TÉMOIGNAGE. « J’ai passé ma journée à ne pas me suicider » : Luc est allé au bout du burn-out Valentin BIRET. Ouest-France (site web)
sante, jeudi 28 mars 2024
Ils aimaient leur travail, étaient investis et donnaient tout pour leur emploi et leur employeur. Jusqu’au jour où ils ont comme « explosé en plein vol ». Dans ce premier épisode consacré au burn-out, Luc se confie sur ce qui l’a amené, petit à petit, à perdre confiance en lui, jusqu’à penser commettre l’irréparable.
« Aujourd’hui, j’ai passé ma journée à ne pas me suicider » . Ces quelques lignes, écrites sur un carnet, hantent encore Luc* aujourd’hui. Sur les quais de la Seine, ce jour-là, cet homme de 55 ans a bien cru que tout allait s’arrêter, après des mois de mal-être et d’épuisement au travail.
Retour en début d’année 2022. Luc, un quinquagénaire normand, longtemps journaliste, est recruté pour un poste dans le domaine de la communication, dans une association financée par les collectivités locales.
Au moment de son embauche, Luc dit n’avoir pas eu d’interrogation. « Aucun warning ne s’allumait, je ressentais plutôt de l’enthousiasme, ce qui s’est traduit par de l’engagement » .
Mais petit à petit, l’ex-journaliste se rend compte que tout n’est pas si clair. « En premier lieu, je me dis que j’ai été embauché pour une expertise, et je m’aperçois que celle-ci n’est pas écoutée. Bien sûr, on ne peut pas avoir raison tout le temps, ce n’est pas dramatique, mais au fur et à mesure cela s’accentue… Jusqu’au jour où ça craque » .
En relisant son histoire, Luc distingue désormais tous ces signaux qu’il n’a pas su voir à l’époque. « Remise en cause de ma parole, de mon expertise, le fait qu’on me retire des tâches… Chaque incident, isolément, n’est pas dramatique en soi. C’est insidieux, mais toutes ces choses mises bout à bout grignotent l’estime de soi » .
« Un jour, ma supérieure hiérarchique décide de ne plus me parler »
Jusqu’au moment où sa supérieure hiérarchique, directrice générale de l’association qui l’emploie, décide de ne plus parler à ce professionnel de la communication, « sans me donner de raison » . Un point de bascule dans le parcours du Luc, qui va sombrer en quelques jours seulement, avec des premières pensées suicidaires. « Je demande des explications vers le 10 juin 2022, sur des choses liées à l’organisation du travail, sur lesquelles on n’est pas d’accord et qui nous empêchent de travailler ensemble : mais je ne les ai toujours pas aujourd’hui. Dix jours après cet événement, j’ai mes premières crises d’angoisse et ça devient impossible de travailler ».
« Tu dépenses toute ton énergie à ne pas passer à l’acte »
Lors d’une de ses crises d’angoisse, Luc se retrouve sur le quai de la Seine : « Et là, je me dis qu’il faut que je m’éloigne. Il y a un truc totalement irrationnel, une volonté qui s’impose à moi et qui me dis « Il faut que je saute »» . À cet instant précis, le quinquagénaire a le sentiment qu’il n’y a « rien d’autre possible, que ça ne va pas marcher, que la solution, elle est là » .
Sa fibre de journaliste pousse ce Normand en pleine crise à prendre des notes sur ce qu’il ressent et ce qu’il traverse, jour après jour. Dans son carnet, il se souvient précisément de ce jour où il subit crise d’angoisse sur crise d’angoisse. À la fin de la journée, il écrit : « Aujourd’hui, j’ai passé la journée à ne pas me suicider ».
Dans ces moments de profond mal-être, ses pensées suicidaires prennent tout l’espace dans sa tête : « Tu dépenses toute ton énergie à ne pas passer à l’acte. En ce qui me concerne, j’avais répertorié tous les moyens à ma portée pour aller au bout » , confie Luc. « Mon scénario était écrit, avec quels médicaments, la dose d’alcool, puis sauter dans le fleuve ». Au pic de la crise suicidaire, alors qu’il est au bord de l’eau, le portable de Luc sonne : c’est le 3114,[..] » . « J’avais annoncé à un collègue le geste que j’allais faire » , rembobine le quinquagénaire. Un appel à l’aide ? Selon Luc, ce n’est pas de cet ordre-là, « moi j’étais sûr d’y aller. Au moment où je le fais, il n’y a pas de cinéma, pas de tricherie » .
Après un échange avec un psychologue au téléphone, Luc est alors immédiatement pris en charge aux urgences, puis hospitalisé cinq jours. « Pendant ce temps, je n’ai vu personne, je n’ai parlé à personne, j’ai pu souffler et cela m’a fait beaucoup de bien » .
