Suicide, le tabou qui tue
 
 Depuis toujours, les considérations religieuses, culturelles, sociales 
ou même politiques ont fait du suicide un sujet tabou en Egypte. A 
l’occasion de la publication du premier rapport de l'OMS sur le suicide,
 l'Hebdo lève le voile sur le drame.
Chahinaz Gheith05-11-2014
 
" « Jusqu’à quand le suicide va-t-il rester un sujet tabou? Il faut arrêter de s’enfoncer la tête dans le sable comme l’autruche
 », lance Ibrahim Bayoumi, sociologue au Centre national des recherches 
sociocriminelles. Interdit par la religion, le suicide n’épargne pas 
pour autant les Egyptiens. Chaque jour, la presse rapporte des cas de 
personnes qui préfèrent la mort à la vie et qui passent à l’acte. La 
pauvreté, le chômage, les problèmes de famille, le mal de vivre, voire 
la frustration et la dépression nerveuse semblent pousser vers l’abîme."
Par vulnérabilité ou excès de désespoir, le suicide est devenu un 
échappatoire pour beaucoup de gens souffrant de troubles mentaux, de 
dépression, de stress, de problèmes familiers ou financiers. Ce qui 
était un tabou religieux et social devient ainsi, par la force des 
choses, une réalité alarmante. « Il faut agir pour répondre à un grave problème de santé publique resté trop longtemps tabou, mais tout à fait évitable
 », appelle la directrice générale de l’Organisation Mondiale de la 
Santé (OMS), Margaret Chan, à l’occasion de la publication pour la 
première fois d’un rapport sur le suicide.
D’après ce rapport, plus de 800000 personnes mettent fin à leurs jours 
chaque année dans le monde, soit un suicide toutes les 40 secondes. Le 
bilan est effroyablement plus lourd que celui des victimes de guerre ou 
de catastrophes naturelles réunis, selon l’OMS, qui juge « inacceptable
 » l’ampleur du phénomène. Le suicide figure parmi les trois principales
 causes de décès chez les personnes âgées de 15 à 44 ans, et est la 
deuxième cause de décès dans la tranche d’âge des 15-29 ans touchant 
deux fois plus d’hommes que de femmes. Qu’en est-il de l’Egypte? Le 
premier constat qui s’impose quand on aborde le suicide en Egypte, c’est
 que les chiffres manquent. Souvent, il faut se contenter des cas 
recensés par les services de sécurité. Des chiffres qui ne tiennent pas 
compte des tentatives manquées de suicide.
« Le problème, pourtant bien réel, en Egypte, est totalement 
occulté... D’où l’idée très fausse que le phénomène n’existe pas chez 
nous », s’inquiète Dr Fouad Al-Saïd, sociologue au Centre national des recherches sociocriminelles. « Le
 suicide reste un sujet tabou dans une société comme la nôtre, et ce, 
pour des considérations religieuses, culturelles, voire sociales. Bien 
sûr, il existe de nombreux cas de suicide qui ne sont ni déclarés ni 
médiatisés par peur que la honte d’un tel acte éclabousse la réputation 
de la famille », ajoute Al-Saïd. D’après lui, le seul chiffre dont 
on dispose date de 2009. Dans un rapport, l’Organisme central des 
statistiques et de la mobilisation générale a annoncé que 104000 
tentatives de suicide ont été signalées cette année-là, dont 5000 sont 
soldés par la mort. 66% des cas sont des jeunes âgés entre 15 et 25 ans.
Dr Al-Saïd, ainsi que d’autres experts, pensent que l’Egypte a témoigné
 d’une hausse de suicides en 2011, à tel point que les autorités 
religieuses ont décidé de réagir face au syndrome Bouazizi, ce citoyen 
tunisien dont le suicide a déclenché le Printemps arabe. En effet, le 
mois de janvier 2011 a témoigné de plusieurs tentatives de suicides 
devant les bâtiments symboliques de l’Etat comme le Conseil des 
ministres et l’Assemblée du peuple, et ont provoqué un vif émoi 
médiatique et populaire. En tout, 18000 tentatives de suicides ont été 
déclarées en 2011 au Centre national d’intoxication. D’après une autre 
étude sociale publiée au site Masrawy, 5 personnes sur 1000 optent pour le suicide, afin de se débarrasser de leurs problèmes quotidiens.
