Annonçant un mouvement mobilisation des patrons, le numéro 2 du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux, a voulu illustrer le désarroi des chefs d’entreprise par un chiffre frappant. «Il y a un patron de PME qui se suicide tous les deux jours», a-t-il avancé ce vendredi sur BFM Business. Propre à souligner la détresse supposée de cette partie de la population, cette donnée se retrouve dans plusieurs articles de presse. Mais d’où vient-elle exactement ?
Au Medef, on renvoie vers «une étude de l’observatoire Amarok». Cette structure créée en 2009 est dirigée par l’universitaire montpelliérain Olivier Torrès ; elle se dédie à l’étude de la santé physique et mentale des dirigeants de PME, artisans et commerçants. On retrouve effectivement sur son site des chiffres relatifs au suicide chez les petits patrons. Mais là, le rythme grimpe à deux suicides par jour. Soit quatre fois plus que ne l’affirme Geoffroy Roux de Bézieux, qui, à moins qu’il n’ait accès à d’autres données, semble s’être emmêlé les pinceaux.

«Approximation»

Et l’origine de ce chiffre-là ? «C’est assez compliqué à calculer», explique Olivier Torrès, joint par Libération. Sous l’étiquette de «petit patron», l’universitaire a rangé les dirigeants de PME, mais également les artisans, les commerçants et les professions libérales. Reconnaissant n’avoir pu produire qu’une «approximation», il a recoupé deux séries de données très différentes pour aboutir à ses deux suicides quotidiens. 
D’abord, une étude de l’Inserm (ici, p.449) sur le taux de suicide chez les différentes catégories socioprofessionnelles. Chez les «artisans, commerçants et chefs d’entreprise», ce taux était de 18 pour 100 000 individus en 2007. Problème : on trouve également des petits patrons, ou des travailleurs indépendants, chez les agriculteurs (où le taux est de 31,8) et chez les «cadres et professions intellectuelles supérieures» (7,9). Olivier Torrès explique avoir pondéré ces différents taux pour déterminer le nombre de suicides chez les petits dirigeants d’entreprise.
L’étude n’est cependant pas sans lacunes : elle ne porte en effet que sur les hommes âgés de 25 à 59 ans - excluant ainsi les femmes et les patrons situés de part et d'autre de cette fourchette d'âge. Il semble donc difficile de s’appuyer seulement sur elle pour en arriver au résultat mentionné par Geoffroy Roux de Bézieux. 

Le cas nippon

Olivier Torrès a donc eu recours à une seconde source : une étude réalisée par Amarok et portant sur le Japon - qui produit, lui, des statistiques sur assez complètes sur le sujet. L’article recense 3000 à 4000 suicides de patrons de PME chaque année, soit 8 à 10 par jour en moyenne. Tenant compte du nombre de PME plus élevé au Japon qu’en France, ainsi que des caractéristiques propres à celles-ci, Olivier Torrès a tout simplement minoré ce chiffre pour déterminer celui de l’Hexagone. Une méthode «au doigt mouillé» qui fait peu de cas des considérables différences entre la France et le Japon (situation économique, taux de suicide japonais parmi les plus élevés au monde…).
C’est en «recoupant» ces deux types de données que l’observatoire Amarok a produit le chiffre de deux suicides de petits patrons par jour en France. Un chiffre dont on comprend bien, dès lors, le caractère hautement hypothétique… Olivier Torrès le reconnaît d’ailleurs bien volontiers : «A ce jour, en France, il n’y a pas de statistiques sur le suicide au travail. Mon chiffre n’a d’ailleurs jamais fait l’objet d’une publication officielle.»
La remise en cause des «deux suicides par jour» ne signifie certes pas que le phénomène soit absolument inexistant, ni que la souffrance morale des petits patrons soit moins digne d’intérêt que celle d’autres catégories professionnelles. L’histoire montre en revanche à quel point un chiffre très incertain peut, lorsqu’il est utilisé avec suffisamment d’aplomb, s’incruster dans le débat public.  
Dominique ALBERTINI