Le phénomène prend de plus en plus d’ampleur : silence, on se suicide à Béjaïa!
	Le suicide est un phénomène mondial, depuis la nuit des temps. L’homme 
tente, sans cesse,  de le comprendre pour proposer des solutions 
salvatrices.
	En Algérie, on dénombre beaucoup de  suicides, lesquels sont en 
croissance démesurée. Cependant, les pouvoirs publics tardent à se 
consacrer, sérieusement, à cette tragédie dévastatrice. Dans ce 
reportage, nous tentons décrypter ce phénomène dans l’une des régions 
fortement touchées.
	Qu’est- ce qui pousse les gens à se suicider ?        
	Souvent une question nous revient à l’esprit : les problèmes sociaux et
 les multiples entraves de la vie sont-elles les seules causes du 
suicide ? Pour répondre à cette question, nous avons décidé de 
recueillir les avis des citoyens. Vers 13 H, nous sommes au cœur de la 
place Gueydon, située au centre de l’ancienne ville de Béjaïa. La 
journée est printanière, même si l’été s’est installé, depuis quelques 
jours. 
	Les gens profitent de ce temps clément pour prendre des boissons 
fraîches sur la terrasse.  Tout le long d’un balcon, des jeunes, des 
couples et des vieux contemplent la mer, le port et toute la vue 
panoramique qu’offre l’endroit paisible, un endroit enchanteur. 
Cependant, ce lieu n’est pas aussi magique qu’on le pense car les 
Béjaouis l’appellent communément : la place de la mort. Ici, nombre de 
personnes se donnent la mort, en se jetant d’une    hauteur de plus de 
40 mètres. Nous sollicitons des personnes pour leur poser des questions 
sur le suicide et sur l’endroit, mais beaucoup refusent de nous répondre
 et nous supplient de ne pas leur gâcher la journée par une telle « 
malédiction ». 
	Toutefois, trois personnes acceptent de nous répondre. « Je suis âgé de
 70 ans et je connais bien la place Gueydon et son histoire tragique. 
Certes, il y  a eu des suicides ici depuis longtemps mais à partir des 
années19 90, le phénomène s’est multiplié pour atteindre son paroxysme 
après le printemps noir de 2001 (évènements de Kabylie). Je pense que 
les gens perdent de plus en plus les valeurs religieuses et ne se 
retrouvent plus, ou presque », estime Da Kaci. Un vieux de la région. Un
 peu plus loin, un jeune couple accepte de répondre à nos questions. 
Interrogé sur les raisons du suicide, Amel nous répond calmement : «  A 
mon avis, les gens se suicident à cause des problèmes sociaux. Le 
chômage, les divorces, les conflits familiaux sont, entre autres, les 
causes directes du suicide.  Et je pense que ces problèmes ne cessent 
 de se multiplier et donc le phénomène fait tache d’huile ». 
	Idir, fiancé de la jeune Amel, ajoute : « Chez nous, les gens se 
suicident de plus en plus car la société est clochardisée. Devant 
l’absence de politiques socioéconomiques adéquates, les fléaux sociaux 
se prolifèrent faisant des ravages. Beaucoup de jeunes n’ont ni travail,
 ni loisirs ni situation stable, alors ils sont des proies faciles pour 
toute forme de destruction ou d’autodestruction. Et si la wilaya de 
Béjaïa enregistre un taux de suicide très élevé c’est que la région n’a 
pas encore bénéficiée d’une bonne prise en charge par les autorités. Il 
suffit de visiter les wilayas limitrophes telles que Jijel et Sétif pour
 constater la différence. Vraiment il n’y a pas photo. On peut même se 
poser la question si ces wilayas font partie du même pays. Au moment où 
les infrastructures, les projets d’investissement, les recrutements 
sont, nettement élevés dans nombre de wilayas, la capitale des Hamadites
 reste à la marge.» Ainsi chacun a sa propre vision du suicide et ses 
causes.   
	Que pensent les psychologues du suicide? 
	Pour mieux comprendre ce phénomène nous avons aussi interrogé un 
psychologue praticien Zoubir Arkoubi, exerçant son métier, à 
Amtiq-n-tafat, pas loin de la Maison de la culture Taous -Amrouche. Le 
spécialiste de la santé mentale nous reçoit dans son bureau vers la fin 
de la journée. 
	« Ce n'est pas aussi facile de dire que tel ou tel facteur peut mener 
au suicide. Cependant, le travail clinique nous laisse palper certaines 
réalités. D'abord, il y a les différentes maladies psychiatriques qui 
sont à mi-chemin du suicide. Les personnes qui souffrent psychiquement 
peuvent à n'importe quel moment passer à l'acte. Mais il y a d'autres 
gens dits normaux qui se suicident. Cela dépend de leur vulnérabilité 
psychique. Peut-être que ceux qui se donnent la mort n'ont pas une bonne
 philosophie de vivre pour faire face aux problèmes de la vie. Malgré 
les efforts des scientifiques pour comprendre ce phénomène, tant de 
choses restent à décrypter. Le marasme social et tous les échecs 
multiples  ne peuvent pas être la raison directe du suicide. Le plus 
faible taux de suicide est enregistré dans le Sud algérien, pourtant, 
c'est peut-être la région la plus enclavée de pays, » estime notre 
psychologue. 
