Jeudi, 24/01/2019 https://www.rtflash.fr*
En France, comme dans le reste de l’Europe, les hommes sont trois fois plus nombreux à mettre fin à leurs jours que les femmes. Deux catégories d’âge présentent une surmortalité : les 45-54 ans (25,1 suicides pour 100 000 habitants) et les plus de 75 ans (30 suicides pour 100 000 habitants).
On l’ignore souvent mais le suicide, sujet dérangeant, reste en France la troisième cause de mortalité après les cancers et les pathologies cardio-vasculaires. Officiellement, le suicide a été la cause de 8 885 morts en France métropolitaine en 2014, soit un suicide par heure, selon le dernier rapport de l'Observatoire national du suicide. Mais cette étude très intéressante rappelle, en accord avec de nombreuses associations, que ce nombre de suicides reste très probablement sous-estimé, car il ne prend en compte que les morts déclarées comme telles sur le certificat de décès. Dans la réalité, on estime que le nombre de suicides pourrait dépasser les 10 000 personnes par an, en France.
Ce taux est le plus élevé chez les personnes âgées, notamment chez les hommes de plus de 75 ans (59,4 pour 100 000 hommes). Au total, on compte environ 3.000 suicides par an chez les plus de 65 ans. Cette catégorie d'âge représente 16 % de la population, mais presque un tiers des suicides (28 %).
Selon le rapport sur la prévention du suicide chez les personnes âgées du Comité National pour la Bientraitance et les Droits des Personnes Agées et des Personnes Handicapées (CNBD) ,il y aurait 4,5 fois plus de suicides chez les hommes âgés entre 75 et 84 ans, et 7 fois plus de suicides chez les hommes âgés entre 85 et 94 ans, que dans la population générale (Voir cette Etude). Fait important, plus de 70 % de ces passages à l’acte ont lieu au domicile de la personne âgée.
Parmi les spécificités que présente le suicide des personnes âgées, il est important de souligner la détermination des victimes : alors que le ratio entre tentatives de suicide et décès est de un pour quatre chez les hommes jeunes, il passe à un pour deux chez les plus de 70 ans, ce qui démontre bien la grande détermination dans le passage à l’acte pour cette tranche d’âge.
D’une manière générale, parmi les causes évoquées lors des appels à SOS Amitié, on trouve la solitude, la dépression, la maladie physique et les problèmes de couple ou de famille.
Mais s’agissant de la question plus spécifique du suicide des personnes âgées, plusieurs études réalisées par les services sociaux et médicaux locaux, à la demande des Autorités Régionales de Santé, mettent en avant trois grands types de facteurs.
Le premier concerne un profond sentiment de perte : certaines personnes âgées ressentent en effet avec beaucoup de violence la perte d’un être cher (le conjoint ou un ami proche), leur perte d’autonomie physique, leurs pertes de santé - par exemple, l’annonce d’un diagnostic de maladie neurodégénérative incurable -, ou encore la perte de leur environnement familier, avec le départ du domicile et l’entrée dans un établissement spécialisé.
Le deuxième ensemble de facteurs concerne la gestion des événements de la vie. Un passage mal préparé à la retraite, après une vie professionnelle très active, ou encore une rupture de l’unité familiale, avec un éloignement géographique des enfants ou petits-enfants, peuvent venir fragiliser durablement une personne âgée.
Enfin, le troisième groupe de facteurs rassemble les éléments du parcours psychique et affectif particulier. On observe ainsi que les personnes âgées dépressives peuvent présenter longtemps après le début de leur trouble des signes de confusion et d’agitation, qui peuvent se traduire par une perte d’intérêt, une dénutrition ou encore la prise d’antidépresseurs. Mais ces symptômes sont encore trop souvent confondus avec ceux correspondant à certaines formes de démence.
