mardi 2 juillet 2013

COMPTES RENDUS DE LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES DU 26 juin 2013

COMPTES RENDUS DE LA COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES
Mercredi 26 juin 2013 senat.fr
(prochaine date du Sénat le 3 juillet voir post du 28 juin)
 
- Présidence de Mme Annie David, présidente -
Table ronde sur la prévention du suicide
Au cours d'une première réunion tenue dans la matinée, la commission procède à une table ronde sur la prévention du suicide.
Mme Annie David, présidente. - J'ai souhaité que nous puissions consacrer une partie de notre réunion de ce matin à la problématique de la prévention du suicide.
De plus en plus d'experts, de professionnels de santé et de responsables publics s'accordent aujourd'hui pour considérer le suicide comme un fait social, appelant des réponses en termes de politiques publiques, et non comme la simple résultante de comportements individuels. Avec plus de 10 000 suicides par an, et 20 fois plus de tentatives de suicide, la France s'avère plus exposée que la moyenne des pays européens à ce phénomène qui touche aussi bien les jeunes que les personnes âgées ou isolées, et présente de fortes disparités selon les régions et les catégories socio-professionnelles.
Je remercie de leur présence aujourd'hui, pour débattre avec nous :
- Didier Bernus, rapporteur de l'avis adopté en février 2013 par le Conseil économique, social et environnemental sur la prévention du suicide ;
- le docteur Michel Debout, professeur de médecine légale et de droit de la santé à l'université de Saint-Etienne, ancien membre et rapporteur du Conseil économique et social, ancien président de l'Union nationale de prévention du suicide et actuellement rapporteur de l'association Bien-être et société ;
- et Jean-Claude Delgennes, directeur général du cabinet Technologia, spécialisé dans l'évaluation et la prévention des risques professionnels qui est intervenu à plusieurs reprises à la suite de faits suicidaires dans les entreprises ou administrations.
Au cours de ces derniers mois, vous avez les uns et les autres plaidé pour l'instauration d'un observatoire national de la prévention du suicide et la ministre des affaires sociales et de la santé, Marisol Touraine, en a annoncé la création prochaine lors de la séance du Conseil économique, social et environnemental du 12 février. Mais cet outil destiné à mieux appréhender les tentatives de suicide et les comportements suicidaires ne peut constituer qu'un volet d'une politique plus large et plus globale de prévention qui ne se réduit pas à la seule santé publique, mais concerne également d'autres domaines comme l'éducation nationale ou le travail.
Je précise que lors d'un récent déplacement au Québec, une délégation de notre commission a constaté que la province, confrontée il y a quelques années à des taux de suicide extrêmement élevés, a su prendre un certain nombre de mesures concrètes qui ont produit des résultats tangibles.
Je souhaite que nous puissions ce matin, avec nos intervenants, mieux saisir les enjeux de la prévention du suicide et évoquer les orientations qui permettraient de la renforcer. Je propose à chacun d'entre eux d'effectuer une brève présentation avant d'ouvrir le débat.
M. Didier Bernus, membre du Conseil économique, social et environnemental. - Je vous remercie de cette audition qui permet de prolonger le rapport du CESE dont le titre dit l'ambition « Suicide : Plaidoyer pour une prévention active ». Ce rapport intervient, symboliquement, vingt ans après celui présenté par Michel Debout au Conseil économique et social qui avait montré que le suicide est un problème de santé publique.
Je ne reviendrai pas sur les éléments de constat que vous avez donnés. Je pense qu'il faut retenir qu'il y a en France plus de dix mille morts par suicide chaque année et que ce sont des morts évitables. Contrairement à ce que l'on entend souvent, le suicide n'est pas une fatalité. C'est pour cela que nous souhaitons une prévention active. Il s'agit d'empêcher qu'une personne souffrant de mal être ne fasse un geste définitif. Il faut convaincre qu'il est possible d'éviter le passage à l'acte.
Le premier problème est de mieux connaître le phénomène. Le suicide a des causes multifactorielles et chaque situation est différente car elle relève de l'intime. En aucun cas il n'est question de se pencher sur la vie de chacun mais il est nécessaire de prendre des dispositions générales en matière de prévention.
Le nombre de suicides est relativement constant en France même s'il tend à baisser depuis vingt ans car les pouvoirs publics se sont réveillés. Nous ne partons donc pas de rien et des plans relatifs au suicide, ainsi que des plans de santé mentale, ont été mis en place. L'Institut de veille sanitaire travaille sur les données relatives aux suicides mais les chercheurs reconnaissent eux-mêmes les limites de leurs travaux et la nécessité de mesures concrètes. La volonté militante d'acteurs associatifs et de soignants a également beaucoup contribué à la mise en place de dispositifs efficaces. Des actions concrètes sont menées à Lyon, Lille ou encore à Brest. Il faut néanmoins reconnaître que les initiatives militantes actuelles manquent de coordination.
