Dans revue Criminologie Volume 51, Number 2, Fall 2018, pp. 5-395 Digital Publication : Sept. 12, 2018 Volume 51, Number 2, Fall 2018 Prise en charge du suicide : entre crime, troubles mentaux et droit de mourir
Guest-edited by Jean-François Cauchie, Patrice Corriveau and Isabelle Perreault
Table of contents (16 articles)
Introduction : Prise en charge du suicide : entre crime, troubles mentaux et droit de mourir
Isabelle Perreault, Jean-François Cauchie and Patrice Corriveau
pp. 5–12
Un droit criminel en retrait ou en introspection ? : Les plaintes déposées pour tentative de suicide dans le district judiciaire de Montréal (1908-1919)
Jean-François Cauchie, Patrice Corriveau, Bryan Hamel and Annie Lyonnais
pp. 13–38
FR: En 1892, date de la création du premier Code criminel canadien, la tentative de suicide est un crime, et ce, jusqu’à sa décriminalisation en 1972. Du droit criminel à la psychiatrie, le déplacement de la réaction sociale à la tentative suicidaire aurait en quelque sorte été « officialisé » par ce retrait de l’article de loi. Nous verrons néanmoins dans le présent article qu’il n’y a pas eu, pour les tentatives de suicide, d’abord prise en charge pénale et seulement ensuite, encadrement médical. En effet, au tournant du 20e siècle, le droit criminel cohabite déjà depuis un moment avec cet autre régime de vérité qu’est la psychiatrie. L’analyse de 163 plaintes pour tentatives de suicide à Montréal entre 1908 et 1919 montre qu’il faut être prudent avant de diagnostiquer qu’un type de régulation prend la place d’un autre. En effet, un verdict d’aliénation mentale ou une prise en charge médicale sans procès d’un individu aux tendances suicidaires ne sortent pas de facto le dossier judiciaire du rayon d’action du droit criminel. Il serait davantage question d’une réorganisation, voire d’un renouvellement partiel de ce type de droit quant aux options qu’il mobilise pour traiter des plaintes relatives aux tentatives de suicide.
Le fait divers suicidaire dans les hebdomadaires populaires québécois (1927-1940) : Un « crime » moins tabou qu’il n’y paraît
Alexandre Pelletier-Audet
pp. 39–60
Abstract
FR: Cet article documente les pratiques discursives à l’égard du geste suicidaire dans les premiers tabloïds hebdomadaires parus au Québec dans le second quart du 20e siècle. La prédilection de ce nouveau média pour le fait divers a contribué à donner au suicide une très grande visibilité, ce qui met en évidence la valeur perçue de ces récits d’ici et d’ailleurs comme objets de divertissement séculier et familial, mais tout en renforçant leur représentation à titre d’actes criminalisés ou déviants.
Prévenir le suicide en prison au Canada : Les premiers pas d’une politique publique (1970-1987)
Claire Guenat and Jean Bérard
pp. 61–85
FR: L’article analyse la constitution du suicide carcéral comme un problème public à la fin des années 1970 et au début des années 1980 et rend compte des expertises mobilisées et des registres d’action esquissés par le Service correctionnel du Canada. Il place la genèse de ces réformes dans le cadre plus large des transformations de l’univers carcéral, au croisement entre la promotion des droits des prisonniers, l’accroissement du contrôle des pratiques pénitentiaires, l’ouverture croissante des prisons à des intervenants extérieurs, notamment médicaux, et la reconfiguration du fonctionnement disciplinaire de l’institution. L’article montre que, même s’ils ne sont qu’esquissés dans les années 1980, les lignes de force et les points de tension des politiques de prévention du suicide en prison apparaissent nettement et selon des modalités qui seront ensuite poursuivies et approfondies, notamment autour des enjeux de recueil et partage de l’information, de classification, d’affectation et de surveillance des détenus considérés comme suicidaires.
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : Son contenu et ses effets en matière de prévention du suicide
Gaëtan Cliquennois
pp. 86–108
Abstract
FR: Nous proposons d’analyser les développements jurisprudentiels de la Cour européenne en matière de prévention du suicide en prison et dans les commissariats de police et leurs effets paradoxaux sur les politiques de prévention conduites par les États condamnés par la Cour. Nous montrons d’abord que la philosophie jurisprudentielle à laquelle se réfère la Cour est marquée par une segmentation des risques suicidaires et une conception étroite et synchronique du passage à l’acte suicidaire des gardés à vue et des détenus qui s’oppose au paradigme de la réaction sociale. Nous montrons ensuite que, sous la pression exercée par le Comité pour la prévention de la torture et des associations nationales de défense des droits des détenus, les arrêts de la Cour conduisent les États à adopter des politiques de prévention du suicide marquées par une rationalité à la fois actuarielle et punitive. Ceci n’empêche pas la jurisprudence européenne d’être au fondement d’un nouveau contrôle opéré sur les lieux privatifs de liberté auquel peuvent contribuer les familles de détenus suicidés.