D’une manière générale, on estime que 80 à 90 % des tentatives de suicide chez les personnes âgées sont reliées à un état dépressif et, dans les deux tiers de ces situations, ces symptômes dépressifs présentés par les personnes âgées restent ignorés ou mal traités. Mais la solitude et le sentiment envahissant d’isolement joue également un rôle majeur dans le développement de tendances suicidaires chez certains seniors : on estime en effet de que, pour une personne âgé vivant à domicile, la vie sociale se limite à une seule discussion par semaine…
L’ensemble des études scientifiques réalisées sur cette question du suicide des personnes âgées montre que deux types d’interventions s’avèrent majeures pour réduire le taux de suicide des personnes âgées : en premier lieu, celles visant à réduire les facteurs de risque : en améliorant notamment le diagnostic et le traitement de la dépression et en luttant contre l’isolement des personnes. En second lieu, celles visant à augmenter les facteurs protecteurs qui favorisent un bon vieillissement et permettent le maintien d’une qualité de vie satisfaisante.
En France, certaines expérimentations territoriales sont conduites avec la mise en place d’une formation spécifique pour essayer de repérer les tendances suicidaires chez les personnes âgées. C’est par exemple le cas du CHRU de Besançon, qui a instauré, à l’initiative de Pierre Vandel psychiatre et enseignant dans cet établissement, un « brevet de premiers secours psychiatriques », qui s’adresse à toutes les personnes qui sont régulièrement au contact des anciens : les médecins généralistes, mais aussi les auxiliaires de vie, les infirmières, les pompiers et les policiers.
Pierre Vandel dirige également l’étude OBSUIVAL, lancée en 2017 pour deux ans et visant à une meilleure prévention du suicide des personnes âgées. Cette étude part du constat que les personnes âgées ont plus de mal que les autres à repousser les idées suicidaires qui les assaillent. Mais pour ce spécialiste, la raison de ce phénomène ne serait pas un manque de volonté mais relèverait d’une cause physiologique. L’hypothèse de cette équipe est en effet que ce phénomène de moindre résistance aux idées suicidaires serait lié à la diminution chez certains seniors de la capacité à contrôler leur vue. C’est pourquoi son étude va tout d’abord observer ce phénomène oculaire chez quinze patients dépressifs et à tendance suicidaire et quinze patients dépressifs sans tendance suicidaire.
Mais si nous voulons atteindre cet objectif difficile d'une réduction massive du suicide des seniors, nous devons intégrer cette problématique dans celle plus vaste d’une refonte globale du système médico-social d’aide et accompagnement des personnes âgées dans notre pays.
À cet égard, un récent rapport de l’institut Montaigne, intitulé « bienveillant à domicile : accompagner les seniors » propose des pistes de réflexion et d’action à la fois intéressantes et innovantes (Voir Institut Montaigne).
Cette étude fait le constat peu contestable que l’action des pouvoirs publics en faveur du vieillissement à domicile est entravée par la lourdeur du financement de la dépendance et la complexité de son organisation. L’étude rappelle notamment que notre collectivité nationale reste le principal financeur de la dépendance, avec 27 milliards d’euros de dépenses, soit deux tiers de l’ensemble des coûts liés à la dépendance qui sont évalués à 41 milliards d’euros par an.
Les acteurs du bien-vieillir à domicile se heurtent à deux obstacles majeurs : la qualité globalement insatisfaisante des services à domicile et leur manque de coordination. Pour essayer de surmonter ces difficultés, l’Institut Montaigne émet deux propositions très intéressantes.
D’abord, mettre en place un métier de moniteur de services de dépendance. Ce professionnel aurait pour rôle de fournir des conseils et une aide à la réalisation des démarches nécessaires, administratives notamment (demandes de subventions, etc.). Il serait également chargé d’aider à la gestion de l’intervention de différents prestataires de services à la personne. Enfin, sur le plan du contrôle de la qualité des services, il assurerait la gestion des audits des services proposés à la personne.