En matière d'épidémiologie, on sait qu'il y a entre deux cents et deux cent vingt mille tentatives de suicide par et que plus de 60 % des personnes qui se suicident ont auparavant tenté de le faire.
Les actions ciblées sur les jeunes ont pu donner des effets, le pic épidémiologique des suicides se situe entre 30 et 60 ans, ce qui doit nous amener à réfléchir sur les causes de ce phénomène. Il existe une sociologie des suicides et des facteurs de risque ont été identifiés par les professionnels au travers de conférences de consensus. Ainsi dans 70 à 90 % des cas, le suicide est lié à la dépression.
Il y a aussi des facteurs aggravants qui déclenchent le passage à l'acte. Il faut trouver les moyens d'intervenir pour interrompre le processus. L'isolement, qui ne se limite pas à la solitude, est un point déterminant et il faut essayer de rétablir un lien social avec ceux qui en souffrent. Les différents cadres que sont la famille, les associations, le travail devraient être un facteur d'intégration mais ils peuvent parfois créer de l'isolement par manque de communication.
Comment prendre en charge les personnes suicidaires ? On peut regretter que le plan de lutte contre le suicide et les plans de santé mentale ne soient pas coordonnés. A mon sens, l'appellation de plan de lutte contre le suicide n'est pas la plus adaptée. Mieux vaudrait parler de plan de prévention.
Les centres de prévention du suicide, qui sont animés par des associations ou des établissements de santé, sont très fragilisés pour des raisons budgétaires. Des conventions leur permettant d'exercer leur mission ne sont pas reconduites, ce qui a entraîné la disparition de 60 % de centres en Ile-de-France.
Il faut soutenir la mise en place de dispositifs de veille et de suivi et permettre l'accès rapide à des professionnels formés dans tous les services d'urgence. A l'heure actuelle, ce sont principalement les CHU qui disposent d'unités dédiées. Trop souvent, les personnels non formés tendent à minimiser les tentatives de suicide alors qu'une barrière a été franchie.
Plusieurs axes se dégagent en matière de prévention. Tout d'abord, il faut colliger les informations disponibles et récolter les informations manquantes pour dégager des actions concrètes. Si l'on prend l'impact de la crise économique et des plans sociaux sur les salariés, il est incontestable qu'il s'agit d'un facteur aggravant. La Grande-Bretagne a la capacité d'évaluer la surmortalité suicidaire liée à la crise. Il s'agit de mille suicides de plus par an. En France, nous ne savons pas évaluer cet impact.
La question de l'observatoire national dont nous souhaitons la création est centrale. Il doit être appuyé sur les équipes de terrain car les situations locales ne sont pas identiques. Il faut également utiliser les capacités d'expertise dont nous disposons déjà et créer des réseaux. L'observatoire doit être en mesure de faire des recommandations en dehors de toute contingence.
La prévention du suicide n'est pas seulement une affaire de spécialistes. Cela nous concerne tous. Comme il y a trente ans avec les accidents de la route, il faut dépasser le fatalisme. On doit faire prendre conscience à la population que l'on peut agir et qu'il faut reconnaître les signes d'alerte. Cela passe aussi par des mesures concrètes. En Grande-Bretagne, des barrières ont été placées près des zones sensibles sur les voies ferrées et un message y est destiné à ceux qui envisagent le suicide pour tenter de les faire réfléchir, de retarder le plus possible le passage à l'acte.
Mme Annie David, présidente. - Lors du récent déplacement d'une délégation de la commission des affaires sociales au Québec nous appris que la province a mis en place un réseau de « sentinelles » chargées de la prévention du suicide. Il s'agit là d'un autre exemple de mesure concrète.
Pr Michel Debout, professeur de médecine légale et de droit de la santé à l'université de Saint-Etienne, président de Bien-être et société. - Le suicide me paraît être une question majeure car la manière dont il est traité montre le prix qu'une société attache à la vie humaine.
Peut-on accepter que des personnes quittent la vie et qu'elles ne fassent rien de leur existence ? Je suis professeur de médecine légale et j'ai donc « rencontré » beaucoup de personnes mortes de suicide, mais aussi beaucoup de familles, et cette expérience a été particulièrement marquante. J'ai créé à l'hôpital de Saint-Etienne un des premiers services d'urgences qui a pris en charge de nombreuses personnes ayant tenté de se suicider.
La question du suicide est rendue plus complexe car, quand il y a cinquante ou soixante ans on parlait de suicide, on parlait des morts. Aujourd'hui, on parle plutôt de personnes vivantes et le problème est d'éviter la répétition des actes suicidaires. La démarche est donc différente.