Dr Yasser Thabet, journaliste et auteur du livre intitulé Le Soupir des désespérés,
 assure à son tour qu’il est presque impossible de se référer à des 
chiffres officiels en ce qui concerne le cas de suicide. Il regrette la 
disparition depuis quelques années du rapport de la Sécurité générale 
alors qu’il était régulièrement publié par le ministère de l’Intérieur 
depuis 1919. Les chercheurs se référaient à ce rapport pour étudier les 
taux de suicide, de délits et de criminalité et leur répartition 
géographique. « A chaque fois que nous tentons de connaître ces chiffres, le ministère nous fait obstacle », se plaint-il.
« Le recours de l’Egyptien au suicide s’explique par un sentiment de désespoir et de dépression
 », explique le Dr Ibrahim Bayoumi, sociologue au Centre national des 
recherches sociocriminelles. Il l’explique partiellement par les 
spécificités des périodes de transition politiques souvent accompagnées 
de crises économiques et sociales. « L’émigration clandestine en 
Egypte vient illustrer un paysage social perturbé où le doute commence à
 émerger dans une tranche de la société quant à la possibilité de sortir
 d’une crise grave. En effet, 60% des suicidés sont des adolescents ou 
des personnes âgées de moins de 40 ans, pour la plupart issus de 
quartiers défavorisés », explique-t-il.
Le Dr Yasser Thabet attribue la responsabilité des suicides à 
l’inaction des institutions de l’Etat. Trois ans après la révolution du 
25 janvier qui réclamait « pain, liberté et justice sociale », 
les pauvres constatent qu’ils sont les grands perdants de ces 
événements, ils ont perdu tout espoir, surtout après les dernières 
décisions du gouvernement d’annuler les subventions sur le gaz, 
l’essence et l’électricité. « Les efforts déployés par le 
gouvernement pour fournir un niveau de vie convenable sont encore 
insuffisants. Jusqu’à quand les plus pauvres devront-ils attendre cet 
essor économique qui ne vient pas? Est-il logique que le gouvernement 
décide de geler les avoirs de 1055 ONG caritatives soupçonnées d’avoir 
des liens avec les Frères musulmans, sans trouver d’alternatives pour 
aider les milliers de pauvres qui recevaient des dons de ces 
associations ? », s’indigne-t-il.
Appréhender la problématique
Pour le Dr Nabil Al-Qott, il faut appréhender la problématique 
suicidaire dans sa complexité. Selon lui, le désespoir, la dépression 
nerveuse, les échecs scolaires, les déceptions affectives, l’oisiveté, 
les troubles mentaux… résument les principaux facteurs qui mènent droit 
au suicide. « Il n’y a pas de raison unique qui puisse expliquer un 
suicide ou une tentative de suicide. Il s’agit d’une accumulation de 
difficultés que la personne n’arrive pas à surpasser. Ne plus pouvoir 
contrôler sa vie peut être ressenti par certains comme extrêmement 
anxiogène », dit-il. Une impasse face à laquelle le Dr Al-Qott 
appelle à créer une ligne téléphonique SOS suicide comme celui dédié aux
 toxicomanes et dont l’objectif serait d’apporter un soutien immédiat 
aux plus désespérés.
Ces morts laissent derrière eux des personnes qui les ont aimés et qui 
se culpabilisent de ne pas avoir su les écouter. Pire encore, ces 
familles se retrouvent livrées à elles-mêmes après le suicide d’un 
proche. Autrement dit, le risque c’est de voir les proches de la 
personne décédée exprimer à leur tour une envie de suicide. Les 
spécialistes s’accordent à dire que c’est un risque très important. Dans
 ces cas, il ne faut pas occulter leur besoin de parler: au contraire, 
la personne doit pouvoir se confier ouvertement et mettre des mots sur 
ses maux. Al-Qott raconte le cas de deux enfants, âgés de 5 et 13 ans 
qui ont vu leur père pendu au plafond de sa chambre. « Toujours en 
état de choc, ma fille aînée ne parle pas et se réveille chaque matin en
 pleurs car elle fait des cauchemars la nuit », fulmine la mère en détresse.
« Contrairement à ce qu’on peut penser, personne n’est à l’abri du 
suicide. Il peut frapper à n’importe quel moment, touchant des êtres 
chers. C’est pourquoi nous devons tous agir pour rompre le silence », conseille Al-Qott."
 
