sujet restent encore très limitées et peu conclusives (Observatoire national du suicide, 2018). Les médias estiment la part des suicides au travail en France entre 300 et 400 cas par an.
Il a fallu attendre les séries de suicides qui ont frappé diverses grandes entreprises privées et publiques à partir de 2007 (Renault, France Télécom, Peugeot, BNP Paribas, IBM, HSBC, La Poste, EDF, Sodexho, etc.) pour que le problème soit propulsé sur le devant de la scène médiatique, contribuant à la prise de conscience collective des « risques psychosociaux au travail » (Nasse et Légeron, 2008). Ces suicides se produisent dans des milieux sociaux très différents (grandes entreprises, PME, banques, hôpitaux, établissements scolaires, etc.) et frappent désormais toutes les catégories socioprofessionnelles : les ouvriers, les employés mais aussi et surtout les cadres, sans parler des dirigeants de petites et moyennes entreprises lors de faillites (Bah et Gaillon, 2016).
Véritable enjeu de santé publique, ce problème a fait l’objet, dès 2005, du premier Plan de Santé au Travail (PST). Concomitamment au PST2 (2010-2014), un plan d’urgence pour la prévention du stress au travail est mis en œuvre en 2010, dans les entreprises de plus de 1 000 salariés. La loi contraint l’employeur à prendre des mesures nécessaires pour protéger la santé physique et mentale des travailleurs (Article L.4121 du code du travail).

Cacher, minimiser, voire nier les suicides
Toutefois, les suicides au travail demeurent peu étudiés par les gestionnaires, malgré leur nette augmentation durant ces dernières années. Plusieurs raisons peuvent être avancées pour expliquer une telle situation. Une des difficultés principales vient du fait que les études sur ces suicides sont difficiles à conduire. Le chercheur se heurte au silence des différents acteurs de l’entreprise, tant du côté des membres de la direction que de celui de l’encadrement et des collègues. Par ailleurs, la famille du défunt, souvent bouleversée, n’est pas toujours disposée à revenir sur cet évènement fortement anxiogène. Cette « conspiration du silence » (Pezé, 2008) est souvent renforcée par le sentiment de culpabilité que peuvent ressentir les proches et les collègues qui n’ont pas su détecter les indices du suicide ou pu éviter le passage à l’acte.

Imputer un suicide à des conditions de travail dégradées est parfois difficile à prouver. AePatt Journey/Shutterstock
Une seconde difficulté pour les chercheurs provient de la complexité du suicide. Le lien de causalité entre le travail et la genèse des actes suicidaires n’est pas facile à établir de façon unique et linéaire. Les raisons du suicide sont souvent multifactorielles. Le suicide résulte à la fois de difficultés économiques, professionnelles, personnelles et/ou familiales. Ainsi, imputer un suicide à des conditions de travail dégradées ou à des modes de gestion particulièrement délétères est parfois difficile à prouver.
Les modes de gestion des suicides au travail par les directions – y compris les directions des ressources humaines (DRH) – et le management sont très instructifs. Ils montrent que les entreprises ont principalement recours à deux stratégies de défense simultanées. La première consiste à cacher les suicides, à minimiser, ou tout simplement nier, toute responsabilité directe de l’organisation dans la survenue de ces situations dramatiques. Les causes de suicide sont alors renvoyées à la vie personnelle des victimes, en accusant leurs fragilités psychologiques et leur état dépressif. Il s’agit de reporter la responsabilité des suicides sur les salariés, même si les organisations du travail et les méthodes de management sont clairement incriminées dans les lettres d’adieu laissées par les victimes et les témoignages de proches.

Violence portée au corps social
La seconde stratégie de défense consiste à rationaliser le suicide par une approche statistique afin de démontrer qu’ils ne sont pas surreprésentés dans l’entreprise par rapport à leur fréquence dans l’ensemble de la population. Autrement dit, la hiérarchie de l’entreprise mobilise la rigueur statistique pour tenter de créer le doute sur le lien avéré entre les conditions de travail et les actes suicidaires des travailleurs. Par exemple, chez France Télécom, les vagues de suicide entre 2007 et 2009 ont été présentées par la direction de l’époque, dont le procès s’est ouvert le lundi 6 mai devant le tribunal correctionnel de Paris, comme des actes isolés relevant d’aléas extérieurs à la bonne marche de l’entreprise. La direction de l’entreprise de l’époque évoquera même un « effet de mode ».
Les personnels d’encadrement, les dirigeants, les DRH et les responsables de gestion du personnel, qu’ils travaillent dans une PME ou un service RH d’une grande entreprise, peinent à prendre à bras le corps cette question des risques psychosociaux et du suicide au travail ô combien importante, car lourde d’enjeux. Premièrement, le suicide d’un salarié, notamment sur son lieu de travail, est un vrai traumatisme tant du côté des travailleurs que de celui des dirigeants. Outre le choc émotionnel qu’il peut provoquer au niveau individuel, le suicide d’un collègue est vécu comme une violence portée au corps social de l’entreprise. De plus, les salariés sont souvent abandonnés et se retrouvent à gérer seuls la charge traumatique issue du suicide qui peut alors avoir des conséquences sur leur santé.
C’est ainsi que les suicides dans l’organisation peuvent faire rapidement l’objet de revendications sociales de la part des syndicats quant aux conditions de travail délétères et pathogènes. Deuxièmement, les suicides sur les lieux de travail sont mauvais pour l’image de l’entreprise, de nombreuses affaires récentes l’ont montré. Que l’entreprise soit condamnée ou non, ces évènements dramatiques peuvent détériorer durablement l’image sociale de l’entreprise et les directions, en particulier celles des RH qui sont en première ligne sur les questions de santé et de sécurité au travail. Enfin, rappelons que l’entreprise court aussi des risques importants sur le plan pénal et financier si les suicides sont requalifiés en accident de travail.
Sur le plan matériel et financier, la reconnaissance de la faute inexcusable de l’employeur concernant une situation de suicide ouvre un droit à une réparation complémentaire en plus de la réparation forfaitaire habituellement versée une fois l’accident de travail reconnu (article L. 452-1 du Code de la sécurité sociale).