C'est une vieille affaire que le suicide, la question se pose depuis qu'il y a des humains. La question est à la fois philosophique, sociale et religieuse, et ce sont des dimensions qui ne peuvent être évacuées. En France, l'interdit moral et religieux a longtemps pesé, on violentait le corps du suicidé et l'opprobre pesait sur sa famille. Ce n'est que depuis 1969 qu'une personne décédée par suicide a la possibilité d'obtenir des obsèques catholiques. Pendant longtemps donc, la question n'était pas celle de la prévention, mais l'interdiction. Le suicide était une réalité dont on ne parlait pas.
Le temps de la prévention n'a donc débuté que très récemment. On ne s'en préoccupe que depuis l'après-guerre. Il reste d'ailleurs beaucoup de freins et d'interrogations sur la société concernant le suicide. Ces questions se retrouvent en chacun de nous. Dès lors, une politique de prévention est difficile à développer. Il est révélateur qu'on en soit toujours aujourd'hui à demander un observatoire sur cette question, alors qu'en France, on observe tout. On nous a opposé de nombreux arguments pseudoscientifiques pour écarter cette création, mais le suicide ne concerne pas seulement l'épidémiologie, ni même les seuls acteurs médicaux.
Il y a eu deux ruptures en matière de pensée sur le suicide. Tout d'abord, les médecins aliénistes de la première moitié du XIXe siècle ont noté la fréquence du suicide dans les asiles. Ils ont établi un lien entre suicide et folie, et considéré que l'on ne se suicide que si l'on est fou. Cela est faux bien sûr, mais cela a eu l'intérêt de poser la question non plus en terme de morale, mais de médecine. La deuxième rupture intervient en France à la fin du XIXe siècle, avec l'oeuvre de Durkheim. Il montre que le suicide est certes un problème individuel, mais aussi qu'il existe un taux de suicide dans une population, et que ce taux varie dans une société et augmente surtout quand elle est en crise. Les effets de la crise sur le taux de suicide sont observés au Royaume-Uni, en Grèce, en Italie et en Espagne, mais nous ne disposons d'aucun élément pour la France.
Il y a donc deux approches qui se complètent. Il y a tout d'abord une approche médicale qui s'adresse aux individus, mais pas uniquement : elle s'adresse également aux groupes qui sont les plus exposés, les chômeurs, les exclus, les personnes surendettées. Parce que le suicide est un fait de société, il faut également développer une prévention sociale.
Parler de suicide est parler d'une chose négative, il faut donc plutôt essayer de développer le bien-être dans la société en prenant en compte la détresse humaine. Comment pouvons-nous accepter que des personnes s'immolent ? C'est contraire à la fraternité humaine qui figure dans la devise républicaine.
Je souhaite enfin souligner que quand un suicide survient, il y a une onde de choc sur la famille et sur l'entourage qui se trouve marqué et déconstruit. Le Québec mène des actions intéressantes d'accompagnement des endeuillés et de prévention les concernant.
Mme Annie David, présidente. - Au Québec, effectivement, nos interlocuteurs nous ont présenté le concept de « postvention » qui prend la suite de la prévention en matière de suicide.
M. Jean-Claude Delgènes, directeur général de Technologia (cabinet d'évaluation et de prévention des risques professionnels). - Je tiens tout d'abord à saluer la constance de vos travaux, puisque je suis déjà intervenu devant votre commission en 2009 à l'occasion de la crise de suicides au technocentre Renault de Guyancourt.
La prévention du suicide suppose un effort constant et une approche globale, associant des sociologues, des psychologues, des spécialistes du monde de l'entreprise... Nous avons travaillé sur les crises de suicides qui ont frappé différents sites de Renault, France Telecom, ou encore La Poste. Au total, nous avons suivi une centaine de situations depuis ces six ou sept dernières années. Il y a effectivement un phénomène nouveau de crises suicidaires dans le monde du travail. Je voudrais aborder ce sujet sous l'angle de préconisations.
Ma première recommandation est d'inscrire le « burn-out », autrement dit l'épuisement professionnel, au tableau des maladies professionnelles. Le 26 septembre dernier, un colloque important a réuni les syndicats de salariés, qui soutiennent quasiment tous aujourd'hui cette recommandation. Épuisé par son travail, un individu peut facilement basculer dans le suicide. Quand on va trop loin dans les exigences professionnelles, on peut mettre les gens dans une situation difficile. Les exemples abondent. Certes, on peut actuellement faire reconnaître un « burn-out » comme maladie professionnelle, mais la démarche est compliquée et peut durer quatre à cinq ans.
