Recherche à L'IRSST
source http://www.preventionautravail.com* 3 oct 2018
Des chercheurs ont évalué les protocoles d’intervention à la suite d’incidents graves dans l’industrie ferroviaire afin d’en déterminer les éléments qui ont des effets positifs majeurs sur la récupération des employés en état de stress important, dont certains vivent des troubles plus sérieux.
Cécile Bardon est chercheuse au Centre de recherche et intervention sur le suicide et l’euthanasie éthique et pratique de fin de vie (CRISE), associé au Département de psychologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). En 2008, pour Transports Canada, elle étudie les comportements suicidaires du personnel des réseaux ferroviaires du pays. « Nous nous sommes aperçus qu’au-delà des comportements des personnes suicidaires, il y avait les ingénieurs de locomotive, complètement pris par la situation bien malgré eux, et qui en souffrent énormément. Cela nous avait pris un peu par surprise parce que, naïvement, nous arrivions là pour parler de suicide et, dans les faits, une grosse partie de notre travail a été de comprendre et de nommer l’immense détresse dans laquelle peuvent se retrouver les employés qui font face à ce type d’événement. »
État des lieux
Chaque année, une centaine de personnes décèdent d’un accident ferroviaire au Canada, dont une vingtaine au Québec. « Ces chiffres datent de 2007 et ils sont en augmentation. Chaque décès constitue en fait le sommet de l’iceberg, parce qu’en réalité, beaucoup d’accidents n’entraînent pas de décès, mais des blessés, ou alors les personnes décèdent bien après l’incident. C’est aussi sans compter les accidents avec de l’équipement ou des animaux sur les voies. »
La plupart des ingénieurs de locomotive et chefs de train vivent ce type d’incident grave au moins une fois dans leur carrière. Ils en sont à la fois témoins, victimes, parties prenantes et souvent premiers répondants. La grande majorité d’entre eux retrouvent rapidement un fonctionnement personnel et professionnel satisfaisant et en gardent très peu de séquelles. De 4 à 17 % de ces employés souffriront toutefois de troubles plus conséquents, incluant la dépression, l’état de stress aigu, l’état de stress post-traumatique (ESPT) ou des troubles anxieux. Les besoins sont moins connus et les ressources plus rares, pour ceux qui ne développent pas d’ESPT et subissent des effets négatifs importants, mais non diagnostiqués.
Une collaboration fructueuse
La Conférence ferroviaire de Teamsters Canada (TCRC), le syndicat des employés du rail et l’équipe de gestion de VIA Rail travaillaient déjà ensemble à la mise en place de meilleures pratiques de gestion d’incidents et de soutien aux employés, ayant pris conscience du problème au fil des ans. « Mais ce n’est pas leur métier de faire de la gestion du trauma et de la détresse ; ils étaient un peu démunis. Les résultats de la recherche menée avec Transports Canada et nos recommandations pour la gestion d’incidents sortaient juste à ce moment-là. Alors nous nous sommes assis ensemble pour discuter, et ils ont fini par produire un protocole de gestion des incidents basé en grande partie sur les recommandations de l’étude. Je leur ai proposé d’étudier la mise en oeuvre de ce protocole pour démontrer les ingrédients actifs de ces pratiques, pour en arriver, avec les partenaires essentiels de l’industrie, à établir des standards de bonne pratique, applicables ensuite à d’autres acteurs du secteur ferroviaire. L’implantation des protocoles, faite en 2011, a été mise à jour en fonction de ce que nous avons découvert et de ce qui fonctionne le mieux, ou pas. Le processus demeure très vivant et évolutif. VIA Rail fait preuve d’une très belle attitude dans ce programme. »
Un projet de recherche a donc été soumis à l’IRSST. Il a permis d’évaluer l’implantation et l’efficacité des protocoles de gestion d’incidents et de soutien dans l’industrie ferroviaire canadienne. Par l’intermédiaire des Teamsters, les chercheurs ont obtenu la participation d’ingénieurs de locomotive et de chefs de train venant de toutes les compagnies ferroviaires de classe I au Canada. Seule VIA Rail participait à la recherche en tant qu’entreprise. Ainsi, 74 ingénieurs et chefs de train ayant éprouvé un incident grave ont été interrogés sur ce qu’ils avaient vécu et ressenti durant la semaine suivante et sur leur parcours de récupération après un mois, trois mois et six mois. Neuf superviseurs ont aussi contribué à la recherche à deux reprises sur trois mois.