Les managers, acteurs de la prévention
Au-delà des actions de prévention individuelles, la prévention doit porter sur l’organisation et le collectif de travail et se positionner en faveur d’une meilleure prise en compte des risques psychosociaux (RPS) liés aux conditions de travail.
La prévention des suicides doit comprendre plusieurs volets, destinés par conséquent à les combattre et, si possible, à les anéantir. La DRH doit être au cœur de la prévention des suicides au travail :
  • tout d’abord, elle doit sensibiliser, mobiliser et former tous les acteurs tels que la direction, les managers de proximité, le CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), le médecin du travail et les salariés aux causes du suicide et aux risques psychosociaux. Cette première étape se présente comme obligatoire au regard de l’article L. 4121-1 du code du travail. La DRH peut se faire assister dans cette mission par des spécialistes de la gestion de la souffrance au travail (psychosociologues du travail, ergonomes, spécialistes de la gestion du stress, etc.) ;
  • par la suite, la DRH peut repenser l’organisation du travail pour gérer les risques psychosociaux et, plus généralement, améliorer la qualité de vie au travail. L’amélioration des conditions de travail et de l’autonomie au travail, l’enrichissement des tâches, l’aménagement du temps de travail, la maîtrise de la charge de travail ou la prise en compte de l’intérêt du collectif et du soutien social peuvent être quelques-unes des solutions en faveur d’une meilleure prise en compte de la santé mentale au travail ;
  • par ailleurs, la DRH doit aussi outiller les managers qui peuvent devenir de vrais acteurs de la prévention. Il s’agit entre autres de former les managers et les cadres de proximité pour leur apprendre à détecter les signes révélateurs d’un mal-être au travail ou les signes précurseurs, notamment chez les salariés vulnérables (isolement de l’individu, sentiment d’impuissance radicale, sentiment de dévalorisation, perte d’estime de soi, etc.).
  • Enfin la DRH peut suivre les indicateurs psychosociaux quand ils deviennent collectifs, c’est-à-dire touchant en même temps plusieurs salariés : le taux d’absentéisme, le taux d’accidents du travail et de maladies professionnelles, les démissions avec leurs causes, les turnovers, les demandes de changements de service, l’existence de procédures judiciaires en cours, etc.
À défaut, l’entreprise court aujourd’hui le risque d’être tenue en partie responsable devant les tribunaux, comme ce fut récemment le cas pour plusieurs grandes entreprises françaises.

Cet article a été rédigé par Thierno Bah, Pierre Chaudat et Dany Gaillon sur la base de leurs travaux respectifs sur le sujet.
https://theconversation.com/suicide-au-travail-les-drh-face-a-la-conspiration-du-silence-116526

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France Télécom: 10 ans après la vague de suicides, la prévention de la souffrance au travail toujours défaillante
L'entreprise et son ancien PDG Didier Lombard sont jugés pour "harcèlement moral" à partir du 6 mai.
huffingtonpost.fr* 06/05/2019 04:32 CEST
AFP

FRANCE TÉLÉCOM - Dix ans après la vague de suicides à France Télécom, dont le procès s’ouvre ce lundi 6 mai à Paris, la prévention des risques psychosociaux s’est traduite par des accords d’entreprise. Mais la réalité de la souffrance au travail reste “alarmante”, selon des spécialistes.

“Non seulement on n’a pas avancé mais en transformant la dimension santé au travail en qualité de vie au travail (QVT), on a pasteurisé le discours sans analyser les causes profondes des suicides devenus le lot commun de beaucoup de salariés, comme le burn out et la dépression, ni mettre en place de véritables mesures de prévention”, s’insurge le Dr Marie Pezé, à la tête d’un réseau national de consultations spécialisées de souffrance au travail créé en 1997.

Dans ces consultations, “on voit des tableaux de plus en plus graves, des ‘suicides blancs’”, c’est-à-dire “des gens totalement épuisés qui ne veulent pas mourir mais juste que ça s’arrête, ce qui conduit à se jeter sous le RER ou à avaler les médicaments qu’il faut quand on est interne à l’hôpital”, ajoute celle qui voit arriver dans son cabinet de très hauts cadres d’entreprise, notamment des femmes.

Vice-présidente de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines (ANDRH) dont elle anime la commission santé QVT, Laurence Breton-Kueny “ne conteste pas l’existence de cas dramatiques” mais s’inscrit en faux contre le fait que les entreprises ne font rien.


“Nous avons été très nombreux à travailler sur la QVT à partir de 2008, dans un sens positif, avec comme objectif la prévention primaire”, soit l’ensemble des plans d’action destinés à diminuer le risque d’apparition de nouveaux cas, assure-t-elle.

Les accords d’entreprise signés depuis l’accord national interprofessionnel (ANI) sur la QVT “montrent que le sujet est mis sur la table”, de même que les “baromètres sociaux et enquêtes” mis en place par les entreprises elles-mêmes, relève Laurence Breton-Kueny.

Le géant industriel Danone fait partie des signataires. Interrogé par l’AFP, il dit avoir mis en place des “dispositifs robustes en faveur de la QVT”, parmi lesquels le recrutement d’un expert de la prévention des risques psychosociaux, deux ergonomes ou encore des formations obligatoires pour tous les managers.

“On ne part pas de rien, il existe un cadre juridique”, assure de son côté le Medef, citant un rapport de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (Anact): “600 accords signés sur la QVT et 26 sur la prévention des risques de septembre 2017 à août 2018″.

L’Anact, sous tutelle du ministère du Travail, estime cependant que “les questions de charge de travail, de contenu et d’organisation du travail restent peu abordées dans le cadre des démarches et accords QVT”.

“À ce stade, il manque une analyse exhaustive des plans de prévention mis en place dans les entreprises”, reconnaît le Medef, qui souligne que “tout ce qui a été fait relève de la négociation d’entreprise”.

“Faux-semblant”Pour le Dr Patrick Légeron, psychiatre et pionnier de la prise en charge du stress au travail, on est seulement “sorti du déni pour entrer dans le faux-semblant” et la France est “très en retard” par rapport aux pays nordiques notamment.

Elle est classée par l’Agence européenne de santé au travail parmi les “mauvais élèves” pour la prévention des risques émergents, et une étude de 2018 réalisée auprès de 32.000 salariés par le cabinet Stimulus, que le Dr Légeron a fondé, révèle que 24% des salariés sont en hyperstress, mettant en danger leur santé.

