Par Hamid Fekhart
Le : 12/07/2013 sur http://www.tribunelecteurs.com/article.php?id=196
Le suicide. Le marasme social, le chômage, le problème de logement, le désespoir par rapport à
l’avenir … sont autant de facteurs déclenchants du suicide. Dans cet entretien, M. Bouich
Mahrez, Enseignant chercheur en philosophie, à la faculté des sciences humaines et sociales,
Université Abderrahmane Mira, tente de décortiquer les différentes facettes du phénomène :
sociale, économique, culturelle…La Tribune des lecteurs : Le
suicide est un phénomène qui
prend de plus en plus d’ampleur
en Algérie. Peut-on en faire une
lecture socio-économique?
M. Bouich Mahrez : Au-delà des différentes
explications données par les psychiatres
et les psychologues sur ce phénomène,
il reste que les conditions
socio-économiques, dans lesquelles
vivent la majorité de la population algérienne,
constituent des facteurs déclencheurs
qui favorisent les tentatives de
suicide et malheureusement le passage
à l’acte. Le marasme social, le chômage,
le problème de logement, le désespoir
par rapport à l’avenir … sont autant
d’éléments qui caractérisent la vie quotidienne
des classes défavorisées vivant
dans des situations socio-économiques
de plus en plus précaires. Ajoutons-y le
fait que la société soit en pleine mutation
au niveau sociétal : changement de
mode de vie qui n’est plus en harmonie
avec ce que nous connaissions il y a un
quart d’un siècle, et qui est responsable
d’un ensemble de paradoxes, notamment
au niveau comportemental et identitaire.
Le passage de la famille traditionnelle
à la famille nucléaire a provoqué un
éloignement, voire une rupture néfaste
du lien social qui fut, autrefois, le ciment
de la vie collective, de la cohésion
sociale et de l’entraide qui facilitait la
socialisation des jeunes. L’Apparition de
nouveaux modes et habitudes de
consommation –alimentaires, habillement,
nouvelles technologies … inappropriés
au contexte psychosociologique
algérien– a aliéné et fragilisé les
classes défavorisées, les a déstabilisé et
les a éloigné de leurs réelles préoccupations
et projets d’avenir…Sur le plan
économique, la situation financière qui
est, en apparence, très favorable, n’a
pas réussi à remédier au différents problèmes
que vit la société algérienne,
notamment l’insertion socioprofessionnelle
des jeunes, la formation, le chômage,
l’employabilité, le logement, la
santé… Bien au contraire cette situation
problématique nourrit davantage le sentiment
de mépris (Al Hogra) et de marginalisation
vécue comme une profonde
injustice menant fatalement au désespoir
et au suicide. Il suffit pour cela
d’évoquer les derniers cas d’immolation
et de suicide qu’a connus le pays.
Il est tout à fait clair que le désengagement
de l’Etat dans la prise en charge
des problèmes et des préoccupations de
la jeunesse et son incapacité depuis
deux décennies à remédier aux traumatismes
provoqués par des années de
violence, ainsi que sa résistance à tout
changement politique et social cohérent,
n’est pas sans réelles conséquences
dans l’augmentation du taux de suicide
en Algérie qui n’est qu’un élément révélateur
d’une faillite politique, sociale et
économique qui perdure.
On connaît l’attachement des
Algériens à la religion qui interdit
formellement de mettre fin à sa vie.
En dépit de cela, ils se tuent de
plus en plus. Est-ce parce que le
mal est trop profond?
En effet, votre question me semble très
pertinente et à ce sujet, j’ai deux lectures.
La première consiste à dire que la
société algérienne est prise en charge
initialement par une histoire sociale et
religieuse basée sur une organisation
traditionnelle qui déterminent à la fois
les représentation sociales et la vie de
l’individu au sein d’un groupe qui le protège
ainsi que l’environnement physique
qui influence aussi le comportement de
l’individu.
La religion fait partie, effectivement, de
ces représentations sociales fondamentales,
qui est, au préalable, dans l’imaginaire
social, un mécanisme de
défense qui parvient à faire face aux difficultés
et aux vicissitudes de la vie. Le
suicide, dès lors, n’apparaît plus
aujourd’hui, pour une majeure partie de
ceux qui ont des idées suicidaires
comme un interdit religieux et échappe
donc à ce mécanisme de défense.