Psychopathologie, traitement et genre en milieu psycholégal : associations avec les conduites suicidaires
David Joubert
pp. 109–135
FR: La recherche a souligné l’importance des problématiques de santé mentale dans le suicide, en particulier lorsqu’il survient en milieu carcéral ou institutionnel. Par ailleurs, les études disponibles laissent entendre que certaines mesures de prévention du suicide en institution peuvent être efficaces. Il y a peu de connaissances à ce jour sur l’importance relative et les effets d’interaction possibles entre psychopathologie, réponse institutionnelle sous forme de traitement, genre et comportements suicidaires. La présente étude cherchait à mettre en évidence les patrons d’association entre ces facteurs à partir d’un échantillon de 3620 sujets résidant en milieu psycholégal, totalisant 25 778 observations dans le temps. Les analyses de modèles mixtes logistiques laissent supposer que le genre, la forme et la cible du traitement sont significativement associés aux conduites suicidaires. Spécifiquement, les individus de sexe masculin ayant peu accès au traitement et prenant part à des interventions visant surtout la réintégration sociale étaient davantage à risque de conduites suicidaires. La présence de schizophrénie sans trouble de personnalité concomitant était négativement associée aux comportements suicidaires. Ces résultats contribuent à clarifier les liens entre problèmes de santé mentale, traitement institutionnel et problématiques suicidaires.
Un nouvel enjeu de santé publique au Canada : L’accompagnement des personnes endeuillées à la suite d’un suicide
Rae Spiwak, Ph. D., Brenda Elias, Ph. D., Jitender Sareen, M.D., Mariette Chartier, R.N. and James M. Bolton, M.D.
pp. 136–166
Abstract
FR: Chaque année, dans le monde, entre 48 et 50 millions de personnes se retrouvent endeuillées à la suite d’un suicide. Au Canada seulement, ce sont 4 000 individus qui se suicident chaque année, laissant derrière eux un grand nombre de personnes qui doivent faire face au caractère traumatisant et complexe du suicide. Dans un contexte qui avait déjà vu la tentative de suicide être décriminalisée en 1972, la présente étude se penche sur ce qui apparaît désormais constituer une nouvelle problématique de santé publique : le soutien aux personnes endeuillées à la suite d’un suicide. Nous discuterons à cet égard de quelques acteurs clés qui ont influencé les politiques canadiennes sur le sujet : les tribunaux, la Constitution ou encore des groupes qui avaient un intérêt spécifique par rapport à cet enjeu. Les questions de santé associées à ce type de deuil de même que la question de la nécessité de l’intervention seront abordées. Enfin, divers aspects émergents de ces politiques qui demandent encore à être éclairés seront examinés, de même que la nécessité de distinguer les approches à court, moyen et long terme quand on intervient auprès de personnes touchées par ce type de deuil.
« 99 % des suicides sont tragiques, nous nous battons pour le 1 % qui reste » : Des esprits sains dans des corps malades et l’activisme du droit à la mort
Ari Gandsman
pp. 167–188
FR: À partir de recherches ethnographiques menées auprès d’activistes du droit à la mort, cet article cherche à relever et à analyser les divisions de nature conceptuelle qui structurent les arguments des activistes. D’une part, des activistes soutiennent que la mort médicalement assistée doit être rigoureusement distinguée de l’acte du suicide. Pour ce faire, ils font référence à la notion « d’espritsain » dans un contexte où le corps est malade, faisant ainsi appel au caractère fondamentalement rationnel d’un processus décisionnel fondé sur la volonté dans le choix. Ils distinguent un tel choix des suicides, non rationnels, qui sont visiblement le résultat d’un « esprit troublé ». Toutefois, en puisant dans une base de données ethnographiques considérable et dans des entrevues, on constate que les activistes reconnaissent aussi implicitement une frontière perméable entre les deux actes. Plusieurs points de tension et d’ambiguïté surviennent d’ailleurs lorsqu’il s’agit de distinguer la mort médicalement assistée et officiellement approuvée d’un acte de suicide. Dans l’analyse de la question, le présent article cherche à explorer le noyau de la tension entre les réformistes et les branches plus radicales de l’activisme du droit à la mort. Si ceux qui aspirent à modifier la constitution actuelle demandent, parmi d’autres garde-fous, des critères d’admissibilité clairement définis en fonction de maladies terminales et incurables, d’autres activistes plus radicaux s’opposent à de telles « médicalisations de la mort » et tiennent une position plus ouverte où le droit à la mort englobe aussi les « suicides rationnels ». Enfin, notre article montrera que, même après la légalisation de la mort médicalement assistée, ces noyaux de tensions subsistent.