Le nombre d’entreprises réellement mobilisées est “faible” et “la plupart bricolent avec quelques actions ponctuelles comme des formations de managers et des numéros verts”, dénonce-t-il, en dépit de la loi qui les oblige à préserver la santé physique et mentale de leurs salariés ainsi qu’à consigner dans un document unique les risques existants et les mesures de prévention.

“Il y a de moins en moins d’autonomie dans le travail, un déséquilibre certain entre vie professionnelle et vie privée, extrêmement marqué en France, auxquels s’ajoutent le présentéisme à la française, les nouvelles technologies, l’intelligence artificielle qui fait que l’homme ne contrôle plus son travail. Il devient le prolongement de la machine et non l’inverse”, estime-t-il.

En cause, des “organisations du travail violentes” dans un pays situé au quatrième rang mondial en terme de productivité horaire, analyse-t-il à l’instar du Dr Pezé.

Laurence Breton-Kueny insiste sur la “complexité” des environnements de travail et sur des “facteurs exogènes”: les enjeux de marché (concurrence, exigence des clients...), sociétaux (allongement de la vie professionnelle, espérance de vie en bonne santé, maladies chroniques...) ou liés à la transformation numérique.


“Management pathogène”Le Dr Pezé dénonce “une industrialisation de la pression” exercée sur les salariés qui ne sont “plus regardés pour leurs compétences mais comme des numéros, remplaçables à tout moment” et des “techniques de management pathogènes”.

Dans un pays où les gens sont “surinvestis” dans leur travail, le Dr Légeron condamne “un système de management catastrophique, en raison d’une formation défaillante, avec la rentabilité pour seul guide”.

Si “la loi est dure”, son “application est faible”, déplore-t-il, estimant que les “employeurs pollueurs de l’humain” devraient “payer le coût des dégâts engendrés” au même titre que les “pollueurs de l’environnement”, alors que seuls la Sécurité sociale et les organismes de prévoyance financent les arrêts maladie.

À la tête du cabinet Technologia, opérant dans la prévention des risques liés au travail, Jean-Paul Delgenes parle, lui, d’une “situation alarmante dans tous les secteurs”.

“Depuis 1997, on n’a eu de cesse de voir monter la vague de suicides qui a culminé avec les affaires qu’on connaît (l’affaire France Télécom s’étend de 2007 à 2009, NDLR). Globalement en 2013, 2014, 2015, il y a eu une stabilisation et une volonté d’apporter des réponses, y compris du patronat et de la fonction publique, également impulsée par l’État. Depuis, on est dans une totale banalisation, on est reparti dans une logique d’autisme social”, regrette-t-il.

Parmi les professions les plus touchées: “les policiers (28 suicides depuis janvier), les agriculteurs, l’inspection du travail, les hôpitaux...”, égrène ce professionnel qui a expertisé 134 crises suicidaires en entreprise depuis 1997.

Elles s’inscrivent selon lui “dans une profonde mutation du travail, qui protège moins qu’auparavant et peut même être un facteur précipitant”.

https://www.huffingtonpost.fr/entry/france-telecom-10-ans-apres-la-vague-de-suicides-la-prevention-de-la-souffrance-au-travail-toujours-defaillante_fr_5ccf2ff1e4b0548b735bd596


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Ce que «l’affaire des suicides» de France Télécom a changé dans les entreprises
Par lefigaro.fr Clémentine Maligorne le 06/05/2019


FOCUS - Le procès de France Télécom-Orange et de son ancien patron, Didier Lombard, s’ouvre ce lundi. En dix ans, «l’affaire des suicides» a fait évoluer certaines pratiques en matière de management et de ressources humaines.


Les syndicats et associations de victimes veulent faire du procès des suicides de France Télécom, qui s’ouvre ce lundi, le procès d’«un système de harcèlement institutionnel d’une rare violence», celui «de toute une organisation du travail». Le mode de management de l’opérateur aurait poussé dix-neuf personnes au suicide entre 2007 et 2010 et douze autres auraient tenté de le faire. Dans un contexte d’ouverture à la concurrence, de désengagement de l’État et de virage numérique, l’entreprise est à l’époque engagée dans un vaste plan de réorganisation mis en place par la direction qui veut supprimer 22.000 emplois entre 2006 et 2008 et procéder à 10.000 changements de métier. Une restructuration jugée «indispensable à la survie de l’entreprise» selon l’ancien patron de l’opérateur, Didier Lombard, jugé pour harcèlement moral ou complicité de harcèlement moral avec six autres dirigeants et la société, en tant que personne morale. Alors que les représentants du personnel, les organisations syndicales et les médecins du travail dénonçaient le malaise humain provoqué par ce plan chez les salariés, l’inspection du travail finira par dénoncer la «brutalité» des méthodes managériales qui «ont eu pour effet de porter atteinte à la santé physique et mentale» des salariés.

«Toute une activité autour de la prévention du stress en entreprise»


Julien Pelletier, responsable animation scientifique à l’Anact. Particulièrement médiatisée, cette affaire a ému la France. Mais a-t-elle eu un impact sur les méthodes de management et de gestion des ressources humaines au sein des grandes entreprises? «On peut dire que l’affaire France Télécom est la goutte d’eau qui a déclenché toute une activité autour de la prévention du stress en entreprise», explique Julien Pelletier, responsable animation scientifique à l’Anact, l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail. Car à l’époque, rappelle-t-il, le cas d’Orange (ex-France Télécom) n’est pas isolé. «À partir des années 2000 on commence à voir, dans maintes entreprises, des risques psychosociaux liés au stress, avec des suicides».

Selon ce spécialiste des conditions de travail, ces drames trouvent racine dans une accélération des restructurations et de réorganisations au sein de grandes entreprises depuis les années 80-90. Une période où l’on bascule d’un monde du travail industriel à un nouveau, dominé par les services, «avec des métiers davantage tournés vers le relationnel, la communication, où l’émotionnel prend plus de place dans le travail qui en même temps s’intensifie», précise l’expert.


