Sociologue du genre, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)
Déclaration d’intérêts
Gabrielle Richard ne travaille pas, ne conseille pas,
ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui
pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre
affiliation que son poste universitaire.
Cet article est publié dans le cadre de la deuxième édition du Festival des idées,
qui a pour thème « L’amour du risque ». L’événement, organisé par USPC,
se tient du 14 au 18 novembre 2017. The Conversation France est
partenaire de la journée du 16 novembre intitulée « La journée du
risque » qui se déroule à l’Institut national des langues et
civilisations orientales (Inalco).
Une classe de seconde. Les pupitres sont disposés en cercle. Les
élèves, légèrement hébétés, évoquent la situation suivante : une amie
aurait été filmée à son insu lors d’un acte sexuel, et sa vidéo circule
sur le web.
– Adrien : Déjà, je lui dis : « Ne te suicide même pas ». Parce que les jeunes, ils peuvent trop se suicider.
– Margot : Si moi ça m’arrive, je vais être traumatisée donc je me suicide.
– Romane : Moi je me suicide, c’est clair. Parce qu’après, tous les gens vont parler de moi. (Les prénoms ont été changés)
L’anecdote ne rassurera aucun parent ou adulte. Il reste que dans une enquête récente menée auprès de collégien·ne·s et de lycéen.ne.s de la région Île-de-France,
le suicide était sur toutes les lèvres, même s’il n’était abordé, de
près ou de loin, par aucun.e des chercheur·e·s menant les entretiens.
Les élèves évoquaient spontanément le désespoir susceptible d’être
engendré chez leurs pairs, surtout chez les filles, aux prises avec des
situations délicates sur Internet, principalement à caractère sexuel, où
leur réputation viendrait à être entachée de façon grave. Quels dangers d’Internet ?Malgré cette omniprésence du suicide dans les discours des jeunes,
celui-ci ne fait pas partie des « grands risques » associés à leurs
cyberpratiques. Dans la mouture 2014 de l’enquête European Union Kids Online,
menée auprès de 10 000 jeunes de 33 pays, 17 % des jeunes de 9 à 16 ans
rapportent avoir été dérangés ou perturbés par quelque chose sur le web
au cours de la dernière année.
Quels sont alors ces grands risques associés au cyberespace pour les
jeunes ? À en croire les médias et les institutions publiques, ces
dangers seraient d’au moins quatre ordres : exposition à du contenu non
désiré (pornographie, violences), contact par une personne inconnue (stranger danger),
addiction aux outils numériques et cyber-harcèlement. Ainsi,
l’exposition des jeunes à la pornographie est perçue comme
problématique, qu’elle soit non désirée ou consommée volontairement.
Dans une enquête récente
auprès d’un échantillon représentatif d’adolescent·e·s français.es,
55 % des garçons et 44 % des filles ayant déjà eu un rapport sexuel
considèrent que la pornographie a influencé leur apprentissage de la
sexualité, plusieurs affirmant avoir déjà « essayé de reproduire des
scènes ou des pratiques » vues dans des vidéos pornos.
Ceci dit, en dépit de ce que soulignent les médias de masse, la prise
de risque principale pour les jeunes n’est ni l’exposition à des contenus sexuels non désirés, ni d’être approché par un prédateur sexuel inconnu, ni de développer des comportements addictifs aux outils numériques. « Il ne sert à rien d’interdire les portables ».
Il s’agirait, selon la sociologue Jessica Ringrose,
de la pression sexuelle exercée de la part des pairs et arbitrée sur le
web. « Le harcèlement sexuel a toujours existé, mais les doubles
standards sexuels se manifestent sous de nouveaux jours avec les outils
numériques », explique la chercheuse qui s’intéresse à la régulation
sexuelle des filles et à l’émergence d’un cyberactivisme féministe. « Il
ne sert à rien d’interdire les portables ou de limiter l’accès au web.
Ce qu’il faut, c’est une meilleure éducation à la sexualité, une
éducation centrée sur l’égalité des sexes ». Pourquoi naviguer malgré les risques ?À force d’ancrer les usages numériques dans le champ des risques à la
santé publique, on en viendrait à oublier que les réseaux sociaux et
les outils numériques présentent également leur lot d’opportunités. En
effet, pour peu que l’on s’intéresse aux pratiques quotidiennes des
adolescent·e·s, force est de constater qu’elles sont beaucoup plus
nuancées que le laissent entendre ces discours publics sur la prise de risque.
Dans les faits, toutefois, le cyberespace présente une plus-value non
contestable pour des adolescent·e·s qui cherchent à se constituer leur
propre identité, à être reconnu·e·s par leurs pairs et à prendre leurs
distances par rapport à leur famille.