Ma deuxième recommandation consiste à revoir le système d'évaluation individuelle dans les entreprises. A l'origine destiné aux commerciaux pour accroître la rentabilité des entreprises, ce système s'est imposé à de nombreux salariés depuis les années 1980. Le problème vient qu'il aboutit parfois à nier l'identité et les efforts des salariés. Certains passages à l'acte ont d'ailleurs lieu peu après des évaluations qui se sont mal passées. C'est pourquoi je propose de donner une dimension collective à ces évaluations.
Ma troisième recommandation vise à modifier les règles de mobilité professionnelle. Il s'agit là d'un problème spécifique à notre pays. Des salariés rayonnants peuvent parfois très mal vivre une mobilité mal conçue. Un exemple éloquent : dans une entreprise de construction automobile, un cadre s'est trouvé propulsé en quelques mois directeur d'un établissement, suite à la nomination à l'étranger de son supérieur hiérarchique puis à une maladie grave touchant son nouveau supérieur. N'étant pas préparé à de telles responsabilités, le nouveau directeur s'est finalement suicidé. Les phénomènes de crise identitaire résultent souvent d'une mauvaise anticipation de la hiérarchie. Certains pays scandinaves procèdent, avec raison, à des mobilités virtuelles. Dans le même sens, il est nécessaire de mieux accompagner les personnes de retour au travail après un long arrêt maladie, car entretemps l'entreprise a changé et des collègues sont partis. Le problème s'est posé avec acuité à France Telecom, où 3 000 personnes s'étaient réfugiées dans des arrêts maladie. Des mesures comme le recours au temps partiel, l'instauration de tuteurs ou l'accompagnement par des délégués syndicaux permettraient d'améliorer le retour au travail des salariés concernés.
Quatrième recommandation : mieux accompagner les salariés victimes d'un plan social. La situation actuelle en France est un scandale : les salariés sont traités comme des fétus de paille. Tout le monde se moque du sort réservé aux personnes licenciées une fois retombée la pression politique et médiatique, six ou douze mois plus tard. Des cabinets ont gagné par le passé des sommes considérables. Aujourd'hui, le métier est mortifère et pâtit d'une très mauvaise image. Un conseiller suit parfois entre cent et cent cinquante salariés, alors qu'il ne devrait en suivre qu'une cinquantaine. Schématiquement, on peut distinguer trois catégories de salariés dans un plan social : la première considère le plan social comme une aubaine, la seconde comme un passage délicat qui peut être surmonté. La troisième catégorie en revanche regroupe les salariés faiblement formés ou âgés, que certains appellent avec dédain le « fond de panier ». Pour eux, rester six ou douze mois au chômage représente une épreuve parfois insurmontable. C'est sur eux que devraient se concentrer tous les efforts des cabinets !
Cinquième recommandation : il faut revoir la formation des cadres intermédiaires dans les entreprises. Un acte suicidaire dans une entreprise constitue une brûlure, une onde de choc, qui bouleverse beaucoup de choses. Comment agir et prévenir de tels actes dans les entreprises ? Notre pays a beaucoup à apprendre des expériences à l'étranger, comme au Québec. L'ancienne direction de Renault a par exemple refusé de recevoir pendant plusieurs mois les familles des salariés qui se sont suicidés, et a conservé leurs effets personnels.
Dernière recommandation : il faut une campagne d'action spécifique pour mieux connaître le phénomène des suicides. Il est regrettable qu'aucune étude n'existe sur le lien entre le surendettement, le chômage, la désindustrialisation par exemple, et le passage à l'acte. Ce déni est époustouflant. Comment prévenir les suicides si on ne les connaît pas mieux ?
« La France a le blues », pour reprendre le titre d'un article récent publié dans le journal Le Monde. Il est vrai que les salariés, quel que soit leur niveau de responsabilités, ont des difficultés à anticiper leur évolution professionnelle. Cette difficulté renvoie selon moi au problème de la formation de nos élites dans notre pays. L'existence d'un plafond de verre, bien connu dans les carrières des femmes, touche également les hommes qui ne disposent pas des diplômes attendus. En Allemagne, les cadres commencent toujours leurs carrières dans le « Mittel-management » : cette expérience au sein de l'encadrement intermédiaire leur permet de mieux connaître les hommes et la portée de leurs décisions. Le patron de Boeing est un homme qui a commencé sa carrière comme simple technicien de maintenance. Imagine-t-on pareille situation en France ? A mes yeux, la sinistrose que traverse notre pays tient à l'incapacité des salariés à se projeter, en raison notamment d'une élite dirigeante éloignée de leurs préoccupations.