« Tout le monde s’est mis à paniquer »
Luc se voit alors prescrire un arrêt de travail, qui se prolonge pendant l’été 2022. Il revient à son poste pendant quatre semaines en septembre. « J’ai cru que ça allait être possible, mais ce qui s’est passé, c’est que lorsqu’il y a dépression et pensées suicidaires, tout le monde se met à paniquer » . Pour Luc, c’est une deuxième peine : « Il faut d’une part gérer son propre cas : c’est long, mais on sait soigner ; le vrai problème auquel j’ai été confronté, c’est que toute l’équipe s’est mise à « psychoter », et se retrancher derrière un droit qu’ils ne maîtrisaient pas » . Luc cite en exemple le droit du travail, qui autorise un employé à solliciter un entretien préalable à la reprise de son poste (appelé rendez-vous de liaison **), pour connaître les conditions dans lesquelles il va pouvoir revenir au travail. « Et on me répond « Tant que tu es en arrêt, tu n’auras aucune information », alors que j’y avais droit. Je me suis retrouvé en situation d’échec car dès le premier arrêt maladie, mon employeur a refusé tout dialogue. Pour eux, c’est une manœuvre de protection que l’on peut comprendre, mais elle n’est ni professionnelle, ni légale, et c’est assez dur quand le salarié lui-même demande autre chose… » .
Après un nouvel arrêt de travail de plusieurs semaines, Luc revient au travail avec des horaires légèrement aménagés. « Mais ça n’a pas fonctionné car mon employeur ne savait pas gérer cette situation. En fait, on est déjà en train de se gérer soi-même, et l’on se retrouve en train de gérer ceux qui ne savent pas le faire » . Résultat : Luc se voit prescrire un nouvel arrêt de travail d’un mois. « Je ne suis pas revenu, je n’arrivais plus à échanger avec mon employeur, et quand j’ai enfin réussi à obtenir un entretien avec la responsable de la structure, ça a été pour me demander de partir » .
Pour gérer sa dépression et son burn-out, Luc applique les conseils qu’on lui donne, consulte un médecin et s’engage dans une psychothérapie. Il rencontre également plusieurs personnes victimes, comme lui d’un syndrome d’épuisement professionnel. « Ils m’ont tous raconté une histoire qui se ressemble, avec la perte de l’emploi, la perte de l’estime de soi et la difficulté à remonter la pente. Cela peut prendre plusieurs années, car on leur a tout pris » .
« Je pensais que ça n’arrivait qu’aux autres »
Luc, qui n’est plus salarié depuis le 31 janvier 2023, estime ne pas encore être sorti du tunnel, près de deux ans après son burn-out. « J’ai tout de suite compris que ce serait long. Aujourd’hui, je suis sous antidépresseur et je sais que ça peut durer très longtemps. Je n’ai pas d’effets secondaires, à la limite ça me rend plus sympathique qu’avant » , plaisante-t-il.
S’il sait que sa rémission ne sera pas un long fleuve tranquille, Luc espère en sortir meilleur, ou du moins plus fort. Et, dans son malheur, il a eu la chance de pouvoir compter sur une cellule familiale solidaire et à l’écoute.
De cette expérience, il en a appris un peu plus sur lui-même, comme le fait d’accepter que l’on puisse agir de manière incompréhensible. « On est formaté pour avoir des buts, de la volonté, prendre des décisions… Mais dans la maladie, tu te fais dépasser par des choses que tu ne maîtrises pas » .
Quoi qu’il en soit, pour cet ex-journaliste, le salariat n’est plus possible aujourd’hui. « Cela demande quoi qu’il arrive des efforts, prendre sur soi, défendre des positions qui ne sont pas les siennes, et tout cela m’est impossible aujourd’hui » .
Luc, qui se considère comme très rationnel, tient aussi à alerter sur le fait que le burn-out n’arrive pas qu’aux autres. « C’est aussi bête que de dire qu’on ne peut pas attraper la grippe ou se faire d’entorse. Cela peut arriver à tout le monde » .
* Prénom d’emprunt
** Selon le site service-public.fr, pour les arrêts de plus de 30 jours, un rendez-vous de liaison peut être mis en place entre le salarié et l’employeur en faisant participer le service de prévention et de santé au travail. « Cet entretien a pour objectif d’anticiper les conditions dans lesquelles vous pourrez ou non reprendre votre travail ».
En relisant son histoire, Luc distingue tous ces signaux de burn-out qu’il n’a pas su voir à l’époque. « C’est insidieux, mais toutes ces choses mises bout à bout grignotent l’estime de soi » .
Clod / Ouest-France