La souffrance des enfants
trans’
Aude
Lorriaux 11.12.2014 http://www.slate.fr/story/95615/les-enfants-trans
Un rapport
remis au Conseil de l’Europe, qui doit être rendu public prochainement et que
Slate s'est procuré, pointe les difficultés de cette population peu visible et
méconnue.
Thérapies de
normalisation dévastatrices, harcèlement à l’école de la part de leurs
camarades voire de la part du corps enseignant, rejet de la famille ou au
contraire pression sociale sur les parents qui acceptent la situation de leur
enfant: un rapport remis au Conseil de l’Europe, qui doit être rendu public
prochainement et que Slate s'est procuré, pointe les difficultés d’une
population peu visible et méconnue: celle des enfants trans’. Des enfants qui,
selon le rapport –dont l'auteur est Erik Schneider, un psychiatre et
psychothérapeute, co-fondateur de Transgender-Luxembourg– «ressentent un
décalage entre ce qu’ils se sentent être et les attentes de leur entourage
fondées sur le sexe qui leur a été assigné à la naissance».
Il y aurait
environ un enfant trans’ pour 500 personnes, selon le rapport. Soit, en France,
environ 132.000 personnes et en Europe, près de 1,5 millions. Pour l’instant,
la majeure partie de ces enfants reste «invisible», à la fois parce que
leurs parents ne connaissent pas cette réalité et sont donc incapables de la
détecter, et parce qu’il reste très difficile pour ceux qui en ont conscience
de l’accepter et d’emmener leurs enfants chez un spécialiste:
«Il
y a des jeunes trans' mais ils vivent sous le radar», commente Laura Le
Prince, membre de la CNCDH et d’HES (Homosexualité et sexualisme).
Cependant,
les équipes médicales françaises voient arriver beaucoup plus de familles
accompagnées d’enfants, depuis environ «trois ou quatre ans». «Les
demandes augmentent, grâce à des reportages notamment qui ont permis de faire
passer certaines choses dans les familles. La question trans-identitaire est
aussi plus présente dans la société, que ce soit en France ou en Europe»,
commente le docteur Morel-Journel, chirurgien urologue et sexologue, et membre
de la Sofect (Société française d'étude et de prise en charge du
transsexualisme) à Lyon.
«Elle disait qu’elle était une fille, elle le répétait
encore et encore»
Certains
enfants trans s’identifient clairement au sexe opposé, tandis que d’autres ont
une «identité de genre» plus fluide, se sentant
«appartenir alternativement à l’un, à l’autre, aux deux (sexes)». Pour éviter
de tomber dans des catégories rigides, le docteur Erik Schneider, utilise la
notion d’«autoperception». Cette notion invite à «rester au plus près du
ressenti de l’enfant et de ce qu’il dit de lui-même, sans l’enfermer dans des
catégories d’adultes qui lui sont étrangères», en reprenant les mots de
l’enfant.
On «repère»
généralement les enfants trans' à la suite de comportements classiques tels que
le fait de chaparder pour les «garçons» les vêtements de leur mère ou de
leur soeur, d’insister pour être appelés par un prénom différent, ou d’exprimer
à répétition et avec insistance une préférence pour les marqueurs sociaux
habituellement réservés à l’autre sexe. Mais il n’y a pas de lien systématique,
insiste le rapport, entre de tels comportements et «le genre futur»
qu’adoptera finalement l’enfant. D’autant que les enfants expriment aussi de manière général beaucoup plus facilement
un genre fluide que les adultes, ce qui peut être trompeur.
Il n’y a pas d’«âge» à partir duquel les enfants
trans' expriment leur genre. «C’est à trois ans que Lucy nous a dit pour la
première fois qu’elle n’était pas un garçon mais une fille. Au début, mon
ex-mari et moi pensions que c’était un bavardage d’enfant et nous lui disions:
"non, tu es un garçon"[1], mais elle n’en démordait pas. Elle
disait qu’elle était une fille, elle le répétait encore et encore», indique
une mère de l’association allemande Trakine, citée dans le rapport.
Taux de suicide deux fois plus élevé
Ces enfants,
très souvent, ne sont pas écoutés et leurs souffrances sont déniées, ce qui
peut avoir des conséquences dramatiques. «Il existe un risque de suicide
lorsqu’un enfant trans’ a l’impression qu’il ne peut pas vivre son moi
authentique, qu’il doit étouffer ou ‘tuer’ la partie trans’ de lui-même»,
indique le Dr Schneider dans son rapport.
Témoignage
touchant, une mère rapporte avoir entendu un jour sa fille –à laquelle on avait
assigné le sexe masculin à la naissance– lui affirmer à 6 ans seulement,
qu’elle voulait écrire un livre intitulé Quand je serai grande… je serai une
femme ou je serai morte.
