Compte rendu Communication journée  GRESCO, Groupe de Recherche et d’Etudes Sociologique du Centre Ouest, est un laboratoire de recherche en sociologie de l’Université de Poitiers et de l’Université de Limoges. Du 22 octobre : http://gresco.labo.univ-poitiers.fr/spip.php?article501&lang=fr
« Suicides pendant le service 
militaire grec : quand la masculinité tue » - DRONGITI Angeliki, 
Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, CSU-CRESPPA
L’armée de terre grecque constitue une des dernières 
armées européennes qui fonctionne avec un service militaire obligatoire.
 Les Grecs de l’âge de 18 à 45 ans doivent s’enrôler pour une période de
 9 mois. Cette étape est construite comme obligatoire au niveau du droit
 constitutionnel mais également au niveau de la vie sociale et elle est 
limitée aux seuls garçons. Pour qu’un jeune Grec puisse travailler, il 
faut qu’il ait accompli ses devoirs militaires. Parallèlement, le 
suicide est un phénomène assez fréquent au sein de l’armée de terre 
grecque. Selon le Comité de Solidarité aux enrôlés (Spartakos), il y 
aurait 6 fois plus de suicides au sein de la caserne que dans la société
 civile. On parle d’une tentative tous les 15 jours. L’enjeu de cette 
communication est donc de répondre à la question  (paradoxale) 
suivante : comment une institution qui se donne pour objectif de 
fabriquer « les vrais hommes » provoque par ailleurs des suicides dans 
ses rangs ? Je vais développer des éléments de réponses qui ont trait 
aux exigences de genre telles qu’elles sont imposées aux soldats de 
l’armée de terre grecque. Les officiers ne cessent de mentionner qu’ils 
sont responsables « d’enfants » qui ne deviendront des hommes que sous 
leur direction. La caserne est, donc, un lieu de socialisation au genre 
masculin, séparée physiquement de la société mais intégrée dans son 
champ social. Ici les fantassins sont sommés d’apprendre leur rôle 
masculin et de faire leurs preuves en réalisant des tâches domestiques 
quotidiennes, des activités corporelles extrêmes et en supportant une 
pression psychologique forte (brimades, changements de tâches, 
sanctions, challenges et ordres). Afin de produire une démonstration 
solide, je mobilise le cadre théorique d’Émile Durkheim sur le suicide 
comme résultat de la socialisation que je confronte à la théorie 
d’Erving Goffman sur les institutions totalitaires.
Mon enquête, menée depuis 2010, mobilise plusieurs 
méthodes et les matériaux produits sont constitués d’une mosaïque de 
données complémentaires (entretiens, archives, statistiques) afin de 
pouvoir analyser ce phénomène. Cette pluralité des méthodes et matériaux
 résulte de plusieurs difficultés d’accès au terrain. D’abord en tant 
que femme, je suis directement exclue de ce monde d’hommes. En tant que 
civile, je me trouve confrontée à un espace constitué comme une 
microsociété qui refuse les intrusions extérieures au nom de la 
protection de plans stratégiques nationaux, des moyens de guerre et même
 de la lutte contre l’espionnage. En outre, le suicide est un tabou en 
soi et particulièrement au sein de l’armée où il devient un sujet 
intouchable. Dans le cadre de cette communication, je vais m’appuyer 
particulièrement sur des entretiens semi-directifs menés auprès de 
soldats ayant commis une tentative de suicide, mais aussi avec des 
soldats, des officiers et des sous-officiers ayant vécu le suicide d’un 
soldat (ou un co-soldat) et des psychiatres de l’armée. J’utilise 
également des extraits de données statistiques obtenues de l’état-major 
de l’armée de terre grecque du Service Hellénique de Statistiques, et de
 sources alternatives (Comité de solidarité aux enrôlés – Spartakos, 
Association des Objecteurs de Conscience, Association de parents dont 
les enfants se sont suicidés ou sont morts pendant leur service 
militaire – Nikiforos).