Des efforts sur la prévention des risques psychosociaux Avant même ce procès qui pourrait faire jurisprudence, l’affaire des suicides de France Télécom a fait évoluer certaines pratiques en matière de management et de ressources humaines. À l’époque, le gouvernement se penche sérieusement sur la question des risques psychosociaux liés au travail. À la demande de Matignon, en février 2010, un rapport intitulé «Bien-être et efficacité au travail», co-écrit par Henri Lachmann (ex-PDG de Schneider Electric), Christian Larose (syndicaliste), et Muriel Pénicaud (ex-DRH de Danone et actuelle ministre du Travail) montre qu’il y a un vrai souci lié aux rythmes de changements technologiques et organisationnels. Dès lors, l’État demande aux entreprises de se doter d’un document unique (DU), «un règlement qui liste les risques psychosociaux (RPS) et qui aide à construire un plan d’action. Toutes les entreprises sont obligées de mettre en place cette réglementation», précise Julien Pelletier.


«Des numéros verts en cas de sentiment de surcharge de travail ou de harcèlement sont mis en place»
Julien Pelletier. Du côté des entreprises et des branches professionnelles, les choses bougent aussi. «On assiste à la mise en place d’observatoires, d’enquêtes, de baromètres sur le harcèlement moral, stress, burn-out et autres symptômes liés à la santé mentale des travailleurs. Les managers sont formés, des référents RPS sont nommés dans les entreprises. Les CHSCT et IRP (instances représentatives du personnel) sont formés à la question des risques psychosociaux. Des numéros verts en cas de sentiment de surcharge de travail ou de harcèlement sont mis en place, ainsi que des dispositifs de soutien, d’accompagnement des personnes en retour de congé maladie...» énumère le responsable scientifique de l’Anact. Séances de massages, cafétérias, salles de sport sont mises à la disposition des salariés comme une injonction au bonheur. Sans compter les consultants et autres coachs en bien-être au travail qui se développent.

Plus ou moins cosmétiques, ces mesures préventives traduisent plus profondément une prise de conscience des risques liés aux changements d’organisation du travail sur la santé des salariés. «Aujourd’hui, les affections psychiques liées au travail sont de plus en plus considérées et reconnues» souligne Julien Pelletier. D’après une étude de l’Assurance maladie, en 2016, 1,6% de l’ensemble des arrêts maladie étaient liés au stress, contre 1% en 2011. «Cela ne signifie pas pour autant que les salariés souffrent plus qu’avant. C’est qu’avant on ne reconnaissait pas les troubles anxieux, les troubles du sommeil ou la dépression comme maladies professionnelles ou accidents du travail», précise l’expert de l’Anact.

France Télécom : faut-il impliquer la justice ?

Débat sur le plateau de Points de Vue sur le rôle de la justice alors que s'ouvre le procès de plusieurs dirigeants de France Télécom après une série de suicides dans cette entreprise. Des méthodes moins standardiséesDans les écoles de management, des leçons de l’affaire France Télécom semblent aussi avoir été tirées. Valéry Michaux est enseignant-chercheur en école de management et professeur de stratégie à la Neoma Business School. «Depuis 2010, je m’efforce d’apprendre à mes étudiants à prendre du recul sur l’usage des outils standards de conduite du changement. Je leur enseigne d’anticiper le facteur humain quand il y a des changements importants» témoigne-t-elle. Car un outil en particulier, la «courbe du deuil», utilisée par les formateurs et managers au sein de France Télécom à l’époque du plan de restructuration, avait été pointé du doigt par l’Observatoire du stress et des mobilités forcées, créé par les syndicats et des salariés de France Télécom en juin 2007.

«On a constaté que l’usage passif de la courbe du deuil avait beaucoup de limites.»

Valéry Michaux, enseignant-chercheur à la Neoma Business School. «Cette théorie, à l’origine utilisée fréquemment par des médecins ou psychothérapeutes pour gérer un choc émotionnel extrêmement violent, tel qu’un deuil, est aussi appliquée en management du changement pour identifier les phases psychologiques par lesquelles passent les individus qui doivent faire le deuil de leur situation et pour faire accepter les changements en entreprise» explique Valéry Michaux. «Si d’autres facteurs expliquaient le malaise à France Télécom, depuis cette affaire, on a constaté que l’usage passif de cet outil avait beaucoup de limites. Il fait dire à la hiérarchie face à des signaux de révolte, puis de forte dépression: ce n’est pas grave, c’est normal», poursuit l’enseignante. Selon elle, «l’affaire France Télécom a au moins permis de modifier l’usage de cette courbe du deuil à bon escient, permettant aux managers de prendre conscience de l’état anormal d’un salarié. Même si, avance-t-elle, cette grille de lecture est encore utilisée par certains cabinets de management pour faire avaler des larmes.»

Encore des progrès à faire En dix ans, la prévention et la reconnaissance de la souffrance au travail ont fait du chemin. Mais des progrès restent à faire. Plusieurs études montrent que le manque d’autonomie dans le travail ou le surmenage sont souvent liés à l’organisation même de l’entreprise. Cependant, les burn-out et dépressions qui en découlent sont encore difficiles à faire reconnaître. Dans une étude parue en 2015, l’agence nationale Santé publique France estimait à 480.000 le nombre de salariés touchés par des troubles psycho-sociaux. En 2016, ils n’étaient que 10.000 à avoir été indemnisés par l’Assurance maladie.

«On n’implique pas assez ceux qui déterminent l’activité»

Julien Pelletier de l’Anact. Face aux changements qui rythment aujourd’hui les carrières (50% des salariés ont changé de poste ou de métier durant les 12 derniers mois), des progrès restent à faire sur la santé et la qualité de l’engagement des salariés. Aujourd’hui, l’enjeu est de s’occuper de l’organisation de l’entreprise dans son ensemble, du management, de savoir si les postes sont adaptés aux compétences. «On n’implique pas assez ceux qui déterminent l’activité, ceux qui décident, ceux qui font les choix organisationnels. On ne donne pas toujours au manager de proximité les moyens d’agir sur les causes du stress», estime Julien Pelletier de l’Anact. «Plutôt que de faire des diagnostics ou des exercices d’anticipation, expérimentons de nouvelles organisations ou pratiques de travail.» Comme le télétravail, encouragé par les ordonnances Macron. Une pratique de plus en plus considérée comme une source de performance, bénéfique pour l’entreprise et la santé des salariés.

http://www.lefigaro.fr/social/ce-que-l-affaire-des-suicides-de-france-telecom-a-change-dans-les-entreprises-20190506


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Suicide au travail : ce qui a changé depuis le scandale France Telecom
L'Obs (site web)
Economie, dimanche 5 mai 2019
Dix ans après la vague de suicides à France Telecom
, la prévention des risques psychosociaux s'est renforcée. Mais, dans les entreprises, le tabou est toujours là.

