samedi 25 janvier 2020

AUTOUR DE LA QUESTION La morsure de la solitude

La morsure de la solitude
Alors que les jeunes se sentent de plus en plus seuls, l’impact de cet isolement sur leur santé commence enfin à être mesuré.
par Alexis Ferenczi
24 Janvier 2020  https://www.vice.com/

En décembre 2016, la Fondation de France publiait les premiers résultats de son enquête baptisée « T’as pas d’amis, tu sers à rien ». Au-delà du titre choc et de la référence appuyée au marché des biscuits apéritifs, l’étude tordait le cou à une idée reçue : la solitude serait une affaire de vieux. En fait, l’isolement touche aussi les jeunes. Sur les cinq millions de Français en situation de solitude, deux millions de 15-30 ans seraient « vulnérables socialement, ne rencontrant physiquement et ne passant du temps avec d’autres personnes que très rarement ». 700 000 vivraient même en situation d’isolement social total. Depuis, les chiffres ne cessent d’augmenter.

Qu’il y ait des gens qui se sentent seuls en France n’est pas une surprise. En 2010, le gouvernement avait déjà fait passer la solitude comme « Grande cause nationale » - soit la possibilité pour 24 associations triées sur le volet de pouvoir délivrer des messages de prévention gratos. François Fillon, alors Premier ministre, avait même déclaré quelques jours avant Noël : « la solitude est une souffrance. Qu'elle soit vécue dans la résignation, dans la tristesse ou dans la honte, c'est une blessure intime et c'est une maladie pour notre société ».

Cette « blessure intime » pourrait même avoir un impact non négligeable sur la santé des personnes concernées et donc des jeunes. L’enquête menée par le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (CREDOC) soulève notamment une corrélation entre isolement et souffrance psychique. « Le premier risque c’est la dépression », souligne Vincent Lapierre, psychologue affilié au Centre Prévention Suicide.

« Il y a même une plus grande vulnérabilité à certains états de crise », ajoute-t-il. « Le vécu de solitude amène à moins de ressources pour se sortir d’une situation difficile. » En gros, si vous disposez d’un maillage social plutôt bien foutu, vous allez maintenir certains de vos liens malgré la période difficile traversée. Si le maillage est un peu branlant, vous allez mettre plus de temps à en sortir et vous risquez de perdre des liens impossibles à reconstruire par la suite.

Vincent Lapierre poursuit : « Il faut distinguer ’isolement’ et ‘solitude’. J’utilise le premier terme pour parler d’isolement social, c’est-à-dire l’absence d’interactions. Le deuxième pour parler du vécu. On peut avoir un vécu de solitude alors qu’on n’est pas isolé. De la même manière qu’on peut être isolé sans avoir un vécu de solitude - un cas plus rare observé dans les communautés de joueurs en ligne. Avoir un rôle dans un groupe sans rencontrer ses membres, ce sont des liens sociaux qu’on peut trouver relativement satisfaisant. »

Pour certains chercheurs, l’isolement est une anomalie. L’humain est fait pour vivre en groupe depuis la Préhistoire - à l’époque, être seul était généralement synonyme de mort rapide - et l’a assimilé génétiquement. Face au vécu de solitude, le corps aurait donc les mêmes réflexes que fasse à un danger : hausse de la pression artérielle, stress, diminution de la qualité du sommeil, des réponses immunitaires et donc baisse significative de la résistance aux infections, comme l'écrit Philippe Vernier, directeur de l’Institut des Neurosciences de Paris-Saclay et chercheur au CNRS.

Plusieurs études anglo-saxonnes, dont la BBC Loneliness Experiment, vont même plus loin : la solitude augmenterait les risques d’infarctus, de maladie d’Alzheimer ou de diabète, se posant dans le classement des facteurs de hausse significative de mortalité devant l’obésité et pas loin du tabagisme. Vivek Murthy, ancien administrateur de la santé publique aux États-Unis, associait dans la Harvard Business Review solitude et risque accru de maladies cardio-vasculaires ou neurodégénératives, de dépression et d’anxiété, suggérant de combattre le phénomène jusqu’aux lieux de travail.