Ceci n’est guère lié – comme le pensent
certains – au degré de la religiosité et de
la croyance individuelle, mais il est bel et
bien lié aux nouvelles formes d’organisation
sociales modernes qui vont audelà
de la capacité des individus à
s’adapter à ces nouvelles formes. Le
paradoxe individu/société multiplie les
problèmes d’ordre psychologique tels le
stress, l’anxiété, l’angoisse et les
dépressions, et d’ordre social tel la difficulté
de l’adaptation au changement
sociétal, l’incapacité de l’individu à vivre
son autonomie en dehors des exigences
de l’organicisme social, la rigidité et les
exigences des structures sociales et religieuses
face aux libertés individuelles
(hors de la société point de salut !). Ce
paradoxe n’est pas sans influence sur le
processus sociocognitif de l’individu
relatif au phénomène du suicide. Ce
processus peut provoquer des dissonances
psychiques et mentales susceptibles
d’exacerber certaines pathologies
liées étroitement au suicide (névroses,
psychoses maniaco-dépressives, souffrances
mentales, dépressions, mélancolies
…).Le passage à l’acte peut être alors
facilité par ces pathologies. La deuxième
lecture c’est qu’il est inconstatable,
aujourd’hui, que la société algérienne vit
une ambivalence culturelle profonde et
dangereuse. De par son histoire,
l’Algérie a été toujours envahie par différents
colonisateurs qui ont laissé leurs
empreintes culturelles – parfois contradictoires
et diamétralement opposées –
dans l’imaginaire social et culturel.
Il est tout à fait évident que toutes ces
cultures ont provoqué, d’un côté, un dysfonctionnement
culturel de la société
algérienne –dualité : authenticité/modernité,
religiosité/laïcité, urbanité/ruralité
… –et d’un autre côté un problème
d’identification qui à mené à un déséquilibre
de la personnalité algérienne et une
acculturation. Cette ambivalence est
sans doute un facteur favorisant l’émergence
du phénomène du suicide,
notamment parmi certaines régions.
Ce qui est constatable, c’est que le
suicide en Algérie est devenu
objet à plusieurs polémiques et
spéculations sociales et
politiques, en particulier en ce qui
concerne les statistiques. Qu’en
pensez-vous ?
A ce que je sache, le passage de
l’analyse « polémico-superficielle » courante
à une analyse purement scientifique
du phénomène du suicide n’est pas
à l’ordre du jour en Algérie. Ceci est dû à
de multiples raisons.
Ce que je peux dire, c’est que
l’Algérie connaît une carence en statistiques
relatives au suicide et aux tentatives
de suicide. Au préalable, et pour un
meilleur diagnostic, il faut des chiffres
véridiques. Malheureusement nous ne
détenons pas un fichier national explicatif,
car l’Algérie souffre d’un manque flagrant
des recherches approfondies pour
analyser ce phénomène. Les proportions
déclarées parlent de 4 à 6 pour 100
000 habitants, un taux insignifiant par
rapport à la moyenne mondiale qui est
d’environ 16/100 000. Selon une étude
réalisée l’année dernière, le taux de suicide
a connu un chiffre effrayant en passant
de 0,94 en 1999 à 2,25 pour 100
000 habitants en 2003. Soit un suicide
toutes les 12 heures. Ce qui revient à
dire que le suicide reste un tabou dans la
société algérienne et fait que de nombreux
cas de suicides ne sont pas déclarés
et sont donc délibérément « scotomisés
». L’instrumentalisation idéologique
et politicienne de ce phénomène nourrit
davantage les polémiques que connaît
la société algérienne et qui constitue une
réelle contrainte à son atténuation et la
résolution des problèmes qui lui sont
sous-jacents.
N’est-ce pas que l’individualisme
importé de l’occident encourage le
phénomène ?
Je ne le pense pas. L’individualisme
algérien n’est pas importé de l’occident.
Bien au contraire, il caractérise la nature
de la société algérienne de par les paradoxes
socioculturels, politiques et économiques
qu’elle vit au quotidien. Ce qui
n’est pas sans créer autant de conflits
intra et interpersonnels (cas individuel,
suicide dans les couples ou dans les
familles). Indépendamment de tous les
débats théoriques et idéologiques sur la
problématique de l’individualisme,
comme comportement et mode de vie
personnel et collectif, la société algérienne
vit un parallélisme social à travers
les mutations socioculturelles. D’une
part, une société qui se dirige vers une
libéralisation économique à l’occidentale,
et d’autre part une identification culturelle
à l’orientale, chose qui a provoqué
le conflit individu/société. Si l’on
veut aller un peu plus loin dans l’analyse,
la notion d’individualisme, en
Algérie, reste étroitement liée avant tout
à celle de l’égoïsme et de l’égocentrisme.
Mais en dépit de toutes ces
considérations, le suicide reste fondamentalement
un phénomène très complexe
où les dimensions sociale et individuelle
sont inextricablement mêlées.
Mais il reste que la question d’individualisme
au sein de la société algérienne
pose un réel problème et un paradoxe
quant au rôle et au statut de la femme
qui est plus exposée que l’homme à
l’échec socioprofessionnel et la restriction
des libertés. Les tentatives de suicides
chez la femme algérienne sont
sous-tendues par les problèmes, entre
autres de « minorisation » (la femme
considérée comme mineure) et de son
enfermement dans le joug des valeurs et
des moeurs du communautarisme. Ce
qui fait naître chez elle un sentiment de
désespoir. Le suicide devient ainsi chez
elle une solution radicale pour échapper
à ce sentiment. Au-delà des différentes
statistiques qui illustrent le phénomène
du suicide, en Algérie, il est clair que ce
dernier ne concerne pas exclusivement
l’Algérie mais il est un phénomène mondial.