Quelques jours avant Pâques, Walid, policier en Île-de-France, a reçu un mail particulier. Il est signé Eric Morvan, le directeur général de la Police nationale (DGPN). Adressé à chacun des 150 000 policiers de France, le message évoque la vague de suicides qui touche la profession : 28 agents depuis le début de l'année. Un tous les quatre jours. « Il faut en parler sans crainte d'être jugé, écrit Eric Morvan, il faut se confier, se persuader qu'avouer un mal-être n'est jamais une faiblesse. » Le DGPN reconnaît aussi que l'institution policière ne doit pas s'exonérer de sa part de responsabilité. Une évidence ? Pas dans cet univers. « Il n'existe aucune étude de fond du ministère de l'Intérieur permettant d'analyser le phénomène », dénonce le sociologue Sebastian Roché. L'Inserm (l'institut national de la santé) s'est bien penché sur le sujet mais, regrette le chercheur au CNRS, « l'étude a été tenue secrète. » Un début de prise de conscience Le suicide au travail reste donc un tabou, et pas seulement dans la police. Les dix années qui se sont écoulées depuis l'affaire France Telecom ont tout de même permis un début de prise de conscience. « On a commencé à parler de quelque chose qui était déjà dans la loi depuis le début des années 2000 : les risques psychosociaux », dit Natalène Levieil, experte « qualité de vie au travail » au cabinet de conseil LHH Altedia. Plus aucune grande entreprise ne conduit un changement organisationnel profond sans mener au préalable une étude d'impact et sans consulter les élus du personnel (le CHSCT, devenu CSE). C'est ce qu'on appelle, en langage RH (ressources humaines), une stratégie « d'accompagnement du changement ». Les poursuites pénales contre l'ancien PDG de France Telecom, Didier Lombard, ont rappelé aux dirigeants leurs responsabilités légales : ils doivent protéger leurs salariés. « Les employeurs ont eu l'impression qu'on voulait les tenir responsables de tout, même ce sur quoi ils pensent ne pas avoir de prise, comme un suicide, et donc qu'ils allaient être condamnés quoi qu'ils fassent », reprend Natalène Levieil. En 2015, un arrêt de la Cour de Cassation a changé la donne. L'obligation de résultats devient une obligation de moyens : l'employeur doit prouver qu'il a mis en oeuvre « les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». L'employeur sait ainsi que ses efforts sont pris en compte. L'ensemble des risques psychosociaux est recensé dans un « document unique », qui doit être mis à jour tous les ans. Or, c'est rarement le cas. Natalène Levieil résume : « Ce n'est pas la contrainte légale qui entretient les efforts dans le temps, c'est la volonté des dirigeants et des élus du personnel. »

Baby-foot et corbeille de fruits

Les réflexes anciens ont la vie dure. Dans les métiers du bâtiment, la vigilance est tournée vers les risques d'accidents physiques, beaucoup moins vers les risques psychosociaux comme le harcèlement sexiste. Les moments de convivialité, par exemple un barbecue à la fin d'un chantier, peuvent aider à détecter les situations de détresse, mais ces rites collectifs tendent à se raréfier quand il faut travailler toujours plus vite. Comme si la prévention des risques psychosociaux, abrégée en RPS, justifiait la course à la productivité et à la déshumanisation du management : « Moi, je ne parle pas de RPS, je parle de souffrance au travail, lâche un responsable syndical dans une société de services.

Installer un baby-foot et mettre à disposition une corbeille de fruits et légumes ne règle pas les problèmes. » Un autre élu renchérit : « Il ne suffit pas de dire qu'on va être bienveillant à l'égard des salariés, il faut l'être. » Le retentissement de l'affaire France Telecom a aussi contribué à sensibiliser les médias, qui écoutent plus attentivement les élus du personnel. Les élus savent qu'une enquête diffusée à la télévision ou dans les journaux peut servir de levier. C'est le cas à La Poste, où le syndicat Unsa a contribué à rendre publics des suicides pour dénoncer les guichets qui ferment, les effectifs qui se réduisent, les tournées qui s'allongent. C'est aussi le cas à la SNCF, où le nombre de suicides fait l'objet d'un diagnostic différent entre direction et syndicats. Comme France Telecom, l'entreprise ferroviaire doit se transformer à grande vitesse. La direction prend le risque de suicide « très au sérieux ». Elle a créé une cellule de soutien psychologique accessible par téléphone sept jours sur sept ainsi qu'un « observatoire paritaire de la qualité de vie au travail », avec les syndicats. Elle dit aussi avoir formé 10 000 cadres à la détection des RPS.

« Je dois souvent rappeler aux managers qu'ils ne sont ni des médecins, ni des psys, ni des assistantes sociales. Ce n'est pas à eux seuls de prendre en charge le mal-être, mais ils doivent donc pouvoir signaler les difficultés en s'appuyant sur des relais », explique Natalène Levieil. Les formations à la prévention des risques psychosociaux sont devenues monnaie courante, mais les cadres peuvent eux-mêmes se retrouver en difficulté, soumis à des injonctions contradictoires, souligne Luc Girodin, de l'Unsa-Postes : « D'un côté, on leur demande d'être bienveillants, mais, de l'autre, on leur demande d'augmenter la productivité. Il y a quelque chose qui ne va pas. »

This article appeared in L'Obs (site web)
Didier Lombard
Ingénieur général des télécommunications Administrateur au conseil d'administration de Thales (juillet, 2005- ) Membre du conseil de surveillance de l'Agence de l'innovation industrielle (août, 2005- ) Membre du Comité national ...
https://www.nouvelobs.com/economie/20190505.OBS12518/suicide-au-travail-ce-qui-a-change-depuis-le-scandale-france-telecom.html

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Le nombre des suicides en lien avec le travail : des chiffres pour quoi faire ?
19 avr. 2019
Par Patrick Ackermann
Blog : Le blog de Patrick Ackermann


L'article qui suit est signé de Pierre GOJAT, un membre (CFE-CGC) de l'Observatoire du stress et des mobilités forcées à France Télécom. Il est révélateur des débats qui nous ont animé sur la nécessité de publier les statistiques des suicides à France Télécom.