67%
des jeunes
trans’ de 16 à 26 ans sondés dans une enquête en ligne de l’association
Homosexualité et socialisme avaient ainsi «déjà pensé au suicide»
Même si très
peu d’études sont disponibles, leur taux de suicide est à coup sûr beaucoup
plus élevé que la moyenne des enfants: 67 % des jeunes trans’ de 16 à 26 ans
sondés dans une enquête en ligne de l’association Homosexualité et socialisme
avaient ainsi «déjà pensé au suicide» et 34 % avaient fait «une ou
des tentatives», principalement de 12 à 17 ans (contre en moyenne 15% des jeunes de 15 ans).
La famille,
elle, est souvent dépassée. «Il faut se rappeler que la première phrase du
médecin à la naissance est "c’est un garçon" ou "c’est une
fille’"», souligne Arnaud Alessandrin, docteur en sociologie et
spécialiste de la question trans’, pour rappeler la forte polarisation des
sociétés autour de deux genres bien distincts, et donc la désorientation des
parents face à la perte de ce repère social.
La famille
peut par ailleurs devenir l’une des causes principales de souffrance
psychologique des enfants. «En particulier, lorsqu’un enfant annonce à ses
parents qu’il souhaite faire une transition, il est courant que ceux-ci
réagissent par le rejet, le refus de la transition, ainsi que par la violence
émotionnelle et/ou physique», relève le rapport, qui a recensé des cas de
violence sexuelle de la part de la famille elle-même.
Ces
réactions génèrent des tensions et des conflits, mais ceux-ci s’apaisent
lorsque la famille est informée, notamment le jour où l’enfant est emmené chez
un spécialiste compétent. «Mais après les parents peuvent être au contraire
trop pressés et précipiter la transition de l’enfant”, une réaction qui
présente également un “risque”», selon le Dr Morel-Journel, chirurgien.
D’où la nécessité, selon le rapport, de mieux accompagner les familles et de
mettre à disposition des informations claires et précises.
«Les parents
font souvent la confusion entre orientation sexuelle et identité de genre», relève Clémence Zamora-Cruz,
porte-parole de l’Inter-LGBT, qui elle aussi milite en faveur d’un meilleur
accompagnement des parents.
Une «torture horrible» et «quotidienne» à l’école
C’est à
l'adolescence, lorsque le corps change, que les souffrances sont les plus
aiguës. C’est aussi à l’adolescence que les moqueries des camarades sont les
plus blessantes. «Les enfants qui ne se conforment pas aux normes de genre
courent un risque particulier d’être harcelés à l’école et d’y subir de la
violence psychologique, physique et sexuelle», met en garde le document
commandé par le Conseil de l’Europe.
Face à cela,
le personnel de l’Education nationale, en France, mais aussi dans la plupart
des pays d’Europe, se montre souvent au mieux démuni, au pire fait preuve
d’intolérance. «Lorsque des écoles essaient de forcer les jeunes filles
trans' à aller dans les toilettes des garçons, elles les exposent à des
violences sexuelles», prévient ainsi le docteur Erik Schneider. «Les
enseignants considèrent que la question trans' est une question d’adultes, ils
considèrent que les enfants trans' n’existent pas», commente Arnaud
Alessandrin, qui a co-dirigé l’ouvrage Tableau noir: les transidentités et l'école.
«La question
de la transphobie n’est apparue que récemment à l’école et elle apparaît
tardivement dans le cursus: il faut attendre le lycée. Elle n’est évoquée qu’à
la marge par les associations (Sos homophobie et Contact) dans les
interventions en milieu scolaire et ces associations interviennent peu pour des
raisons budgétaires»,
explique-t-il.
Le rapport
pointe par ailleurs des cas de harcèlement provenant du corps enseignant
lui-même. «Son école n’était pas compréhensive; même quand un docteur les a
informés que mon enfant était transgenre, cela n’a fait aucune différence pour
eux. Le harcèlement a continué avec la même intensité, non seulement de la part
des autres enfants, mais aussi de la part de certains enseignants et du
directeur adjoint. A l’âge de quatorze ans, j’ai pris la décision de la retirer
du système scolaire à cause de la torture horrible qu’elle subissait
quotidiennement de la part des enfants et des adultes», rapporte ainsi une
mère.