Vous le savez, 240 000 tentatives de suicides ont lieu chaque année en France, d'où 4 millions de personnes touchées indirectement par ce phénomène : la famille, les amis, les collègues. Ces personnes sont marquées à vie par ces stigmates, comme l'explique Boris Cyrulnik. Il est donc nécessaire de mieux connaître les tentatives de suicide pour mieux les prévenir.
Mme Isabelle Pasquet. - Je remercie la Présidente d'avoir bien voulu donner suite à ma demande d'organiser une table ronde sur le suicide. Ce sujet fait écho à mon histoire familiale et à la fermeture des chantiers de La Ciotat, véritable onde de choc. Je crois qu'il est nécessaire d'insister sur la notion de reproduction, et pas seulement sur celle de récidive. Il faut informer l'entourage proche des personnes qui se sont suicidées, nos concitoyens, dans les entreprises et au-delà, sur les risques liés au phénomène de reproduction. La ministre souhaite créer un observatoire du suicide, c'est une bonne chose, mais il faut agir vite. Je souhaite pour ma part aller plus loin et déposer une proposition de loi pour que la question du suicide soit érigée au rang de grande cause nationale en 2014.
M. Louis Pinton. - J'approuve naturellement votre souhait de mieux connaître les causes du suicide. Tous les salariés étant soumis à la même pression dans une organisation donnée, qu'est-ce qui fait que certains passent à l'acte, et d'autres non ? D'où vient cette résistance selon vous ? Il faut donner à nos concitoyens les moyens de résister aux agressions extérieures.
J'entends vos remarques sur les élites. Que faut-il changer dans nos entreprises pour lutter contre les suicides ? Quelles conséquences en tirer pour les élites politiques ?
Enfin, comment expliquez-vous le fait que la pendaison soit le mode opératoire privilégié dans le monde rural ?
M. Jean-Marie Vanlerenberghe. - Je salue, à l'instar de mes collègues, la qualité des interventions, qui font écho à mes préoccupations professionnelles. La qualité de la dimension psychosociologique du management est une question qui se pose à tous les responsables. Parfois, l'on souhaite donner sa chance à quelqu'un, avec le risque qu'il ne soit pas en mesure de relever le défi et développe un sentiment de mal-être au travail. Comment former les managers pour prévenir ces situations difficiles ?
« La France a le blues » dit-on. Mais prenons garde à ne pas sombrer dans l'autopersuasion ! En outre, certains déploraient, peu avant les événements de mai 1968, que la France s'ennuyât, on sait ce qu'il en a résulté... Les Français sont malades, diagnostiquait il y a trois ans Jean-Paul Delevoye. Mais quelle elle la situation dans les autres pays ?
M. Marc Laménie. - Je crois comme vous que la prévention du suicide est l'affaire de tous. S'agissant des trois fonctions publiques, il y aurait beaucoup à dire sur le mal-être au travail. Souvent, des personnes compétentes sont mises de côté à cause de « petits chefs ».
Les retards de train causés par des suicides se multiplient, même si l'on ne dispose pas de chiffres officiels en France. Comment prévenir ces suicides ? Ne pourrait-on pas s'inspirer de certaines expériences étrangères, comme en Grande Bretagne ?
M. Jean-François Husson. - Je crois savoir que le taux de suicide des jeunes en France est le plus important d'Europe. A mes yeux, cette situation s'explique essentiellement par la désintégration du lien entre les jeunes et la cellule familiale. Mais j'aimerais qu'un observatoire du suicide se penche objectivement sur cette question et effectue des études sur les vingt ou trente dernières années. Face au suicide, on reste bien souvent sans voix pour essayer de mieux comprendre. Je pense qu'il est plus facile de baisser le nombre de morts sur les routes que le nombre de suicides, mais que l'on peut malgré tout agir, si l'on dispose de connaissances objectives et que l'on surmonte ce tabou de notre société qu'est le suicide.
M. Didier Bernus. - Vos questions sont symptomatiques car elles renvoient toutes, à des degrés divers, à vos expériences personnelles ou professionnelles. En outre, il y a toujours la tentation de vouloir une sorte de « catalogue des recettes » pour combattre le suicide, mais bien sûr, il n'y a pas de solutions miracle.
Il est effectivement essentiel de suivre les personnes qui ont fait des tentatives de suicide et leur entourage, et d'accompagner également les proches des personnes qui se sont suicidées pour éviter toute reproduction du geste. Le risque est grand, car le suicide s'inscrit alors dans le « logiciel » de pensée de l'entourage, surtout pour les personnes les plus proches de la victime.