Compter les suicides est une comptabilité morbide à, laquelle on peut répugner. Affaire de spécialistes, les statisticiens et les médecins ne maitrisent pas complètement la collecte de cet indicateur et reconnaissent eux-mêmes que les meilleures évaluations restent très vraisemblablement sous-estimées de 20% quels que soient les efforts entrepris dans le recueil des informations. En tout premier lieu, il faut de se poser la question de ce que l'on peut espérer faire de ce chiffre : le taux de suicide est-il interprétable, est il un indicateur, un outil de comparaison, de contrôle a posteriori, permet-il de savoir si on évolue dans la bonne direction ?

Une question très ou trop difficile même pour les spécialistes

Pour dénombrer les suicides il faut d'emblée tenter de surmonter la question de l'identification des suicides, en définissant précisément ce qui fait l'objet du comptage. Il parait pertinent d'élargir cette activité statistique en incorporant un décompte des actes auto agressifs, grèves de la faim, mutilations et les tentatives de suicides (cf Article du Monde en Annexe 8). La question se posera alors aussi de savoir ce que l'on fait de la comptabilité des actes hétéros agressifs (séquestrations, menaces de mort, tentatives d'homicide et homicides). Il faudra discuter la question de savoir si leurs valeurs d'indication de souffrance et ou de violence au travail ne doivent pas être co-examinées, voire combinées.

Une métaphore est fréquemment utilisée pour le cas de France Télécom. Les suicides ne sont que l'expression la plus extrême de la souffrance. Les suicides sont la pointe émergée de l'iceberg constitué par les souffrances au travail qui sont identifiées par de nombreuses voies, les enquêtes par questionnaires, le recueil de témoignages et tous les outils de la sociologie moderne. Qui peut prétendre mesurer la masse de la montagne située sous la mer en mesurant la hauteur du pic qui dépasse au dessus des flots ?

Il faudrait aussi interroger à la fois la philosophie et la psychanalyse pour tenter de mieux comprendre pourquoi le tabou que reste le sujet du suicide dans notre société tout entière fait autant obstacle aux tentatives de dénombrement et d'objectivation.

La polémique suscitée fin 2009 par René Padieu illustre malheureusement de façon particulièrement crue la non maîtrise du sujet par certaines personnes qui s'affichent comme des spécialistes, alors qu'on pourrait s'attendre à ce qu'elles le soient.

L'écho reçu chez les salariés

Pendant deux ans, l'Observatoire du Stress et des Mobilités Forcées à France Télécom –Orange a étudié avec soin l'ensemble des souffrances et de la maltraitance au travail. Entre sa date de création en juin 2007 et l'été 2009 l'Observatoire avait choisi de ne pas mettre en débat public l'accumulation des suicides en lien avec le travail. Ce choix a permis de faire avancer le travail sur les causes du mal être au travail sans courir le risque de voir les débats se focaliser sur la seule expression ultime et paroxystique de la souffrance. Les séries de suicides constatées chez Renault et Peugeot en 2007 et 2008, ont provoqué chez les salariés du Groupe France Télécom des réactions du type : «Mais pourquoi ne parle-t-on que de ces groupes automobiles alors que dans notre entreprise nous sommes touchés, par la même accumulation de suicides ? Pourquoi la Presse n'en parle-t-elle pas, pourquoi l'Observatoire ne communique-t-il pas sur ce sujet ? »

L'été 2009 a vu se produire plusieurs suicides avec des témoignages écrits des victimes accusant directement l'entreprise en des termes crus comme le "management par la terreur" et imputant la cause de leur acte à la seule entreprise. Cette accumulation de suicides a provoqué une déferlante médiatique auto-entretenue par la presse elle-même. Cette crise a servi de révélateur de la grave et profonde crise sociale dans laquelle le groupe se trouvait depuis fort longtemps.

Ce qui fait sens ici n'est pas le chiffre lui-même, mais le fait de l'invoquer. C'est un symptôme, qui est un signe d'un mal-être social partagé par tous en l'occurrence par les survivants et qui a trouvé un écho dans l'opinion publique. De la même façon, ne nous trompons pas, ce n'est pas que le nombre qui interpelle, c'est l'accumulation des preuves du lien avec le travail.

Les statistiques comme argument d'autorité

Rony Broman [1] nous rappelait récemment que statistiques et état sont des mots ayant la même étymologie. La statistique est une prérogative de pouvoir et encore plus certainement une façon d'affirmer le pouvoir de celui qui sait (ou croit savoir) dénombrer par rapport à tous les autres y compris les victimes et les proches des victimes. Parler chiffres c'est aussi tenter de combler le vide, c'est-à-dire à la fois l'ignorance que l'on a de l'ampleur d'un phénomène, l'incapacité que l'on a à le juguler et le peu de choses que l'on a à en dire dans l'actualité des drames.

Phénomène nouveau ou en augmentation ?

Les cas de suicide liés au travail ne sont pas un phénomène nouveau et, selon l'INRS, il existe très peu d'études exploitables en donnant une approche statistique. Les cas de suicides liés au travail font actuellement l'objet d'une mise en visibilité accrue par la Presse, notamment du fait des suicides en série qui se sont produits chez France Télécom, au Technocentre de Renault ainsi que chez Peugeot pour ne citer que ces exemples. Le rapport Nasse-Légeron du 12 mars 2008 remis au Ministre du Travail Xavier Bertrand préconisait que les suicides soient dénombrés et qu'une enquête systématique établisse les causes psychosociales des suicides en lien avec le travail. Cette préconisation n'a pas été suivie d'effet à ce jour.