Hormis l’aspect divertissement (vidéos, jeux) et le soutien au
travail scolaire, les pratiques numériques contribuent en effet à
l’alimentation d’une sociabilité juvénile numérique. La participation au
monde virtuel nécessite de mettre en scène sa propre personne,
c’est-à-dire de se présenter à son avantage en fonction de critères souvent fortement genrés.
La production de photos ou de vidéos permet ainsi à un individu de
prouver qu’elle ou il possède bien le dernier gadget technologique, a
bien fréquenté telle personne ou réussi telle prouesse valorisée par ses
pairs. L’enjeu est donc d’attirer l’attention sur soi, d’obtenir des
retours de la part d’un public, souvent sous la forme de likes. Dans la socialité juvénile numérique, l’enjeu est d’attirer l’attention sur soi.
L’analyse microsociologique des échanges entre adolescent·e·s sur les
réseaux sociaux suggère qu’elles et ils accordent une valeur sociale
aux liens intimes entretenus avec certains pairs privilégiés. Les
travaux de la sociologue de la communication Claire Balleys, notamment,
suggèrent que la mise en scène de ces liens sociaux se fait souvent
autour d’un partage réciproque d’intimité. Ici, la prise de risque (par
exemple, en confiant un secret) n’est pas seulement un mal nécessaire,
mais la preuve patente de la confiance qu’on accorde à certaines personnes.
Dans ce contexte, la sociabilité numérique est à comprendre non
seulement comme le prolongement d’une sociabilité en présentiel, mais
bien comme une manière de la renforcer. Cela se produit par le partage
d’expériences similaires (#balancetonporc),
la diffusion d’informations privilégiées (secrets, rumeurs), le
maintien du lien à distance ou encore la facilitation des rassemblements
en présentiel. On comprend dès lors aisément à quel point le jeu semble
en valoir la chandelle, et à quel point les avantages constatés
quotidiennement justifient la prise de risques occasionnels et
potentiels comme le ternissement de la réputation, l’exposition à des
images choquantes ou la sollicitation occasionnelle par un quidam. Quelles stratégies pour contourner les risques ?Dans la plupart des enquêtes, les jeunes sont nombreux à rapporter
avoir mis en place une stratégie pour minimiser les risques auxquels ils
se retrouvent exposés. Leurs stratégies diffèrent en fonction des situations problématiques vécues ou appréhendées.
Des mesures d’ordre technique peuvent être prises, soit de manière
préventive, soit après avoir vécu un évènement désagréable. On choisit
de modifier les paramètres de sécurité, d’installer des filtres ou de
rapporter les utilisateurs problématiques aux instances décisionnelles
du réseau social où ils sévissent. On décide de trier les demandes
d’amitié ou de bloquer certains contacts. On préconise certaines
plateformes au détriment d’autres en fonction de la possibilité d’y être
anonyme, on falsifie les informations personnelles données ou on efface
les tags nous identifiant dans des photos peu flatteuses. On opte pour des choix de photos de profil neutres et non-intimes.
Au-delà de ces ajustements, les jeunes rapportent préconiser d’autres
stratégies pour éviter des situations dangereuses sans toutefois mettre
en péril leur position sociale, puisque c’est là tout l’enjeu. Les
adolescentes interrogées dans une étude britannique
font preuve d’une grande créativité pour gérer leur réputation tout en
ménageant les sensibilités des garçons à qui elles refusent d’envoyer
une photo intime. Certaines évitent de dire non pour ne pas avoir l’air
prudes, mais répondent que c’est une meilleure amie qui détient la photo
désirée. D’autres déplorent ne pas avoir assez de crédits pour envoyer
la photo par SMS, ou envoient celle d’un chat (au lieu de la photo de
« chatte » réclamée…). D’autres encore choisissent de mettre elles-mêmes
en ligne les photos demandées, pour être les actrices de leur
production comme de leur diffusion.
Les efforts de prévention des risques dépendent évidemment de la
manière dont on se représente ceux-ci. Il paraît vain, par exemple, de
répéter aux filles d’arrêter d’envoyer des photos de leur corps, comme
le suggèrent certaines campagnes sur la sécurité numérique.
C’est ne pas comprendre que ce sont les dynamiques de pouvoir entre
pairs qui permettent que les parties du corps des filles (comme les
photos de poitrines) soient perçues comme des commodités à forte valeur.
Il est inefficace de conseiller aux jeunes de faire preuve de la plus
grande vigilance face aux personnes qui prennent contact avec eux si le
« danger » principal, dans les faits, provient de leurs proches.
Et si on acceptait qu’en matière de prise de risque en ligne, les
intuitions des adolescent·e·s et leur connaissance des réseaux sociaux
valent mieux que les injonctions des adultes ?