S'agissant de la prévention sur les lieux de travail, il est clair que cette question renvoie plus globalement à l'organisation du travail elle-même. Le suicide apparaît comme un symptôme, la résultante de certains types d'organisation du travail. Certains salariés reçoivent des injonctions paradoxales, c'est-à-dire des ordres contradictoires, qui peuvent être déstructurants. Bien souvent, les responsables dans les entreprises ne prennent pas la mesure de leurs décisions sur la santé mentale de leurs salariés. Prenons un exemple concret : on a réussi à diminuer le nombre de chutes de hauteur dans le secteur du BTP en imposant de nouvelles règles de sécurité et grâce à une prise de conscience des employeurs sur les conséquences d'un accident du travail sur la bonne marche de l'entreprise. C'est pourquoi il faut prendre du recul sur les modes d'organisation dans les entreprises, et redonner du sens au travail des salariés.
Pr Michel Debout. - Depuis le premier rapport du Conseil économique et social sur la question, les choses ont heureusement évolué. Nous avions déjà à l'époque consacré un chapitre de notre rapport à la question du suicide au travail. Perdre son travail est un moment psychotraumatique. Or, aujourd'hui, les salariés victimes d'un plan social ne sont pas suffisamment accompagnés. Paradoxalement, quand on perd son travail, on perd la médecine qui va avec, alors que justement c'est dans ces moments-là que les services de santé au travail auraient le plus d'utilité.
Vouloir faire du suicide une grande cause nationale, pourquoi pas. Mais l'expérience prouve qu'ériger un sujet en grande cause nationale n'apporte pas toujours les résultats attendus. Je préfèrerais quant à moi faire du suicide une grande cause de santé publique. J'avais dans ce sens demandé il y a quatre ans un « Grenelle de l'humain », afin de sensibiliser l'opinion publique et les acteurs institutionnels au suicide des jeunes, des adultes au travail et des personnes âgées, et je souhaite que le Sénat appuie ma démarche.
J'en viens aux modes opératoires choisis par les personnes qui décident de se suicider. Il faut comprendre que trois choix sont faits simultanément : la date, le lieu et le mode opératoire du suicide. Ces choix sont personnels, chargés de symboles, et difficilement modifiables. A mon sens, la pendaison renvoie à un contexte culturel et à un sentiment de culpabilité très fort, tandis que l'utilisation d'une arme à feu implique une mise à distance entre la personne et son corps. Se suicider sur son lieu de travail, en public, comporte une dimension symbolique très forte. De même, les personnes qui s'auto-immolent envoient un signal, elles veulent que les choses bougent pour les autres. Je rappelle que 95 % des suicides se font à l'écart du public.
S'agissant de la prévention des suicides au travail, je crois qu'il faut au préalable distinguer deux notions : il existe des « travailleurs fragiles », c'est vrai, mais il existe aussi des « travailleurs fragilisés » par leur emploi. Il faut donc aussi s'occuper de la dimension collective dans la prévention des suicides. A cet égard, les lois votées sur le harcèlement moral ont permis d'avancer sur le chemin de la prévention.
M. Jean-Claude Delgènes. - Dans les situations très difficiles, le travail en équipe avec des médecins du travail, la direction de l'entreprise, des experts, permet de redonner du sens à l'activité des salariés et de surmonter le choc du suicide d'un collègue.
On a tiré également les conséquences de l'éloignement des services de ressources humaines par rapport aux salariés : entre eux et le management, il faut une direction des ressources humaines digne de ce nom, avec une vision stratégique et de vrais pouvoirs. On a aussi mesuré les méfaits de l'instrumentalisation des médecins du travail par certaines directions d'entreprise. Il faut enfin renforcer le rôle des organisations syndicales.
La résistance à la pression dans le monde de l'entreprise varie considérablement entre individus, et chez un même individu selon les différentes périodes de sa vie. Il faut donc des collectifs forts au sein des organismes publics et privés pour prévenir les suicides. Quand une direction traite ses salariés avec respect, considération, dans un esprit d'écoute, les risques de suicide au travail sont bien moindres.
J'ai longtemps travaillé avec les trois fonctions publiques. Schématiquement, je pourrais dire que l'on observe surtout à l'hôpital des problématiques de surinvestissement émotionnel et d'impuissance face à certains patients. Dans la fonction publique territoriale, les problèmes viennent plutôt de difficultés relationnelles qui s'aggravent avec le manque de mobilité interne et externe.
Je ne suis pas dans la dénonciation du rôle des élites. Mais j'observe tout simplement que les enfants issus de quartiers défavorisés peuvent réussir aussi bien que ceux issus de milieux privilégiés, comme le montre l'exemple d'Alexander Fleming, le célèbre biologiste qui a découvert la pénicilline : fils d'agriculteur, il a pu faire ses études grâce à une bourse. Et nous avons tous connaissance de décisions prises par des responsables d'entreprise qui sont dénuées de bon sens...