Par ailleurs, la communauté scientifique (dont le CépiDc) s'accorde à dire que même en mobilisant tous les moyens disponibles pour recenser les suicides (police, médecin, caisses d'assurance maladie, DARES, INSEE, etc.) il existe une sous estimation de leur nombre de l'ordre de 20%, du fait notamment des effets de la sous déclaration et de la difficulté de détermination des causes des décès.

Comme pour presque toutes les statistiques il vaut mieux lire les chiffres en suivant l'évolution de tendance et non pas en valeur relative. Débattre du fait que l'on se suicide plus ou moins chez les constructeurs automobiles ou chez les opérateurs de télécommunications ou dans la population générale n'a qu'un intérêt très relatif. En tout état de cause, cela n'est concevable que si une véritable politique de prévention existe et donc que si l'entreprise veille à diminuer les risques psychosociaux, stress, dépression, etc. que son activité ou son organisation du travail génèrent.

Il est condamnable de ne pas prendre en compte la problématique du suicide lié au travail sous prétexte que le taux de suicide constaté dans la population des employés ne dépasse pas celui de la population générale. La démarche de prévention est essentielle et ob-li-ga-toi-re.

Pour l’aspect quantitatif, il ne peut être question de parler d'un nombre de suicides acceptable dans l'entreprise sous prétexte qu’il serait situé en dessous de la moyenne nationale. Tout collègue suicidé est un mort dans des circonstances dramatiques et qui signifie l'aboutissement d'un échec personnel et le plus souvent collectif.

Comme l'a montré Émile Durkheim dès 1897, le fondateur de la sociologie moderne a mis en évidence que la tendance au suicide diminue d'autant plus que l'individu est uni à une collectivité (famille, entreprise, syndicat, clan, Église, nation, corporation, etc.) par des liens plus forts, plus précis et plus nombreux - le suicide procède de causes sociales et non individuelles.

La rupture de l'isolement, le renforcement des liens, et la mise en pratique quotidienne par des preuves de la solidarité et de la fraternité, valeurs premières de l'action syndicale et de la République constituent à n'en pas douter des lignes à suivre dans la prévention du suicide.

La question du lien avec le travail

Les raisons d’un suicide sont toujours complexes et difficiles à démêler, mais dans de très nombreux cas, la part qu’a joué le travail dans la décision du salarié de mettre fin à ses jours ne peut être exclue d’emblée. Réduire d’emblée les causes du suicide à des fragilités individuelles ou à des raisons personnelles fait passer le message que l’entreprise ne s’interroge pas sur son organisation du travail et que rien ne va bouger. On conçoit que le dénombrement des suicides qui sont en lien avec le travail est encore plus délicat que la mesure globale, et on peut même l'affirmer inaccessible pour longtemps.

Le syndrome du travailleur sain.

Toutes les enquêtes épidémiologiques en milieu de travail sont connues pour avoir la nécessité de prendre en compte une des bases des connaissances connues de tous les médecins du travail : the « healthy worker effect ». Avoir un travail signifie que l'on possède des caractéristiques socio-professionnelles et de santé souvent privilégiées par rapport à la moyenne nationale; en l'occurrence être en âge de travailler, être intégré socialement et avoir des revenus grâce au travail ont des effets plutôt bénéfiques pour la santé. Le travail, lorsque ce travail contribue à renforcer le lien social, la reconnaissance et l'estime de soi du salarié, fait partie des meilleures protections qui existent ou devraient exister contre le risque suicidaire.

La Direction de France Télécom ne mesure pas les phénomènes en rapport avec les risques psychosociaux. Les outils de recueil d'information qui permettraient de prendre le pouls de la population des salariés de France Télécom sont quasi inexistants. Toutefois, on sait que l'obligation légale de publier annuellement un bilan social s'applique à France Télécom comme aux autres entreprises françaises. Pourtant, les indicateurs dont la fourniture est obligatoire dans le bilan social annuel sont inadaptés et insuffisants pour y lire et analyser la complexité et la progression des risques psychosociaux. Le Ministère français du Travail ayant également fait ce constat, a missionné l'année dernière deux experts, un statisticien et un psychiatre MM Nasse et Légeron (18 mars 2008) qui après avoir consulté largement, ont établi un rapport à destination du Ministre Xavier Bertrand. Plusieurs faisceaux de raisons expliquent cette insuffisance des indicateurs et l'incapacité constatée de France Télécom à réaliser des mesures.

La question du périmètre et de la globalité

Il se trouve que du fait que les restructurations (fusions, acquisitions, absorptions, cessions, etc.) sont très fréquentes et affectent des effectifs nombreux, le périmètre social du Groupe France Télécom est en mouvement perpétuel et ne fait pas l'objet d'un traçage fin et documenté. En l'espèce, il est matériellement impossible de réaliser des comparaisons pro forma même sur les indicateurs sociaux existants qui se résument, rappelons le, à ceux qui sont rendus obligatoires par la loi. Il en résulte que l'analyse de tendances est rendue impossible. Par ailleurs, les indicateurs globaux deviennent quasiment illisibles pour l'évaluation des risques psychosociaux du fait de la taille immense du groupe (environ 100.000 salariés) qui fait s'amalgamer tous les phénomènes et de l'importance des flux de salariés entrant et sortant très disparates. France Télécom est une entreprise tellement grande que la comparaison avec d'autres groupes industriels et commerciaux est à la fois très difficile et peu porteuse d'enseignements qu'il s'agisse de la faire dans la branche ou avec d'autres secteurs économiques. A titre d'exemple, du fait de ce qui est exposé ci-dessus, l'analyse du taux d'absentéisme de la durée des arrêts ou du nombre des arrêts pour maladie ne permet pas d'aller au-delà du simple constat que leurs niveaux sont élevés. La remontée aux causes, l'explication des évolutions d'une année sur l'autre sont impossibles.

La question de la difficulté de mesure en psychologie sociale du travail

Comme l'a souligné le rapport Nasse-Légeron déjà cité, la pratique de la mesure en psychologie sociale du travail dans les entreprises comme au niveau institutionnel et administratif est embryonnaire. Selon les auteurs, la situation est très peu satisfaisante et la France affiche un grand retard en la matière. Par exemple, les accidents du travail répertoriés comme il se doit, n'individualisent pas les états dépressifs ou les dépressions en lien avec le travail.

