jeudi 30 octobre 2014

PRESSE NORD PAS DE CALAIS : Agriculteurs : l’isolement les mène-t-il au suicide ?

Ambricourt   Agriculteurs : l’isolement les mène-t-il au suicide ?

Publié le 30/10/2014 http://www.lavoixdunord.fr/
PAR ANNE-SOPHIE PUJOL

Depuis le 13 octobre, les agriculteurs disposent d’un service d’écoute pour partager leur mal-être : Agri’écoute. Cela complète les dispositifs de prévention des cas de détresse, comme le suicide, dans un secteur où la solitude devient omniprésente.


Depuis le 13 octobre, les agriculteurs disposent d’un numéro de téléphone gratuit mis en place par la MSA, en cas de mal-être. Les appels sont anonymes et gratuits. PHOTO ARCHIVES « LA VOIX »


« Quand j’étais petit, pendant la campagne betteravière, tout le monde nous aidait à ramasser : les cousins, les amis, les voisins. On se retrouvait tous le midi ou le soir pour manger, c’était un moment convivial. Aujourd’hui, les machines ont de telles capacités de stockage, qu’une seule personne suffit. » Ce souvenir c’est François Douay qui le raconte.
Fils d’agriculteur à Boisjean, même s’il suit des études de droit et veut devenir avocat, à 27 ans, il traîne encore ses bottes sur l’exploitation pour donner un coup de main le week-end. Son père produit pois de conserve, flageolets, salsifis, haricots... pour Bonduelle, l’usine de Renescure. « On s’achemine, remarque-t-il, vers une individualité des structures agricoles. » C’est tout le problème.
L’agriculteur d’aujourd’hui cultive sa solitude. Pour plusieurs raisons et presque malgré lui.
Il est de plus en plus célibataire. Et quand il est marié, son épouse travaille à l’extérieur. « Avant, quand le conjoint travaillait sur l’exploitation, on partageait les mêmes outils, les mêmes projets », détaille Gilberte Capuron, président de la Mutualité sociale agricole (MSA). Aujourd’hui, la coupure avec le monde extérieur est d’autant plus marquante chez les éleveurs, qui ont la contrainte des bêtes, 365 jours par an.
De manière globale, souligne Jean-Bernard Bayard, président de la Chambre régionale d’agriculture, « les agriculteurs sont des gens qui gardent leurs problèmes pour eux ». D’où ce nouveau numéro de téléphone, ouvert depuis le 13 octobre, par la MSA : Agri’écoute (lire ci-contre). « C’est un outil à disposition quand ça va mal », explique Gilberte Capuron.
Être seul est une chose, mais l’agriculteur est aussi de plus en plus « acculé » par les charges : administratives et financières. Faute d’avoir demandé de l’aide, il peut penser que sa seule échappatoire est le suicide.

AGRI’ÉCOUTE

Un numéro gratuit, le 09 69 39 29 19 pour les agriculteurs en détresse. La plate-forme nationale est ouverte sept jours sur sept, 24 h/24 depuis le 13 octobre (prix d’un appel local, gratuit depuis une box). L’appel est anonyme.
Au bout du fil, des « écoutants », de SOS Phénix suicide ou SOS Amitié, formés à l’écoute des personnes en situation fragile qui sont là pour écouter et rassurer la personne. Avant, la MSA était juste partenaire de SOS Amitié : un numéro de téléphone existait, « mais il n’était pas forcément dédié aux agriculteurs », explique la Mutualité sociale agricole (MSA) du Nord – Pas-de-Calais.
Agri’Écoute vient en complément du plan suicide initié par Bruno Lemaire en 2011. D’après un rapport de l’Institut de veille sanitaire, le suicide est la 3e cause de décès chez les agriculteurs.

Ambricourt
Suicide des agriculteurs : « À quoi sert un tracteur s’il n’y a plus de bonhomme dessus ? » (2/2) Publié le 30/10/2014
PAR A.-S. P.

Sur le papier, même si Agri’écoute n’est pas remonté aux oreilles de tous les agriculteurs dans le Montreuillois, le dispositif de la MSA est une bonne idée. Mais au-delà des difficultés du métier, il existe souvent bien d’autres facteurs qui peuvent conduire au suicide.

Les agriculteurs acculés

Gilberte Capuron parle de l’embargo russe qui a perturbé le marché, des aléas climatiques, prévoit une année laitière « difficile »… La présidente de la MSA rappelle que l’agriculteur est le seul acteur économique qui ne fixe pas son prix.

Jean-Bernard Bayard, le président de la Chambre régionale d’agriculture, met en avant les normes qui ne cessent de changer, sur les zones vulnérables, les capacités de stockage pour le fumier. « À tel moment, c’est tel volume, à un autre moment, tel autre volume. Entre-temps, les agriculteurs investissement et après, ils en ont ras la casquette ! » Ces facteurs, ajoutés au stress, à l’isolement, aux soucis financiers, mènent parfois l’agriculteur vers une issue tragique.