Des «thérapies» violentes
Comprenant
que leur enfant vit un calvaire, certaines familles finissent par se tourner
vers le corps médical. Mais les médecins sont rarement tous assez bien formés
ni assez conscients des enjeux. Le rapport fait ainsi état de pratiques pour le
moins troublantes, appelées «corrections» par l’auteur, telles que
l’ordre intimé de s’habiller autrement, ou même de marcher différemment. Une
institution proposait par ailleurs à des parents de couper tout contact avec
leur enfant pendant plusieurs mois, «pour que l’enfant soit brisé et
reconstruit par des professionnels». Deux de ces «thérapies» ont
abouti au suicide du «patient», considéré comme malade de sa
transidentité.
Hélas, selon
le docteur Schneider, contacté par Slate, «il y a peu de témoignages car les
enfants ont des réactions post-traumatiques et le système protège les gens qui
appliquent ces mesures». Son rapport conclue
d'ailleurs:
«Tant que les professionnels de santé ne reconnaissent
pas la transidentité comme l’un des facteurs centraux de la suicidalité, cela
les empêche de dispenser les soins adéquats aux enfants trans’ suicidaires et
donne lieu à des internements psychiatriques d’une durée disproportionnée dans
la plupart des cas».
A côté de
ces «approches correctrices» subsistent des approches «normalisatrices» moins
violentes physiquement mais blessantes psychiquement et tout aussi inefficaces
semble-t-il:
«Selon cette
approche, il est conseillé au père de développer une relation positive avec
l’enfant, et aux parents d’encourager les interactions positives de l’enfant
avec ses pairs du même sexe biologique, tout en ignorant les comportements
associés au sexe dit “opposé” ou en essayant d’en distraire l’enfant grâce à
d’autres activités», explique
le rapport.
«Cette
approche est tout aussi problématique que la première dans son principe, commente Erik Schneider. Elle
suggère implicitement à l’enfant qu’il ne mérite l’intérêt de ses parents que
s’il se conforme aux normes de genre». Avec pour résultat, selon la
psychologue Diane Ehrensaft, que les enfants présentent alors des «symptômes
d’anxiété, de stress, de détresse, de colère et de dépression».
A l’école, laisser le choix du coming-out à l’enfant
Au contraire
de ces méthodes coercitives ou qui nient les demandes répétées de l’enfant, le
rapport suggère de recourir à des «approches acceptantes», qui
privilégient l’écoute et se «distancient de la pathologisation des identités
et des expressions de genre».
«Selon les
approches acceptantes, l’enfant est laissé libre d’explorer quelle expression
de genre lui correspond le mieux et la liberté lui est laissée de changer
d’avis dans le parcours d’exploration de son identité», explique Erik Schneider.
A l’école,
il convient d’accepter le prénom que les enfants ont choisi, à l’image de la
loi argentine de 2012 qui impose ce respect aux institutions. Ainsi, selon une étude américaine menée sur des jeunes
trans’ de 15 à 21 ans et citée par le rapport, «les taux de dépression, le
sentiment d’insécurité à l’école et de non-appartenance diminuent avec
l’augmentation du nombre d’environnements où les jeunes trans’ sont autorisés à
utiliser leur prénom correspondant à leur identité de genre».
Comme le
prévoit une loi californienne, les enfants trans' doivent par ailleurs avoir le
droit de participer aux activités sportives et scolaires, «conformément à
leur identité de genre», intime le rapport. «Les écoles ‘bienveillantes’
acceptent la transidentité de l’enfant et vont surtout laisser à l’enfant le
choix de la révéler ou non», complète Erik Schneider.
Bloquer la puberté
Plus de
tolérance et une meilleure écoute facilitent la vie des enfants trans’, mais
peuvent sembler insuffisants face aux transformations du corps, source d’une
grande détresse chez ces enfants, comme le montre ce témoignage:
Mon fils a
toujours été garçon manqué. Quand sa poitrine a poussé, il se la frappait sans
doute pour essayer de la faire rentrer.
Témoignage
d'une mère
«Mon fils a
toujours été garçon manqué, il ne jouait pas aux poupées mais adorait le foot,
les billes, les petites voitures, bref tous les jeux de garçon!, il s'est aussi
toujours senti attiré par le sport (…). Quand sa poitrine a poussé, il se la
frappait sans doute pour essayer de la faire rentrer. Son enfance a été
heureuse mais son adolescence a été difficile, avec des tentatives de suicide
(3 tentatives) et des séjours dans des hôpitaux. Quand les règles sont
apparues, il a vécu ça comme la fin du monde. Il ne supportait pas ça, il s'est
même privé de manger pour maigrir et là il ne les a pas eues pendant plusieurs
mois et il était content mais j'ai eu peur qu'il tombe dans l'anorexie».
Sur le plan
médical, de plus en plus de pays ont donc recours à des «bloquants de
puberté», dont l’utilisation est sujette à débat dans la communauté
médicale quant à la nécessité de leur utilisation, et si oui, à quel moment et
dans quelles conditions.