Un constat rassurant
La majorité des employés ont récupéré de l’incident grave au cours de la période de six mois couverte par l’étude. « Mais la vitesse de récupération varie d’une personne à l’autre, précise Cécile Bardon, et la gestion du retour au travail revêt une importance déterminante. » Une des conclusions les plus significatives de la recherche pour les employés, les employeurs et les organismes qui traitent des suites des accidents du travail est que la manière de gérer les incidents graves, et le contexte dans lequel ils se produisent, ont une influence majeure sur la récupération et le bien-être des employés. « Cette étude a confirmé que la prévention est importante et que lorsqu’on en fait, c’est efficace. Bien sûr, il y aura toujours des situations particulièrement dramatiques où, peu importe la prévention, celle-ci ne suffira pas. Je pense à un cas où un train a percuté un VUS avec des parents et leur enfant de deux ans à bord. C’est très difficile de protéger les ingénieurs et les conducteurs des effets d’un tel incident. Mais il y a plusieurs choses qu’on peut faire pour prendre la balle au bond le plus tôt possible et offrir l’aide tout de suite. »
Combattre le sentiment d’impuissance
Le sentiment d’impuissance face à l’accident était fréquent (75,7 %) chez les travailleurs interrogés et il représente un facteur de risque important dans l’apparition d’effets post-traumatiques. Il est important de le définir sur place et de donner à l’employé des moyens pour retrouver sa maîtrise de soi et de la situation qu’il vit. Il y a quand même une bonne nouvelle, selon Cécile Bardon. « L’étude confirme qu’on peut faire beaucoup de chemin en investissant peu d’énergie, mais au bon endroit. Cela demande d’adopter une approche empathique, de se doter d’un protocole et de le mettre en oeuvre. Ça demande aussi d’être une entreprise qui se soucie de ses gens, de les écouter, de les valider dans ce qu’ils ressentent et dans ce qu’ils vivent, et de leur offrir de l’aide au fur et à mesure qu’ils en ont besoin. Et ces choses-là ne coûtent pas cher. Demander comment ça va et écouter la réponse. Raccompagner la personne à la maison, avoir un psychologue pour parler quand ça ne va pas, ou sur place pour faire un breffage dès qu’on peut, avoir du soutien quand on rentre à la maison, rappeler le lendemain pour demander comment ça va. Et ne pas demander à la personne quand elle revient. Accorder un congé, faire un suivi. Des petites choses, mais qui sont très efficaces. Alors, c’est encourageant. »
Recommandations et bonnes pratiques
L’étude a permis une avancée significative des connaissances dans le domaine, tout comme dans leur application en pratiques concrètes et faciles à transposer dans l’industrie. Le rapport présente un sommaire des bonnes pratiques de gestion d’incidents potentiellement traumatisants, ainsi que des recommandations pour l’élaboration et la mise en oeuvre de protocoles de gestion des incidents critiques et de soutien (PGICS). Les Teamsters discutent actuellement avec d’autres employeurs du secteur du rail pour implanter ce genre de protocole et l’idée fait son chemin, puisqu’une telle solution améliore la SST tout en permettant des économies. VIA Rail porte, elle aussi, le flambeau auprès des acteurs de l’industrie ferroviaire canadienne. « De plus, ce qu’on a appris sur le trauma professionnel avec le train, on pourra l’appliquer aux gens du métro, du camionnage, en fait dans n’importe quel milieu industriel où des travailleurs dont ce n’est pas le métier peuvent avoir à gérer une urgence, des blessures ou la mort », souligne Cécile Bardon.