Il est d’abord lié aux conditions
socioéconomiques qui constituent le
contexte dans lequel il apparaît (on le
trouve dans les sociétés libérales, traditionnelles
et conservatrices) ainsi qu’à
l’environnement politique et culturel qui
favorise plus ou moins ce phénomène.
Ce qui mène à dire que la lecture du
phénomène du suicide ne peut être que
multifactorielle et multidimensionnelle.
Nous assistons à une nouvelle
forme de suicide. Avant c’était des
actes individuels, et aujourd’hui
des suicides ou des tentatives de
suicides collectifs sont signalés
par-ci par-là. Qu’elle lecture en
faites-vous ?
Depuis quelque temps nous assistons à
un nouveau phénomène de tentatives
de suicide collectif en Algérie, comme ça
été le cas à Annaba, El Bordj,
Khenechela, Guelma, Ouargla … où des
groupes de jeunes chômeurs ont tenté
de se donner la mort collectivement et
où des pères de famille ont tenté de mettre
fin à leur vie et à celle des membres
de leur famille par immolation, et les
causes sont, entre autres, le problème
de logement et de l’emploi.
Indépendamment de ce constat, les
tentatives de suicide collectif en Algérie
restent, pour le moment, des cas peu
répandus. Cependant, elles n’en sont
pas moins l’expression d’un grand
malaise social (logement, emploi …) et
d’une opposition solennelle au mode de
gouvernance locale et nationale qui
bafouent les droits des citoyens, ainsi
qu’un refus total d’un statut social qui les
indigne profondément. Toutefois, ce
phénomène pourrait prendre davantage
d’ampleur si l’Etat n’adopte pas les politiques
adéquates de prise en charge
sociale, psychologique et économique
de la population et notamment celle des
plus démunis et touchés en premier lieu
par les traumatismes et/ou la fragilisation
psychologiques et si les injustices
persistaient et les écarts entre les classes
sociales se creusaient. Les tentatives
de suicide collectif, en Algérie, ne
constituent pas seulement un simple cri
de désespoir, mais un S.O.S urgent qui
interpellent les consciences.
Et pour le suicide des enfants ?
Dans notre pays, le suicide touche toutes
les catégories sociales et tous les
âges, sans distinction aucune (personnes
âgées, adultes, jeunes - hommes,
femmes – et même les enfants). Mais il
est tout à fait clair que la réalité du suicide
en Algérie dévoile que la tranche
d’âge la plus touchée est celle des 18-35
ans. C’est la tranche d’âge la plus vulnérable.
Car elle est confrontée à la fois à
tous les problèmes socioprofessionnels
(travail et/ou l’échec professionnel, formation,
logement …) et aux problèmes
relationnels (affectivité, relations amoureuses,
mariage, perversité sexuelle …).
C’est aussi celle qui est le plus exposée
aux maladies mentales souvent engendrées
par les dérives des comportements
adductifs (toxicomanie, alcool,
drogue …). Ce qui peut accentuer le risque
de passage à l’acte de suicide. Le
suicide des enfants en Algérie constitue
un phénomène nouveau et dangereux et
en même temps une problématique qui
fait couler beaucoup d’encre, car il a pris
d’autant plus d’ampleur ces deux dernières
années. Aussi, ce phénomène n’est
pas sans précédent en Algérie : un pays
où le nombre de suicides est en hausse
depuis plusieurs années. Le suicide de
trois jeunes garçons, âgés entre 11 et 12
ans, qui s’étaient donné la mort par pendaison,
en mars 2012, dans la wilaya
de Tizi Ouzou, a révélé la face caché
d’une société algérienne fragile, et d’une
constance d’une « suicidibilité » qui la
caractérise, c’est-à-dire une propension
à se donner la mort. Et Les raisons sont
multiples. Comme je l’ai expliqué plus
haut, le manque de recherches approfondies
sur les suicides paralyse toute
tentative d’analyse et d’explication. Je
pense, cependant, qu’une esquisse peut
se faire sur le suicide des enfants en
Algérie. Je la résume en trois éléments.
Le premier suppose un échec scolaire
conçu par plusieurs enfants scolarisés
comme une atteinte à l’honneur de la
famille. La honte et l’indignation qui en
résultent peuvent amener ces enfants à
mettre fin à leur existence. A cela
s’ajoute la pression de parents trop exigeants
au niveau des résultats scolaires
qui crée un sentiment de culpabilité et la
peur d’affronter les parents. Le
deuxième élément est lié au déchirement
de la famille qui se répercute négativement
sur les comportements de ces
enfants qui risque de les isoler et de perturber
leurs relations aux autres. Ce qui
pourrait accentuer le risque de passer à
l’acte. Quant au troisième élément, il
réside dans l’état psychique instable et
pathologique qui peut provoquer des
troubles comportementaux. En tout état
de cause, le suicide d’une manière
générale et celui des enfants en particulier
n’est qu’un échec de l’Etat et de la
société au niveau de la prise en charge
socio-éducative.
Astérisque : Enseignant à la faculté
des sciences humaines et sociales,
Université Abderrahmane
Mira – Bejaia.