M. Didier Bernus. - S'agissant du suicide des jeunes, il est évident que la cellule familiale joue un rôle essentiel. Le phénomène d'isolement engendre souvent un sentiment de culpabilité. Or, on peut peser sur ces facteurs d'isolement, à une période de la vie où le rapport à la mort est particulier et la personnalité se construit. Rappelons-nous que les jeunes d'aujourd'hui sont les adultes de demain, et qu'il faut donc agir le plus tôt possible pour lutter efficacement contre les tentations suicidaires.
M. Jean-Claude Delgènes. - En quinze ans, le nombre de jeunes qui se sont suicidés a pratiquement été divisé par deux, passant de 900 à un peu plus de 500. Beaucoup d'actions ont été entreprises qui montrent que la prévention est possible. En revanche, de manière plus préoccupante, le nombre de tentatives de suicide n'a pas bougé, il a même augmenté. Il faut prendre garde aux phénomènes d'imitation chez les jeunes, et notamment aux pactes suicidaires qui se multiplient sur internet.
Pr Michel Debout. - Quand une personne jeune se suicide, un travail important de suivi doit être mené sur l'entourage. Des jugements dramatiques sont souvent portés sur la famille, et on fait porter la responsabilité de l'acte sur des insuffisances parentales sans, généralement, savoir ce qu'il en est réellement.
Mme Catherine Génisson. - La région Nord-Pas-de-Calais, qui a des indicateurs sociaux et sanitaires très préoccupants, a néanmoins des habitants qui, à 84 %, se déclarent heureux. La question est donc bien celle du vivre ensemble. S'agissant de la situation au sein des entreprises, vous avez parlé des problèmes liés au management et au sentiment de culpabilité qui pèse sur les cadres quand il y a eu un suicide. Je pense que le problème tient également au fait de se sentir comme un simple instrument, un pion qui n'est pas reconnu pour sa participation à un projet collectif.
Mme Catherine Deroche. - Vous souhaitez que l'observatoire dont vous demandez la création ne soit pas un simple lieu d'analyse, mais ait une capacité opérationnelle. Pourra-t-il partir de données fiables ? Par ailleurs, la pratique de la « postvention » auprès de l'entourage me paraît importante, il me semble qu'elle devrait également s'exercer pour les personnes victimes d'agression ou de viol. De plus, je souhaiterais savoir si, en matière de recherche, il existe une bonne coordination nationale et européenne, et si des travaux apportent de nouvelles connaissances, notamment en matière génétique. Le suicide des préadolescents est également un problème grave et je souhaite savoir si la politique de prévention se penche sur le rôle parfois délétère des réseaux sociaux. Enfin, vous avez parlé de la dimension symbolique du suicide et nous avons eu un exemple intéressant au Québec : une barrière a été posée sur un pont traversant le Saint-Laurent et, en empêchant les personnes de se jeter directement à l'eau, on a réduit considérablement le nombre de suicides car c'était l'acte en lui-même qui était porteur de sens.
Mme Claire-Lise Campion. - Je pense qu'il nous faudra revenir sur les questions importantes que vous avez évoquées, et plus particulièrement sur la nécessité d'un accompagnement sur le problème de la culpabilité pour les proches et sur le risque que pose la reproduction d'un acte suicidaire.
M. Alain Milon. - Je trouve importante la distinction que vous avez opérée entre les personnes fragiles et les situations qui fragilisent. Vous avez noté que les adolescents sont ceux qui font le plus de tentatives de suicides, mais qu'ils en meurent moins, puisque le pic de décès se situe entre trente et soixante ans. Ces personnes ont-elles fait des tentatives de suicide à l'adolescence ? Enfin, vous avez parlé de l'immolation comme acte suicidaire : quelle est votre analyse des suicides terroristes ?
M. Gérard Roche. - J'ai longtemps été médecin rural, et j'ai été confronté aux mystères du suicide. Il existe de multiples types de suicides, et des différences importantes selon les territoires. Je suis d'accord avec vous que le volet sanitaire de la prévention doit être personnalisé et doit reposer sur le corps médical. Mais comment faire de la prévention quand il n'y a plus de psychiatres, et qu'il faut attendre deux à dix-huit mois pour une consultation ? S'agissant du volet social, il me semble que l'éducation a un rôle essentiel à jouer, et il faut qu'aucun jeune ne perde le sentiment que sa vie a un sens. Les conduites addictives, certains jeux dans les cours de récréation, ou certaines pratiques sportives qui sont à mes yeux des jeux de mort, doivent faire réfléchir. S'agissant du suicide en entreprise, je tiens à souligner que personne n'est à l'abri, même dans les petites structures. Par ailleurs, je pense qu'il faut effectivement traiter avec attention le choc de la précarité et éviter de donner dans le discours du désenchantement global. Je souhaiterais enfin citer un écrivain que nous aimons pourtant peu, Céline, qui disait qu'il faut mettre de la musique dans nos coeurs pour faire danser nos vies.