Je défends trois arguments principaux : le premier 
regarde la procédure paradoxale de masculinisation au sein de la 
caserne, le deuxième étudie les facteurs du suicide liés au genre dans 
cette période et le dernier explique le suicide comme résultat des 
exigences sur le rôle masculin cette fois au prisme de la société 
grecque. Les caractéristiques principales du service militaire sont : 
une rupture avec la vie civile,  un arrêt de toutes les activités 
civiles antérieures, un programme quotidien des tâches à accomplir 
entièrement établi par les supérieurs de l’armée, des brimades 
psychologiques et corporelles, l’isolement, l’enfermement, les sanctions
 en cas de non soumission, une standardisation de l’apparence extérieure
 et des manipulations d’armes. Cette formation a un caractère paradoxal 
comme Anne-Marie Devreux l’a montré : le service militaire construit de 
« vrais » hommes tout en les obligeant à prendre la « place » des 
femmes. Ils effectuent sans cesse des travaux domestiques dits 
« féminins » – faire le ménage, faire son lit, ranger ses affaires, 
suivre des ordres des hommes, autant d’activités qui sont considérées en
 dehors de la caserne comme des activités/obligations féminines. L’armée
 impose ces activités mais ce rite de passage d’un âge à l’autre, de la 
vie adolescente à la vie adulte, de la puberté à la maturité, est déjà 
périmé selon Marc Bessin. Car, avant d’entrer dans le camp, le soldat a 
déjà expérimenté le rôle masculin, il est déjà dominant dans la vie 
sociale. Il fait des études, il a des rapports sexuels, il fume, il 
travaille : pour lui il n’est pas nécessaire d’apprendre à pratiquer sa 
masculinité. Ainsi, le service perd son caractère éducatif et 
contrairement au but recherché, cette socialisation de genre provoque 
une déstabilisation du rôle. Ce que Goffman appelle une perte de soi. La
 remise de soi à l’institution militaire est contrebalancée par les 
contacts que l’incorporé entretient à l’extérieur avec sa famille, ses 
ami-e-s et bien évidement avec sa petite amie. Le fait que la plupart 
des suicides aient lieu après la fin d’une relation intime est le signe 
d’une perte de masculinité, de la perte de l’identité masculine. En 
arrivant au camp, les soldats quittent, au seuil de la caserne, leur 
contrôle de soi et leur autodétermination, leur barbe, leur coiffure, 
leurs vêtements, leurs manières de se distinguer et de se définir parmi 
les autres. Les soldats auprès de qui j’ai mené des entretiens se voient
 comme une rivière kaki en portant tous le même uniforme. Un homme 
déprimé, mal placé et mal à l’aise dans une institution sans sens, 
dominé et fatigué par les brimades et des épreuves de genre 
quotidiennes, assez schizophréniques, peut mettre fin à ses jours au 
moment où intervient une rupture sentimentale avec sa petite amie. La 
copine n’est pas seulement une connexion avec la vie civile, ni 
exclusivement une manière d’organiser la sortie future, elle constitue 
aussi la figure rassurante de sa propre masculinité. Avoir une femme 
dans sa vie signifie être un homme. Perdant cette planche de salut de la
 virilité, il ne reste que soi à éliminer. Selon la théorie de Durkheim,
 on peut dire qu’on observe ici une régulation forte. La hiérarchie 
militaire contrôle les pensées, les réactions, les positions corporelles
 et elle modère les passions et les désirs des soldats. Via cet 
entrainement, ces brimades et ces stratégies de dégradation du soi, elle
 se désigne comme l’autorité légitime nécessaire pour l’existence du 
groupe. Elle a un rôle modérateur sur l’existence de l’individu. On 
voit, alors, selon la théorie de la socialisation de Durkheim et, en 
extension, selon sa typologie du suicide, que le suicide pendant le 
service militaire obligatoire en Grèce relève du suicide fataliste. Il 
faut introduire un autre élément du contexte militaire : à côté des 
brimades, il y a une autre pression sociale qui découle du stress des 
changements sociaux. L’individu perd l’envie de vivre : il ne donne plus
 de sens à sa vie et son estime de soi diminue dans la caserne. La 
réalité militaire est une réalité dure, mais elle protège le soldat des 
nouvelles responsabilités qui surviendront dès son entrée dans la 
société. En suivant les changement de rôles, civil- soldat-civil, malgré
 ce rite de passage périmé, le retour vers la vie civile n’est pas une 
affaire neutre. Le jeune homme ne sera plus le même car pour ses 
proches, pour sa famille et pour la société grecque, il sera enfin 
capable de travailler et de devenir responsable de sa vie. Les individus
 qui ne sont pas encore passés sous le drapeau se considèrent comme de 
futurs soldats et pas comme de jeunes hommes travailleurs. Ce n’est pas 
que les soldats se sentent plus matures ou plus prêts à travailler, 
c’est que l’égard de la société est tel. Les autres attendent qu’il soit
 changé mais lui-même ne comprend ces nouvelles exigences. L’appelé 
s’attache alors au rôle du soldat et se suicide par crainte et, en même 
temps, par désespoir de l’avenir. C’est comme si le fantassin restait 
conformé à ce nouveau rôle qu’il a « appris » avec difficulté et qu’il 
n’arrive plus à se décrocher de l’institution. Je suppose, alors, que la
 fin de ses jours résulte alors d’une intégration sociale au groupe 
militaire, comme Durkheim l’a écrit (suicide altruiste). Je vais donc 
montrer que les exigences du rôle masculin telles qu’elles sont 
reproduites au sein de l’armée de terre grecque, peuvent provoquer des 
comportements suicidaires chez les jeunes hommes grecs. Selon, la 
typologie durkheimienne nous avons à la fois un suicide fataliste et un 
suicide altruiste qui est lié au genre masculin de deux point de vue : 
un qui a à faire avec la procédure elle-même (brimade, pression 
psychologique, perte de masculinité) et un qui correspond aux exigences 
futures du rôle masculin après la fin du service.
autre intervention Journée d’études doctorales du CSU Mercredi 12 novembre 2014  "Comment l’armée de terre grecque traite les suicides et les 
suicidaires : une enquête empirique au sein d’un hôpital psychiatrique 
militaire."Angeliki Drongiti en savoir plus sur la journée du CSU http://www.csu.cnrs.fr/spip.php?article1850 
 