La seconde proposition consisterait à créer, en complémentarité avec la fonction de gestionnaires des services, le nouveau métier de « Coach de vie ». Celui-ci interviendrait dans trois domaines : les besoins physiologiques et psychologiques de la personne, la vie quotidienne à domicile, et le lien avec le médecin traitant. S’agissant de ce dernier point, ce coach aurait un rôle crucial d’information et d’alerte envers le médecin traitant et les aidants. Il serait donc à même de détecter très en amont des signes et manifestations de changement d’humeur et de modification psychique pouvant augmenter les risques de tentative de suicide, et pourrait bien évidemment en informer très précocement le médecin de famille et les services sociaux concernés.
L’encadrement déterminant et les actions menées par ces deux nouvelles professions, moniteurs de dépendance et coach de vie, s’appuieraient sur un outil numérique puissant de « Care Management », que nous appellerons, en bon français « Gestion numérique de l’environnement médico-social ».
Ce système, déjà mis en place avec succès dans certains pays, comme le Japon, la Suède ou encore le Canada, permet la saisie simple et rapide, à l’aide d’interfaces mobiles comme les Smartphones ou les tablettes, des informations relatives aux actions menées avec le senior. Ces informations viennent alimenter un « tableau de bord » qui permet une excellente coordination de l’ensemble des actions menées par les différents services sociaux et médicaux et du suivi global de la personne âgée.
Selon l’Institut Montaigne, la mise en place de ce nouveau cadre combinant de manière équilibrée et harmonieuse une coordination humaine compétente et de qualité et des nouveaux outils numériques disponibles, pourrait non seulement permettre, sans coûts supplémentaires pour la collectivité, un maintien à domicile plus large des seniors, mais pourrait également déboucher sur une prévention bien plus efficace des pathologies et problèmes spécifiques qui affectent les personnes âgées, comme cette question récurrente du suicide des seniors qui restent très insuffisamment traitées dans notre pays.
Mais sans même attendre une réforme d’ensemble des structures d’accompagnement médico-social pour nos aînés, il est frappant de constater que des initiatives simples, peu coûteuses et déployables rapidement, peuvent permettre de prévenir très efficacement ce risque de suicide propre aux personnes âgées. À cet égard, plusieurs expérimentations dans le monde, notamment en Italie, au Canada et au Japon, ont montré qu’en renouant un lien relationnel plus fréquent et plus serré avec des seniors isolés (pour des raisons géographiques ou familiales), on pouvait réduire des trois-quarts ce risque suicidaire particulier aux anciens.
Concrètement, il suffit de permettre aux seniors d’entrer directement en relation, depuis leur domicile, avec des « écoutants » qui ont été spécialement formés et peuvent évaluer le niveau de détresse et de fragilité psychique de leurs interlocuteurs. Ces dispositifs reposent également sur la prise de contact régulière avec ces seniors, par téléphone et par courriel, afin de rompre leur sentiment d’isolement et de solitude.
Alors qu’il existe à présent, sur l’ensemble de notre territoire, une vaste panoplie de puissants moyens numériques de communication, il n’est plus tolérable que notre société accepte sans réagir vigoureusement qu’autant de personnes âgées décident de mettre fin à leurs jours.
Pour prendre à bras-le-corps ce problème, il est temps que les pouvoirs publics, en étroite coopération avec les collectivités territoriales et les acteurs médicaux et sociaux concernés, lancent un vaste programme de prévention active du suicide chez nos aînés. Ce programme, qui serait évalué chaque année, pourrait se fixer un objectif ambitieux : réduire de moitié en cinq ans le nombre de suicides des personnes âgées en France.
Si nous pouvions parvenir à un tel résultat, nous aurions alors accompli un grand pas vers une société que nos concitoyens, nous le voyons bien à la lumière des événements que connaît actuellement notre pays, appellent avec force de leurs vœux : c’est-à-dire une société plus empathique, plus humaine et plus soucieuse de ses membres les plus fragiles et les plus vulnérables.
René TRÉGOUËT
Sénateur honoraire
Fondateur du Groupe de Prospective du Sénat
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