Vincent Lapierre assure que la solitude réduit souvent les capacités du patient à correctement se soigner. « À tous les âges, mais c’est particulièrement vrai pour les jeunes, plus on est isolé socialement, moins on s’occupe bien de sa santé. C’est encore plus vrai pour les hommes que pour les femmes. Pourquoi ? Parce qu’on constate l’absence d’un regard proche et bienveillant qui nous enjoint à prendre soin de nous. Même si des dispositifs permettant l’accès à ses soins existent, ils supposent d’entamer certaines démarches et d’être bien orienté. Pour des gens qui sont dans une situation de précarité économique, d’isolement social et parfois même de déracinement, cela peut s’apparenter à un véritable chemin de croix », ajoute le psychologue, arguant que les encouragements de proches sont souvent plus efficaces que les messages génériques de santé publique.

Si la solitude a un impact sur la santé, l’inverse est tout aussi vrai. « On se trouve globalement plus isolé quand on est malade ou en situation de handicap », abonde Vincent Lapierre. « Une plus grande difficulté à se déplacer ou à accomplir certains actes de la vie quotidienne sans aide représente un frein aux activités sociales. »

Les causes d’isolement chez les jeunes sont multiples : il existe des facteurs familiaux aussi bien qu’économiques - Marie-Chantal Doucet, auteure de Solitude et sociétés contemporaines, parlait d’une « individualisation de la vie quotidienne qui s’étend à la société tout entière » dans Libération. Causes qui expliquent en partie pourquoi le phénomène perdure. Une étude publiée en 2019 de l’institut BVA pour l’association Astrée effectuée sous le haut patronage de la ministre des Solidarités et de la Santé, Agnès Buzyn, montrait que 60 % des 5,5 millions de personnes concernées par un sentiment d’isolement étaient des jeunes.

« Malheureusement, je pense que le phénomène risque de s’accroître », soupire Vincent Lapierre. « Sans aller chercher très loin, il y a une précarisation chez les jeunes qui influe sur les conditions de logement ou de transport et, in fine, a un impact sur leur vie relationnelle. Chez les étudiants, il y a des opportunités de mouvement qui peuvent aussi mener à une forme de déracinement. »

Est-il possible d’intervenir avant que le vécu de solitude ne s’installe ? « Beaucoup de mes patients me disent qu’ils auraient aimé, plus jeunes, que quelqu’un viennent les chercher », explique Vincent Lapierre ajoutant que certains dispositifs comme l’Aide sociale à l’enfance (ASE) ont pour objectif de détecter les futurs problèmes de ce genre. « Le souci, c’est que l’isolement peut naître d’un enfant qui vit avec ses parents dans un logement stable mais qui ne permet pas de recevoir sereinement des copains d’école. Or, l’ASE a des cas bien pires à gérer avant celui-là. »

Lapierre suggère une vigilance accrue au niveau parental précisant néanmoins qu’il n’y a pas de solution miracle : « Dans le cadre de l’école, un psychologue pourrait détecter une situation problématique mais l’adolescent accepterait-il d’aborder une question qu’il ne semble pas pouvoir résoudre ? » Et Lapierre de conclure : « On a tous besoin de lien social pour ressentir l’existence comme quelque chose de positif, d’avoir une forme de validation dans le regard de l’autre. Je ne suis pas particulièrement alarmiste parce que ce besoin n’a jamais changé depuis l’Antiquité. Il a juste pris différentes formes et je suis persuadé qu’il y en a de nouvelles qui restent clairement à inventer. »

En attendant que les pouvoirs publics s’emparent une nouvelle fois du dossier et finissent par créer, comme au Royaume-Uni, un Monty Pythonesque « ministère de la solitude », souvenez-vous que vous pouvez être seul si cela vous rend heureux. Sachant que la joie de vivre permet d’éviter la dépression et diminue le risque de maladies cardio-vasculaire, j’ose imaginer que les effets s’annulent.

https://www.vice.com/fr/article/4agxxw/solitude-jeune-isolement-sante