Les suicides en lien avec le travail ne sont pas comptabilisés jusqu'à ce jour et leurs causes ne sont pas analysées avec un soin qui permettrait d'assurer une meilleure prévention de leur survenance, seule approche possible. Les références manquent. France Télécom ne fait pas exception à cette insuffisance et l'Observatoire a été créé notamment pour y pallier. Au plan national on note que près de deux après, aucune des 9 recommandations émises dans le rapport Nasse-Légeron n'avait été suivie d’effet…

La question de la volonté de transparence

Par ailleurs, l'Entreprise, en de nombreuses occasions, ne communique pas le peu de données existantes de manière transparente. A titre d'exemple, on peut citer l'initiative prise par la Direction de France Télécom créer un "Baromètre salariés". Ce baromètre est un sondage par questionnaire qui a donné lieu à une analyse par la Direction sans les salariés. Cette analyse été faite sans que les salariés ou leurs représentants puissent avoir accès à ses constituants en n'ayant été associés ni à la formulation, ni à la méthodologie, ni a fortiori aux données sources des résultats et à leur dépouillement.

Dans la période qui a précédé la création de l'Observatoire, les syndicats sont intervenus dans leur rôle pour faire part à la Direction de l'augmentation alarmante du nombre de personnes victimes de mal être et de souffrance au travail et pour demander à l'Entreprise de fournir des mesures de cette évolution alarmante. La réponse de l'Entreprise s'est caractérisée par le déni. Ce déni consistait à contester pêle-mêle la réalité des faits, leur ampleur, leur gravité et leur nombre.

Une autre revendication des syndicats a été de demander l'ouverture d'un dialogue social sur la thématique des risques psychosociaux. Cette revendication, portée depuis 2006, a été rejetée par l'Entreprise jusqu'à la médiatisation des suicides à l'été 2009 et la grande crise sociale qui a démarré en septembre 2009.

Pris dans une crise sociale sans précédent déclenchée par les suicides accumulés et des lettres très explicites des victimes mettant en cause la responsabilité de l'Entreprise la Direction des Ressources Humaines du Groupe France Télécom, après avoir nié un certain temps l'évidence a eu recours à d'autres formes de déni. La position affichée a oscillé entre les gaffes outrageantes de son PDG Didier Lombard qui parle de "mode des suicides" et d'une "spirale infernale" dont il est le patron et allant jusqu'à la lâcheté, lorsque le DRH dit en début 2010 que la Direction ne tenait «pas du tout cette comptabilité», préférant laisser «à d'autres la responsabilité d'additionner» ou «de faire une liste». On doit aussi considérer que qu'établir des moyennes peut revenir à essayer de transformer ces moyennes en norme dans un processus évidemment odieux.

Les accidents du travail et les accidents de service pour les fonctionnaires, quelque soit leur nature et leur gravité, sont largement sous-déclarés. Le suicide en lien avec le travail est lui aussi grandement sous-déclaré du fait de nombreuses causes d'ordre économique, social et psychologique.

La question plus générale se pose de savoir si un système social organisé à vocation économique, peut avoir la volonté d'enclencher un dispositif lui permettant de dénombrer les franchissements de ce qu'il considère comme un tabou. Qui peut avoir le recul nécessaire et l'envergure pour compter le nombre de violations d'un tel tabou sachant qu'un tel comptage touche à une fêlure dans ce qui fait Société. Dénombrer les atteintes à la cohésion sociale et à la dimension ontologique du travail n'est pas chose facile.

Comparaisons internationales

Une question relative au dénombrement des suicides apparaît de manière récurrente : il y a-t-il des pays où on se suicide moins ou plus que d'autres ? Le fait de se poser cette question révèle un besoin de mieux comprendre l'origine du suicide, considéré comme un objet sociologique.

Pour les suicides en lien avec le travail la question posée ouvre un vaste champ d'exploration et de recherche des causes qui auraient une spécificité ou une origine géographique. Hélas, la comparaison de pays à pays est à la fois complexe, très vaste et surtout encore trop peu explorée. Constater que la Finlande, la Belgique et la France affichent des taux de suicide élevés n'a pas permis à ce jour de mieux remonter aux causes. La masse et la diversité des données accumulables à des fins comparatives couvre sur des paramètres relatifs à l'organisation du travail, à la durée journalière ou hebdomadaire du travail, au niveau de vie, à la durée annuelle… d'ensoleillement, aux dispositifs de prévention et de protection sociale… Tout cela ne permet pas encore de départager les causes réelles ou supposées prédominantes. Si certains se risquent déjà à constater des congruences ou des coïncidences entre plusieurs paramètres sociaux, économiques, médicaux, législatifs, géographiques le travail qui reste à faire pour établir les liens de cause à effet est énorme. L'étude HIRES menée en 2009 dans 13 pays européens à propos des effets des restructurations sur la santé des travailleurs a fait grandement avancer ces questions sur le plan de la santé en général sans aborder la question du suicide. On ne peut que souhaiter qu'une étude du même type relevant de la même démarche soit soutenue par l'Union Européenne pour faire avancer cette question en remplaçant l'attitude refuge désolante consistant à affirmer péremptoirement « ne vous plaignez pas, c'est pire ailleurs » par une vraie réflexion.

Que faire ?

Quelques appels prioritaires avant de tenter d'utiliser le dénombrement des suicides :
salariés : ne restez pas isolés
employeurs : visez le zéro suicide, encore toujours !
statisticiens et médecins épidémiologistes : continuez à travailler !
représentants du personnel : observez, détectez, alertez, comprenez, agissez, prévenez, ne comptez pas vos luttes
journalistes : ce n'est pas la "Une" qui compte, ne comptez pas, alertez l'opinion, mobilisez les acteurs, aidez nous tous à comprendre
pouvoirs publics : agissez sans compter vos efforts.

Pierre Gojat

avec la collaboration de Noëlle Burgi, Claire Merlin et de l'Observatoire du Stress et des Mobilités Forcées à France Télécom - Orange Observer->Comprendre->Agir
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https://blogs.mediapart.fr/patrick-ackermann/blog/190419/le-nombre-des-suicides-en-lien-avec-le-travail-des-chiffres-pour-quoi-faire