Au Royaume
Uni, en Allemagne, en Belgique et aux Pays Bas, ces traitements qui sont
réversibles et arrêtent le développement de la puberté de l’enfant pour lui
laisser le temps de choisir sont testés depuis plusieurs années. Ils le sont
aussi depuis peu en Italie. Les équipes hollandaises, pionnières en la matière,
le recommandent jusqu’à l’âge de 16 ans, et dès l’âge de 10 ou 12 ans.
Soulager la souffrance
Pour le
docteur Schneider «il ne faut pas fixer un âge arbitraire. L’important est
de regarder les besoins, de regarder comment cette personne s’exprime».
Clémence
Zamora-Cruz qui à 6 ans déjà affirmait à son père «ne
pas être un garçon», est sur la même ligne:
«On doit
pouvoir donner des bloquants à partir du moment où le corps change et où cela
fait souffrir l’enfant. C’est une question de droits et il faut soulager cette
souffrance. Cela peut être 12 ans ou 14 ans ou plus tard, il faut le faire à
partir du moment où la personne souffre trop».
En France
aussi des équipes ont commencé à donner des bloquants de puberté à des mineurs,
mais ils sont très peu nombreux, et opèrent en «zone grise», puisqu’il
n’existe aucune autorisation de mise sur le marché de ces médicaments pour un
tel usage. A Lyon, sept mineurs de 13 à 18 ans en ont ainsi reçu, selon le
docteur Morel-Journel, et d’autres mineurs sont aussi pris en charge à Paris et
Marseille. Mais ces cas sont très rares, et contrastent avec la très grande
majorité de jeunes trans' ou de familles à qui l’on oppose une fin de
non-recevoir.
«On est un
peu en retard par rapport aux autres pays mais il n’y a pas tant de données que
ça. Et ce n’est pas comme l’ablation des amygdales, on ne sait pas ce que ces
changements donneront dans 10 ans ou 15 ans. D’un côté, on a envie
d’accompagner ces enfants par empathie et de l’autre, il faut bien reconnaître
qu’on manque de recul», explique Nicolas Morel-Journel.
Ballet bien réglé de rose et de bleu
Par
ailleurs, le chirurgien pointe la nécessité d’une évolution sociétale pour
pouvoir sereinement bloquer la puberté de certains enfants, ou commencer une
thérapie hormonale avec des hormones du sexe opposé. «On ne peut pas avancer
tout seuls, nous médecins, il faut aussi que ces enfants soient intégrés,
qu’ils puissent avoir une structure. Que se passera-t-il en effet si on
administre des hormones à un enfant et que celui-ci a un problème d’identité
sur le plan juridique? On ne peut pas aborder ces question que sous l’angle
médical, l’angle juridique et sociétal sont aussi importants. Il faut accélérer
les décisions politiques et que les lois puissent être assouplies», plaide
le spécialiste, qui ne comprend pas bien la «rigidité» des
autorités à vouloir par exemple garder l’inscription du sexe sur la carte
d’identité, quand un signe masculin ou féminin sur les papiers ne sélectionne
que 50% de la population. «Ce n’est pas très discriminant. Est-ce qu’on en a
tant besoin? Cela ressemble plus à un besoin moral», observe-t-il.
Les trans’,
encore aujourd’hui, semblent gêner notre modèle sociétal en bouleversant les
certitudes acquises sur la différence homme-femme, le genre et le sexe
biologique. Ils jettent, comme le notait la philosophe Judith Butler en 1990, un «trouble» dans
une société qui a désespérément besoin de repères fixes.
La figure du
«travesti» (qui, en tant que tel, n’a pas forcément une identité de
genre différente de celle du sexe qu’on lui a assigné à la naissance, mais est
une image qui pointe vers ce «trouble» de l’identité), dérange. Car il
révèle la structure imitative du genre, ballet bien réglé de rose et de bleu
joué et rejoué chaque jour, et «manifeste ce que nous voudrions oublier»,
qu’il n'y a «pas d'original», et que «nous vivons dans un monde de
copies», pointait la philosophe.
Les enfants
trans' dérangent tout autant, mais par leur statut qui est traditionnellement
associé à l’enfance de victime «pure», ils appellent la société à plus
de tolérance. Ils sont sans doute les plus puissants vecteurs d’un changement
des mentalités. Et les plus à même de faire bouger les lignes sur cette
question: doit-on forcer des êtres humains à se conformer à tout prix à un
habit qui les plonge dans la dépression et le suicide, ou la société doit-elle
admettre une plus grande fluidité dans le genre?
1 — Le rapport notait par erreur "non, tu es une fille".
Nous avons corrigé pour une meilleure compréhension de l'article.