Une formation essentielle
Pour quiconque se retrouve dans une situation traumatisante, l’impression de ne plus avoir de prise sur ce qui lui arrive, comme les sentiments d’impuissance et de colère ou de détresse, sont susceptibles de générer des troubles psychologiques. Mais lorsque la personne a préalablement reçu une formation adéquate, elle s’attend à ce qui peut arriver, elle sait déjà ce qu’elle pourrait ressentir, et ce que les autres feront autour d’elle. Tout cela contribue à ramener un certain sentiment de maîtrise et de réalité dans ce qu’elle vit. La formation s’avère donc cruciale pour les superviseurs et les gestionnaires qui ont à intervenir, mais aussi pour les travailleurs des locomotives. Cécile Bardon poursuit en ce moment ce travail essentiel avec VIA Rail. « Au-delà du projet avec l’IRSST, nous finalisons actuellement leur programme de formation sur la compréhension et la gestion des incidents traumatiques. Ce programme reprend, finalement, toutes les bonnes choses que nous avons apprises avec l’étude et depuis le début de notre collaboration. »
Au-delà de la formation, l’éducation
Il reste toutefois un élément important pour que les protocoles fonctionnent. « Il faut éduquer, insiste la chercheuse. Expliquer aux gars – je dis les gars parce qu’il s’agit encore essentiellement d’hommes – que c’est correct de se sentir affecté. Ça ne veut pas dire qu’on est faible si on est affecté après avoir vu mourir ou souffrir quelqu’un. C’est encore plus correct de le dire et de demander de l’aide. Chacun subit des effets à un degré différent ; il faut juste comprendre et reconnaître comment les choses nous rentrent dedans et ne jamais, jamais, hésiter à demander de l’aide quand on en sent le besoin. C’est un message qu’on ne répète jamais assez, surtout dans des milieux très masculins. »
Pour en savoir plus
BARDON, Cécile, Brian L. MISHARA, Angelo SOARES. Évaluation de différents protocoles de gestion d’incident et de soutien aux employés après un incident grave, R-996, 133 pages.
http://www.preventionautravail.com/recherche/594-gestion-d-incident-et-soutien-aux-employes-l-importance-d-appliquer-les-protocoles-d-intervention-apres-un-incident-grave.html
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Évaluation de différents protocoles de gestion d’incident et de soutien aux employés après un incident grave
Résumé
L’industrie ferroviaire canadienne fait régulièrement face à des incidents critiques (IC) associés à des collisions avec des personnes ou des véhicules. Ces incidents peuvent occasionner des blessures graves, ou des décès, parmi les victimes, mais aussi des problèmes de santé mentale chez les ingénieurs et conducteurs opérant les locomotives. Chaque année, environ 20 personnes décèdent lors de collisions avec un train au Québec et une centaine au Canada. À ces incidents mortels s’ajoute un nombre inconnu d’incidents lors desquels des personnes ont été blessées ou des dégâts matériels ont été constatés. La plupart des ingénieurs et conducteurs de train seront exposés au moins une fois dans leur carrière à ce type d’évènement. Ils sont à la fois témoins, victimes, parties prenantes et souvent premiers répondants lorsqu’un tel incident critique se produit.Une proportion importante des ingénieurs et conducteurs de locomotive retrouvent rapidement un niveau de fonctionnement personnel et professionnel satisfaisant et garde très peu de séquelles aux plans psychologique, social et fonctionnel. Le temps de récupération après un IC peut toutefois être long et les employés requièrent un soutien pendant cette période. De plus, entre 4 % et 17 % de ces employés vivront des troubles plus sévères, incluant la dépression, l’état de stress aigu, l’état de stress post-traumatique ou des troubles anxieux.
Il existe plusieurs approches cliniques efficaces pour réduire les symptômes post-traumatiques et une part importante de la recherche s’est concentrée sur ces traitements. Par contre, les besoins sont moins connus et les ressources sont plus rares pour ceux qui ne développent pas de stress post-traumatique et vivent des effets négatifs importants non diagnostiqués.
Quelques études se sont intéressées aux protocoles de gestion d’IC et de soutien (PGICS) offerts par les employeurs et leurs recommandations visaient souvent à mettre de l’avant des pratiques visant à réduire l’impact potentiel des IC sur les employés et à accélérer le retour au travail. Par contre, ces protocoles, même s’ils sont fondés sur des études des conséquences des IC et des besoins des employés, n’ont pas encore fait l’objet d’évaluations empiriques. De telles évaluations sont nécessaires pour déterminer les éléments importants qui génèrent des effets positifs sur la récupération des employés et pour promouvoir les recommandations fondées sur des connaissances scientifiques.