Les personnes suicidaires peuvent-elles parler ? : Théoriser l’oppression suicidiste à partir d’un modèle sociosubjectif du handicap
Alexandre Baril
pp. 189–212
FR: Malgré des appels répétés dans les campagnes de prévention du suicide pour que les personnes suicidaires s’expriment, plusieurs ne se sentent pas en sécurité de le faire. Puisque briser le silence est capital pour prévenir les suicides, la peur de parler est contreproductive. Comment expliquer ces silences ? La thèse défendue est qu’en dépit d’une laïcisation, d’une décriminalisation et même d’une certaine dépathologisation du suicide, les personnes suicidaires, leurs gestes et leurs discours demeurent inintelligibles en fonction d’une injonction à la vie et à la futurité. Des mécanismes sont en place pour culpabiliser, surveiller/punir et pathologiser les personnes suicidaires, les empêchant de parler. Je soutiens l’idée que l’injonction à la vie et à la futurité est promue par l’ensemble des discours actuels sur le suicide. Qu’il s’agisse de l’approche médicale, sociale ou biopsychosociale, les divers modèles sur le suicide aboutissent tous à la même conclusion : le suicide n’est jamais une option. Dans leur condamnation univoque du suicide, ces modèles n’écoutent les personnes suicidaires que dans une logique de surveillance, créant des espaces peu sécuritaires pour s’exprimer. M’inspirant des théories crip et des études du handicap qui critiquent le modèle médical et social du handicap et développent d’autres modèles, je propose l’adoption d’un modèle sociosubjectif du handicap pour interpréter le suicide.
Attitudes des intervenants en santé mentale envers l’euthanasie et le suicide assisté : une synthèse des connaissances scientifiques
Jaskiran Kaur and Isabelle Marcoux
pp. 213–243
FR: L’objectif de cette synthèse des connaissances est de donner un aperçu des études scientifiques publiées sur les attitudes des intervenants en santé mentale envers l’euthanasie et le suicide assisté. Une recherche a été menée dans les bases de données Medline, PsycInfo et Embase ; onze articles répondant aux critères d’inclusion ont été sélectionnés. Les résultats montrent que les intervenants en santé mentale ont généralement des attitudes positives envers l’euthanasie et le suicide assisté, avec des attitudes un peu plus favorables envers ce dernier que pour l’euthanasie. Plusieurs études ont montré une corrélation négative entre l’importance de la religion et leurs attitudes ainsi qu’avec l’expérience professionnelle. Le lien entre les attitudes et d’autres caractéristiques personnelles (par ex. : le genre, l’âge, le niveau d’éducation) n’est toutefois pas constant d’une étude à l’autre. Des enjeux particuliers sur le plan de la méthodologie doivent être considérés dans l’interprétation des résultats, dont des différences dans les définitions et la terminologie utilisée, ainsi que dans la formulation des questions. Le lien entre les expériences personnelles et les attitudes envers l’euthanasie ou le suicide assisté devrait faire l’objet de recherches futures.
Le rôle et l’impact des premiers répondants dans le processus de résilience familiale à la suite du suicide d’un adolescent
Christine Genest, Nathalie Maltais and Francine Gratton
pp. 244–263
FR: Le suicide d’un adolescent ou d’une adolescente crée généralement une onde de choc au sein du système familial. Les premiers répondants que représentent les pompiers, les ambulanciers ou les policiers sont les intervenants qui entrent en contact avec les familles lors de cette période de crise et de bouleversement. Leurs interventions et leurs attitudes à l’égard du suicide et des endeuillés peuvent donc influencer le cheminement des familles au cours de leur processus de deuil. À la suite d’une étude dont le but était de comprendre et de décrire le processus de résilience familiale après le suicide d’un ou d’une adolescente, une analyse secondaire des comptes rendus intégraux a permis de faire ressortir l’impact des premiers répondants sur le cheminement des membres (n = 17) de sept familles au cours de leur processus de deuil. Les résultats montrent que le contact avec les premiers répondants influence l’ampleur du cataclysme vécu au moment du suicide, ce qui teinte la suite du cheminement. Il serait donc pertinent de former les premiers répondants (policiers, pompiers et ambulanciers) à ce type de situation et de repenser l’organisation des services afin de mieux soutenir les endeuillés et de favoriser leur processus de résilience.