	« Ceux qui souffrent psychiquement, lorsqu'ils sont atteints de 
dépression ou de mélancolie. Ces sujets sont très fragiles et n'ont pas 
beaucoup d'attache avec à la réalité, donc ils peuvent se suicider. On 
peut aussi citer les enfants victimes de l'isolement et du manque de 
dialogue. II y a, en outre, la perte de l'objet d'amour. Les 
psychanalystes pensent que chaque personne a des objets d'amour, 
c'est-à-dire des choses, des valeurs, ou carrément d'autres personnes 
auxquelles elles éprouvent de l'amour. Quand on a un narcissisme de 
fusion, on ne peut pas vivre sans son objet d'amour. Perdre ce centre 
d'intérêt signifie perdre le sens de la vie, autrement dit perdre la vie
 ; se suicider. Cette situation peut être provoquée par la mort d'un 
proche, par un échec aux études ou par une déception amoureuse. Le 
problème n'est pas dans les circonstances mais dans l'intérêt qu'on 
porte aux choses de la vie et dans notre prédisposition psychique à 
gérer les conflits,» précise notre interlocuteur. En somme, le M. 
Arkoubi pense que les problèmes sociaux ne sont pas la cause directe du 
suicide, mais la vulnérabilité psychique est la vraie source. Sur le cas
 Béjaoui, le psychologue estime que des études très approfondies sont 
nécessaires pour confirmer ou infirmer la spécificité régionale du 
phénomène.                            
	Le suicide, une faucheuse sans nom 
	En 1939, Albert Camus écrit, dans ses fameux reportages sur la Misère 
de la Kabylie (dans Alger-Républicain) : « Ici la misère est effroyable.
 Si ce n’était pas ridicule, il faudrait le crier tous les jours dans le
 journal. Je ne suis pas suspect de sentimentalité. Mais aucun homme de 
sensibilité moyenne ne peut voir ce que j’ai vu sans être bouleversé ». 
	Nous pensons qu’on peut écrire la même chose sur le suicide à Béjaïa, 
sans aucune dramatisation ni exagération. Beaucoup de gens se suicident 
et à peine si on les cite des la presse et hop place à l’amnésie. 
Certains quotidiens recommandent même à leur journalistes et 
correspondants de ne pas écrire sur cette « banalité », tellement elle 
se répète fréquemment. 
	Nous avons eu nous- même « l’amère opportunité » d’être témoins de ce 
silence-radio imposé.   Selon les statistiques officielles de la 
Gendarmerie nationale de ces dernières années, le nombre des suicides 
annuels  dépasse les 300 cas, idem pour les tentatives de suicides. En 
d’autres termes, presque chaque 24 heures, y a un suicide et une 
tentative de suicide à l’échelle nationale.  Et ce, sans comptabiliser 
les « suicides cachés » pour des considérations familiales sou sociales 
 car ce phénomène demeure un grand tabou. Il y a, en outre, les suicides
 camouflés par des présumés assassinats, noyades et autres fromes 
obscures. 
	Donc, le nombre réel des personnes qui se donnent la mort dépasse 
 largement les chiffres fournis par les services de sécurités et par la 
presse. Les conditions sociales lamentables que subissent de plein fouet
 les couches défavorisées sont, entre autres, des sources qui apportent 
du grain  au moulin de la mort. Face à cette réalité lugubre et malgré 
des louables initiatives des pouvoirs publics, le mal reste omniprésent 
et croissant.  L’université algérienne  forme  beaucoup de spécialistes 
de la santé mentale, comme elle  forme  d’innombrables sociologues et 
autres cadres. Cependant, leur savoir n’est pas salvateur pour les 
citoyens, faute de recrutement ou de politiques adéquates. Pour les gens
 qui tentent de se suicider, souvent, ils sont livrés à eux-mêmes, sans 
qu’ils soient pris en  charge, surtout dans les petits patelins, loin 
des « luxes citadins ».  
	Face à ces constatations, la société gagnerait à ne pas diaboliser le 
suicide, en ouvrant plus d’espaces au dialogue, à la tolérance, à 
l’amour et toutes les valeurs nobles. Les autorités et les médias ont 
aussi un grand rôle à jouer pour informer, sensibiliser, prévoir et 
pourquoi ne pas, éviter le plus grand nombre possible de suicides. 
L’intelligence de l’homme lui permet de ne pas se laisser faire devant 
la rude réalité mais de proposer, sans cesse, des solutions ingénieuses.
     
	Mohand Cherif Zirem  
 