Ce projet vise à évaluer les PGICS déjà en place au Canada dans l’industrie ferroviaire et leurs effets sur les trajectoires de récupération des employés victimes d’un incident critique et de proposer les pratiques clés pour en réduire les effets négatifs.
Soixante-quatorze ingénieurs et conducteurs ayant vécu un IC ont été recrutés pour participer à l’étude. Ils ont été interviewés à quatre reprises sur une période de six mois tandis que neuf superviseurs répondant aux mêmes critères d’inclusion ont été interviewés deux fois sur une période de trois mois. Une méthode mixte a été employée pour analyser le corpus de données, combinant des analyses statistiques et qualitatives afin de bien comprendre les liens entre les incidents critiques, les PGICS et la récupération post-IC. Les perceptions et besoins des superviseurs qui se retrouvent en première ligne de l’application des protocoles et de l’offre de soutien sont également présentés.
Les résultats indiquent que les PGICS existants sont partiellement implantés ou le sont de façon inégale selon les employeurs, les provinces et les types d’IC. Entre autres, dans les IC sans décès, les protocoles de gestion et de soutien ne sont pas complètement appliqués, même si la santé des employés est affectée.
Les IC ont des effets très variés sur les employés. L’équipe de recherche a pu établir cinq trajectoires de récupération : pas d’effets négatifs, effets négatifs qui disparaissent dans le mois suivant l’IC, effets négatifs qui diminuent régulièrement et disparaissent dans les trois mois suivant l’IC, effets négatifs qui atteignent un plateau entre un et trois mois avant de disparaître, effets négatifs qui perdurent après six mois.
Dans l’ensemble, les deux tiers des employés voient les effets négatifs de l’IC se dissiper plus ou moins rapidement dans le mois suivant l’IC, 20 % des travailleurs ressentent toujours des effets significatifs après trois mois (trajectoire de plateau et d’effets perdurant après 6 mois) alors que cette proportion atteint 13 % après six mois. Ces effets sont non négligeables et affectent la cognition (concentration, rumination, distraction), l’énergie (fatigue, difficultés de sommeil) et les émotions (culpabilité, deuil) des employés. Ils peuvent également interférer avec leur capacité de faire leur travail de façon optimale.
Les différences dans l’application des PGICS permettent d’évaluer le rôle de ces actions dans le processus de récupération post-IC. Les résultats de cette étude montrent que les protocoles de gestion peuvent avoir un effet sur le processus de récupération. Les éléments suivants ont des effets qui favorisent une accélération du processus de récupération : la présence d’un superviseur sur les lieux; la prise en charge de la scène de l’IC par un superviseur; une attitude respectueuse et empathique des différents intervenants; l’absence de pression sur les employés pour qu’ils poursuivent leur travail ou qu’ils reviennent prématurément; la démobilisation (retrait de la scène d’IC et retour à la maison) et la prise de congés automatiques; l’offre proactive de soutien par le programme d’aide aux employés; une procédure claire de retour au travail et d’évaluation des capacités de l’employé à reprendre sa vie professionnelle; une offre différée de soutien en cas de besoin; un suivi effectué après le retour et un contexte de travail positif.
L’étude montre donc que la gestion de l’IC et le soutien offert par l’employeur sont des facteurs importants favorisant la récupération des employés. Ce sont des attitudes et actions sur lesquelles les employeurs peuvent agir et qui s’appliquent relativement facilement, sans engendrer de coûts prohibitifs pour les entreprises; alors que pour d’autres facteurs, comme la présence de soutien social ou la complexité de l’IC, les employeurs ont moins d’emprise. De plus, les entreprises ferroviaires ont des protocoles qui incluent la majorité des actions considérées comme efficaces. L’application rigoureuse de ces protocoles constitue la première étape vers l’amélioration des pratiques et donc de l’atténuation des effets négatifs des IC.
Informations complémentaires
Collection :
Rapports scientifiques
Catégorie :
Rapport de recherche
Auteur(s) :
- Cécile Bardon
- Brian L. Mishara
- Angelo Soares
Projet de recherche :
2013-0039
Champ de recherche :
Réadaptation au travail
Mis en ligne le :
31 janvier 2018
Date de mise à jour :
15 février 2018
Format :
Texte
http://www.irsst.qc.ca/publications-et-outils/publication/i/100968/n/gestion-incidentsoutien-employes-incident-grave