Mme Annie David, présidente. - Au Québec, je note qu'il n'y a pas de séparation entre les aspects sociaux et sanitaires de la prévention. Il y a un discours très évolué sur la santé mentale, à la différence de la France qui catalogue encore trop les personnes. Le suicide y est considéré comme une mort évitable et je partage avec vous la conviction qu'il faut agir pour diffuser cette idée.
Pr Michel Debout. - Le Québec mène effectivement des initiatives intéressantes en matière de prévention, mais la France a également été pionnière en créant notamment la journée nationale de prévention du suicide. Il me semble important que l'on puisse rassembler les forces pour renforcer tant le bien-être individuel que le bien-être social, et ne pas considérer seulement le premier. En matière de recherches, les neurosciences peuvent certainement nous apporter beaucoup, mais sans négliger pour autant d'autres approches : il faut voir l'individu comme un tout, biologique, éducatif, affectif, social et symbolique. Nous ne souhaitons pas la mise en place d'un observatoire qui serait purement administratif, il faut qu'il soit porté par les acteurs de terrain, et il doit disposer d'une réelle autonomie. Il faut utiliser tous les indicateurs qui existent et tous les moyens de communication : j'avais moi-même initié une bande dessinée sur les effets d'un plan social dans une entreprise ; on pourrait imaginer la même chose pour le monde rural. En ce qui concerne les familles, l'important est de leur permettre de parler et de rompre avec l'opprobre. J'ai tendance à penser qu'il est heureux que le suicide garde une part de mystère, car cette altérité est constitutive de l'humanité.
M. Jean-Claude Delgènes. - Sur la question des indicateurs, le problème que mon cabinet a rencontré est qu'il a été accusé de les utiliser comme moyen de communication quand il a voulu en publier. Il existe des sources potentielles importantes, les sociétés de prévoyance et les assurances, qui disposent de nombreux chiffres, mais ceux-ci ne sont pas réunis. A mon sens, l'observatoire devrait être ouvert sur la société civile. Il faut que ce soit un lieu de vie en phase avec notre réalité quotidienne. Des progrès ont été accomplis, par exemple s'agissant du suicide en prison. Mais pour le monde agricole, on vient seulement de publier la première étude sur le sujet, financée par la mutualité sociale agricole. Dans le cadre d'un colloque que nous avions organisé, Boris Cyrulnik a indiqué que les populations africaines, étant donné le lien précoce entre l'enfant à naître et la famille, connaissent un taux de suicide moins élevé. Il faut donc réfléchir au lien social, la carence collective en matière de prévention entraîne en effet une surmortalité et des drames. On considère qu'1,4 % de la population française est schizophrène. Cette proportion se retrouve donc au sein de la population professionnelle. Ceci implique que le travail, qui contient nos vies, est un facteur de protection. Il faut travailler sur le mieux-vivre ensemble dans les entreprises, car les nouveaux univers professionnels, loin d'être protecteurs, sont parfois des facteurs précipitants. Les entreprises sont l'une des bases sur lesquelles on peut faire des progrès. Une autre base est la précarité liée au repositionnement professionnel. La situation actuelle est inacceptable : dans le cadre d'un plan social, il n'y a pas de bilan systématique des plans de repositionnement.
Mme Annie David, présidente. - Il y a souvent néanmoins des réunions organisées en préfecture, mais peut-être les informations données sont-elles insuffisantes.
M. Didier Bernus. - Je pense qu'il est important d'appuyer les initiatives qui existent en matière de recherche. Par ailleurs, le suicide préadolescent concerne un nombre très faible de personnes, environ cinquante par an, mais l'impact émotionnel est particulièrement fort. Je pense aussi qu'il faut rectifier quelques éléments de langage : on entend trop souvent qu'il y a des suicides ratés ou des suicides réussis ; il faut parler de tentatives. Le nombre de psychiatre est effectivement un problème, et les délais dans certains centres médico-psychologiques sont difficilement acceptables. Enfin, je souhaite rappeler que le suicide donne l'illusion de la maîtrise, alors que l'on est le jouet de son mal-être.
Pr Michel Debout. - Une personne qui a déjà fait une tentative de suicide a un risque quarante-cinq fois plus important que les autres de mourir de sa propre main. S'agissant des attentats, je pense qu'ils reposent d'abord sur la volonté de faire du mal aux autres, quitte à le payer de sa vie, ceci pour moi n'a rien à voir avec le suicide.