Vulnérabilité suicidaire des contrevenants en centre de réadaptation : présentation d’un modèle explicatif
Laurie St-Pierre and Catherine Laurier
pp. 264–287
FR: Les jeunes contrevenants sont une population particulièrement à risque d’idéations suicidaires, de tentatives de suicide et de suicides complétés. Le modèle Cry of Pain a été conçu par Williams (2001) pour expliquer la trajectoire suicidaire auprès de la population générale. Le modèle interpersonnel du suicide de Joiner (2005) a, pour sa part, été conçu pour prédire les suicides complétés. Le premier propose que les idées et comportements suicidaires résultent d’un processus qui comprend trois composantes : un sentiment de défaite, la perception d’être pris au piège et le désespoir. Le second avance plutôt que le suicide résulte de l’addition de trois facteurs : un faible sentiment d’appartenance, un sentiment de lourdeur relationnelle et une aptitude au suicide. Une recension des écrits récents a été menée, puis les facteurs de risque personnels et institutionnels soulevés ont été utilisés pour vérifier lequel des deux modèles s’applique le mieux à la population d’intérêt. Il est proposé que la situation de mise sous garde en centre de réadaptation aurait le potentiel d’enclencher la trajectoire du modèle Cry of Pain chez le jeune contrevenant. Les implications pour l’intervention et la recherche sont discutées.
Jeunes contrevenants à la croisée des chemins : Étude à devis mixte du risque suicidaire
Catherine Laurier, Anne-Marie Ducharme, Laurie St-Pierre and Janet Sarmiento
pp. 288–313
Abstract
FR: En raison de la prédominance des conduites antisociales des jeunes contrevenants en général et de ceux associés aux gangs de rue en particulier, qui constituent d’ailleurs le motif de leur prise en charge par le système de justice, il est moins fréquent de se pencher sur leur victimisation et leurs séquelles psychologiques. Ainsi, dans le cadre de cet article, 212 jeunes contrevenants, pris en charge par les services jeunesse ou les services correctionnels ont été évalués à l’aide de questionnaires quantitatifs et lors d’une entrevue qualitative semi-structurée. Cette étude à devis mixte a permis de relever, dans la partie quantitative, les variables qui contribuent statistiquement le plus au risque suicidaire, tel qu’il a été évalué à l’aide de deux outils (MAYSI-2 et MINI). En outre, les entretiens qualitatifs ont fait ressortir que les jeunes contrevenants pris en charge se trouvent à une croisée des chemins où s’affrontent le désir de quitter un mode de fonctionnement délinquant et le sentiment de ne pas pouvoir le faire à cause d’un avenir considéré comme étant bloqué. Dans la discussion, les résultats des devis quantitatifs et qualitatifs sont mis en relation, dans une démarche abductive, pour en proposer une compréhension intégrée. Finalement, quelques suggestions pour l’intervention complètent cet article.
Peut-on distinguer homicide-suicide et suicide par leurs facteurs de risque ?
Charles-Édouard Notredame, Stéphane Richard-Devantoy, Alain Lesage and Monique Séguin
pp. 314–342
Abstract
FR: Les homicides-suicides sont des événements aussi graves qu’exceptionnels. À l’interface de la criminologie et de la suicidologie, leur étude et leur prévention butent sur une indistinction de statut : sont-ils à considérer comme une sous-catégorie du suicide ou comme une entité à part entière ? Pour le clarifier, nous avons mené une méta-analyse de l’ensemble des articles comparant les facteurs de risque de suicide et d’homicide-suicide afin de discerner si certains d’entre eux étaient plus spécifiques de l’un ou de l’autre des événements. Treize articles ont été inclus dans l’analyse finale. Le sexe masculin, l’appartenance à une minorité culturelle et les antécédents judiciaires étaient plus spécifiquement associés à l’homicide-suicide qu’au suicide. De même, le suicide survenait plus fréquemment à domicile et impliquait des moyens plus violents lorsqu’il était précédé d’un homicide. En revanche, les problèmes de santé physique, les antécédents de dépression, de tentative de suicide et de consommation de substances psychoactives augmentaient le risque de suicide davantage que celui d’homicide-suicide. À l’appui des présents résultats, nous proposons de revisiter la dualité homicide-suicide/suicide en l’inscrivant dans un modèle intégré. Sous cette perspective, les deux événements pourraient être lus comme l’issue dramatique d’une même tension psychique critique que favoriseraient des facteurs prédisposant aspécifiques. La forme du passage à l’acte ne dépendrait alors de l’influence que de certains de ces facteurs, dits facteurs orientants. Les implications que cette modélisation pourrait avoir en termes de recherche sont ici discutées.
source https://www.erudit.org/en/journals/crimino/2018-v51-n2-crimino03961/