TÉMOIGNAGE - Près
de 5000 policiers ont rejoint la page Facebook SOS policiers en
détresse, association qui lutte contre les suicides dans la police.
Par MARGAUX D ADHEMAR DE CRANSAC
Depuis
le début de l’année 2020, déjà trois fonctionnaires se sont donné la
mort. En 2019, selon un décompte de la police nationale, 59 policiers se
sont suicidés, soit une hausse de 60% par rapport à l’année précédente.
Une page Facebook créée par des policiers vient en aide à ceux susceptibles de passer à l’acte - une structure montée par des policiers pour des policiers.
«J’étais dans le vestiaire, mon arme à la main, et si tu ne m’avais pas répondu…»,
confie une collègue à Christophe, vice-président de l’association SOS
policiers en détresse. Un aveu que le fonctionnaire de la brigade
anticriminalité de Dijon entend souvent de la part de ses confrères. Le
dernier appel qu’il a reçu était celui d’une femme d’une quarantaine
d’années, le soir, à 23h: «Elle m’a dit: “Christophe, dis-moi un
mot. Je suis en voiture, là. Dis-moi un mot qui prouve que le métier que
je fais a encore un sens”. J’ai répondu: “Pense aux victimes, pense à
toutes ces personnes qui ont été victimes d’infraction et que tu as
aidées”. Le lendemain, j’ai rappelé pour savoir comment ça allait. Elle
m’a dit: “Tu sais , tu te serais trompé de mot, je me serais mise dans
un arbre”.»
Des suicides à répétition
Avec 59 suicides l’année dernière, le bilan est presque aussi élevé que «l’année noire» de 1996,
lorsque 70 suicides avaient été recensés. Bien souvent, ces suicides
adviennent sur le lieu de travail, dénonçant ainsi un management
défaillant. Christophe en est persuadé, «les collègues ne font plus attention les uns aux autres». «Dans mon commissariat, un jeune ADS (Adjoint de sécurité) de 24 ans s’est suicidé», explique le policier membre de l’association. «C’est
son père, qui était aussi un collègue, qui l’a retrouvé au sein même du
commissariat. Le lendemain de l’enterrement, j’ai été choqué par
l’indifférence générale du service. La vie reprenait son cours, comme si
rien ne s’était passé. Pourtant, on savait que c’était lié à ses
supérieurs, qu’il y avait eu un vrai problème de management.».
Seulement
quelques mois après cet événement, le service du commissariat de
Christophe a fait face à une nouvelle tentative de suicide: «Le
commissaire nous a dit: “On est d’accord, c’est un appel au secours,
c’est un problème personnel” , alors que la tentative de suicide s’était
produite sur le lieu de travail. (...) Il avait son arme à la main, il
était soûl. Il avait laissé trois lettres - deux pour le côté
professionnel et une pour le personnel». Christophe a alors le
déclic et s’engage aux côtés de Yohan, fondateur de la page Facebook,
créant une association pour venir en aide aux policiers à bout de nerfs.En 1996, 71 policiers se sont suicidés. Depuis, les différentes mesures mises en place n'ont pas fait baissé la courbe des suicides. Résultat ? Entre 1996 et 2018, 1054 policiers ont mis un terme à leur vie. Et ce taux ne baissera pas en 2019.
Peur d’être désarmé
Pourtant,
depuis 1996, les policiers ont à leur disposition une cellule d’écoute.
Un service officiel peu utilisé dans la profession: «Il y a une vraie rupture entre l’administration et les collègues»,
témoigne le vice-président de l’association SOS policiers en détresse.
Pour Christophe, cette défiance vis-à-vis des psychologues est liée à la
peur d’être désarmé: «Le problème, c’est la confidentialité: si on
parle au psy en expliquant ce qui ne va pas bien, les collègues
craignent que le psychologue avertisse la hiérarchie et le désarme. Or,
le psychologue fait son travail en alertant. (...) Cette peur est très
ancrée dans les mentalités. Le but de notre association est de rendre
leur légitimité aux psychologues, parce que nous connaissons nos
limites, nous sommes juste policiers, donc, à un moment donné, il faut
passer le relais à un psychologue professionnel. C’est pourquoi notre
travail est de s’attacher à faire le lien entre l’administration et nos
collègues».
Une alternative qui séduit les gardiens de la paix. Selon les informations communiquées par l’association au Figaro,
du 28 septembre au 31 décembre 2019, la cellule d’écoute officielle a
reçu seulement 300 appels, alors que SOS policiers en détresse a été
sollicité environ 6000 fois. Un écart lié, selon Christophe, au fait que
les psychologues de la cellule d’écoute ne connaissent pas le métier: «Il
faut d’abord que les policiers expliquent leur profession. Alors
qu’avec nous, il y a un “transfert d’identification”. Ils nous disent
simplement dans quel service ils sont, puis on se tutoie tout de suite,
une confiance s’installe rapidement, ils parlent tout de suite de leurs
problèmes. On se confie plus facilement à des pairs qu’à des
professionnels extérieurs. Nous, nous connaissons les spécificités du
métier. Les policiers qui nous appellent nous font confiance. Et puis,
on arrive à se reconnaître grâce à notre propre jargon».
Une violence quotidienne «qui pousse à presser la détente»
Au-delà
de la confiance mutuelle et du vocabulaire commun, les policiers qui
contactent SOS policiers en détresse savent que ceux qui leur parlent
connaissent leur quotidien et la violence à laquelle ils sont bien
souvent confrontés. Un sujet tabou au sein de la profession: rares sont
les cas où les forces de l’ordre s’expriment sur cette violence, «ayant intégré en école policière qu’on ne parle pas de ce qu’on fait ou de ce que l’on voit au travail». Une façon également de protéger leurs familles. «Nous
n’avons pas le droit de parler, c’est ce qu’on nous inculque en école
policière (...). Le vase se remplit un peu tous les jours, on attend
qu’il soit plein pour le vider», ajoute Christophe.
Un silence sur la violence quotidienne qui se retourne finalement contre eux: «À
force d’y être confrontés, on banalise la violence, même celle
vis-à-vis de nous. Tous les jours, on doit faire preuve de courage, et,
bien souvent, c’est ce courage quotidien qui pousse à presser la détente», explique le cofondateur de l’association.
Début
octobre, le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, avait annoncé
la mise en place d’un nouveau numéro vert (0805 230 405) pour lutter
contre ce phénomène de suicides au sein de la profession.