La goutte d’eau

Mais prudence, dit Jean-Bernard Bayard, dans l’interprétation du rapport de l’Institut de veille sanitaire (INVS) sur le suicide chez les agriculteurs. « Il ne faut pas dramatiser. C’est l’addition de plusieurs situations et il y a une goutte qui fait déborder le vase. Est-ce que cette goutte est toujours liée au travail ? »

Le président de la Chambre régionale d’agriculture précise par ailleurs que, si le suicide semble si élevé chez les agriculteurs c’est que, « dans le monde rural en général, les gens sont plus déterminés. Et au lieu de parler, ils passent à l’acte. »


Lever les tabous

« Depuis 2011, chaque caisse régionale de la MSA s’est appropriée le plan suicide en organisant des soirées, des conférences, en créant des partenariats avec SOS amitié, comme ça a été notre cas », ajoute Gilberte Capuron.

Dans la région, en 2012, la MSA s’est associée à la Compagnie des oliviers qui a créé une pièce de théâtre bâtie sur des témoignages d’agriculteurs parmi lesquels une phrase reprise par le metteur en scène : « A quoi ça sert un tracteur s’il n’y a plus de bonhomme dessus ? » Sous-entendu : à quoi ça sert d’investir dans du matériel si l’agriculteur ne fait pas attention à sa santé ? « Cette pièce permet d’aborder toutes les contraintes et problèmes qui peuvent mener au suicide. » Y’a un os dans le chicon, sera jouée le 8 décembre à Desvres et le 9 décembre à Fruges.

D’autres relais pour parler

« On sait que la mise en place d’un numéro de téléphone ne sera pas suffisante », avance Éric Aernoudt, sous-directeur de la MSA Nord - Pas-de-Calais. Il compte sur ses délégués, les fédérations et associations sur le terrain pour relayer les cas de mal-être. L’association Arcade (lire ci-dessous), le service de remplacement, la Chambre d’agriculture, les syndicats, la Fédération… sont autant de « bornes » pour alerter en cas de détresse.


TROIS QUESTIONS à NATHALIE DUCROCQ, salariée de l’association Arcade à Ambricourt



« On en a marre, on va craquer, on n’a plus de vie de famille »

À Ambricourt, l’association Arcade-paysans et ruraux solidaires vient en aide aux agriculteurs en difficulté depuis le début des années 80, et les premiers quotas de production mis en place par la politique agricole commune.

– Un rapport de l’Institut de veille sanitaire souligne que le suicide est la troisième cause de décès chez les agriculteurs, ça vous surprend ?

« Nous ne sommes pas surpris du résultat du rapport. Chez Arcade, en moyenne, on entend des propos suicidaires une fois par semaine. »

– Qu’est-ce que les agriculteurs vous disent quand vous les rencontrez ?

« Malheureusement, ils attendent souvent le dernier moment pour appeler parce qu’il faut qu’ils acceptent qu’on entre dans leur vie privée. Ils parlent souvent de la charge de travail, en disant On en a marre, on va craquer, on n’a plus de vie de famille. Il y a les problèmes financiers : un huissier qui est passé, la MSA qui va les assigner au tribunal parce que les cotisations ne sont pas à jour. Quand ils ne voient pas d’issue, les agriculteurs disent Oh bah je n’ai pas de solution, j’ai plus rien à faire , sous entendu : autant que je disparaisse. Il faut dire aussi que, comme les exploitations sont un patrimoine souvent transmis de père en fils, si ça va mal moralement ou financièrement, ils vivent ça comme un échec. »

– Quel est votre rôle ?

« Les aider et démystifier tout ça. Il ne faut pas que le fait d’avoir des difficultés et vouloir en finir soit un tabou. Nous sommes formés à écouter ce qu’ils disent, à les inciter à parler même si nous ne sommes pas des psychologues. »

Association Arcade, 3 rue Principale, à Ambricourt. 03 21 04 99 25.

Quelques chiffres


417
C’est le nombre de suicides dénombrés entre 2007 et 2009, chez les hommes.
Chez les femmes, pour la même période, le rapport de l’Institut de veille sanitaire en dénombre 68.

3
Après les cancers et maladies cardio-vasculaires, le suicide est, chez les agriculteurs, la troisième cause de décès.
La pendaison est le mode de suicide le plus fréquent, après l’arme à feu et la noyade.


2008
Cette année-là, l’étude de l’Institut de veille sanitaire (INVS) met en évidence un excès de mortalité par suicide chez les hommes exploitants agricoles, plus marqué chez les hommes de 45 à 64 ans et dans deux secteurs d’élevage : bovins-lait et bovins-viande.