Suicide des jeunes: Un tabou
s’est brisé !
Au mois de
décembre dernier, 26 cas de suicide ont été recensés en Tunisie, à raison d’un
suicide par jour. D’après le rapport du Forum tunisien des droits économiques
et sociaux publié récemment, six cas ont été commis par des jeunes, âgés entre
6 et 19 ans. Ils se sont donné la mort par strangulation ou en se jetant du
haut d’un établissement scolaire. Lors d’une conférence de presse tenue il y a
deux mois, le ministre de la Santé, Mohamed Saleh Ben Ammar confirme ce constat
en affirmant que les tentatives de suicide sont particulièrement
élevées chez les adolescents.
Le phénomène
de suicide n’est pas nouveau en Tunisie. Il est souvent occulté par la famille,
caché au sein de la société, car interdit par la religion et traqué par la
législation. Ce qui est nouveau, ce sont les tentatives de suicide de
jeunes qui se suivent et se ressemblent, tel un effet domino, comme
si la mort n’était qu’un jeu d’enfant….Ce qui est nouveau également,
c’est la prise de conscience générale d’un fléau qui touche petits et grands,
familles pauvres et familles riches, au pays de la Révolution. Pour la
première fois, le ministère de la Santé va élaborer un registre de suicide
comportant toutes les données et les statistiques. Ce qui est nouveau
enfin,c’est la médiatisation d’un acte suicidaire, irréfléchi ou
prémédité, au risque de le sublimer….ou de le banaliser.
Bouazizi
aurait-il contaminé toute une génération ? Serait-il responsable de cette
épidémie comme veulent le croire certains ? Mettre fin à sa vie serait-il un
acte héroïque, une passerelle vers un mode meilleur ?
Elèves
suicidaires, djihadistes, « harragas » …. : des jeunes qui se jettent
dans l’inconnu ; une envie irrésistible de changer, une course folle à la
recherche d’une identité, d’une valorisation, d’un statut…Une souffrance,
une détresse que l’entourage ne pouvait comprendre ou digérer. L’acte est
souvent irréversible ; la « délivrance » est aussi tragique que prohibée. « Se
donner la mort, n’est pas chose facile », souligne Pr Asma Bouden, chef de
service de pédopsychiatrie à l’hôpital Razi en rappelant que des facteurs
sociaux et psychiatriques sont à l’origine de la conduite suicidaire (voir
interview).
Que cherche
le jeune à travers cette conduite, à travers ses SOS ? Doit-on le condamner et
juger sa souffrance ? Une tentative ratée, faut-il aussi en parler ?
Autant de questions alors que le tabou du suicide est brisé. Faut-il rester
vigilant car les risques de contagion et de récidive seront toujours vivants.
Pr Asma
Bouden, chef du service pédopsychiatrie à l’hôpital Razi
« Ne
jamais banaliser une tentative de suicide »
Le phénomène
de suicide en Tunisie prend de l’ampleur. Il a comme un effet boule de
neige surtout chez les jeunes…
Nous
observons en effet une augmentation très importante des cas de
suicide. La consultation pour conduite suicidaire a quadruplé ces
quatre dernières années. Nous assistons à une véritable
épidémie. Il est vrai que les adolescents s’imitent beaucoup.
Ils veulent se ressembler même dans le pire. Il est tout aussi vrai qu’à
l’adolescence, le jeune est confronté à un véritable bouleversement
psychique qu’on appelle la crise de l’adolescence. Pour dépasser
cette crise, le jeune va se défendre à travers des mécanismes: la mise en acte
(agir ) et la toute puissance (mégalomanie, égocentrisme..).. On le voit
excessif dans sa conduite. Il trouve plaisir à prendre des risques parfois au
péril de sa vie (excès de vitesse, conduire une moto sans casque, overdose…).
L’adolescent aime bien flirter avec la mort.
Certains
jeunes vont passer à l’acte. Quels sont les facteurs de risque ?
Les facteurs
de risque sont environnementaux et psychologiques. Les facteurs
environnementaux sont multiples: la précarité sociale, les problèmes
familiaux (conflit, divorce, familles désunies), la délinquance, le décrochage
scolaire par manque d’encadrement familial et pédagogique, il y a aussi le
harcèlement scolaire, l’élève est harcelé par ses pairs à l’école et via les
réseaux sociaux…L’initiation par le groupe à la prise de produits toxiques avec
des conséquences néfastes sur le fonctionnement du sujet pouvant l’inciter au
vol, sevrage , décrochage scolaire est aussi un facteur de risque,…Sans oublier
l’idéalisation des conduites suicidaires dans certaines séries
télévisées: le jeune en quête d’identification va chercher à ressembler à
ces acteurs qui se donnent la mort dans la fiction.
Parmi les
facteurs psychologiques, on note toutes les fragilités de la personnalité qui
vont s’exprimer à l’adolescence sous forme de troubles psychologiques:
schizophrénie, bipolarité, épisode dépressif majeur…)
Les facteurs
environnementaux interagissent avec les facteurs psychologiquesdans la
conduite suicidaire. Parfois on décèle un facteur banal (une dispute familiale,
une mauvaise note, une déception amoureuse, des moqueries, une gifle). Le geste
suicidaire est alors impulsif et non prémédité.
Le geste
suicidaire n’est donc pas toujours réfléchi ?
Il faut
d’abord faire la différence entre le suicide et la tentative de suicide, entre
un sujet qui rate son geste et un sujet qui se donne la mort réellement : dans
le cas d’une tentative de suicide , il s’agit d’un adolescent en crise
présentant quelques troubles psychiques qui, a la suite d’un évènement
stressant, va de manière impulsive et non réfléchie passer à l’acte en
utilisant généralement des moyens (doux) : une prise médicamenteuse , des
produits ménagers, … Ils auraient déjà soit menacé soit prévenu
leur entourage. Le geste suicidaire revêt alors l’aspect d’un appel à
l’aide ou d’un chantage affectif. L’adolescent cherche en quelque sorte à
relancer la communication entre lui et son entourage. Dans ce contexte, le
désir de mort n’est pas profond et réel, d’ailleurs il est très fréquent que
l’ado banalise cette conduite par des propos tels que « normal », « je n’ai
pas voulu me suicider » ,« je voulais dormir ». Il banalise son
geste parfois avec la connivence des parents qui redoutent des poursuites
judiciaires et aussi pour des raisons purement religieuses alors qu’il ne
faut jamais banaliser une tentative de suicide. Le risque de récidive est
toujours important.
Le suicide
réussi est différent : le désir de mort est profondément ancré dans la pensée
du sujet qui présente souvent des troubles graves de la personnalité et
certaines pathologies mentales avérées. Dans ce cas, le geste suicidaire est
réfléchi et prémédité. Le sujet utilise des moyens violents tels que la
défénestration, la phlébotomie, la pendaison, la noyade, l’immolation… Tous ces
gestes touchent à l’intégrité du corps. Autant de gestes irréversibles.
Les cas
d’immolation par le feu se sont multipliés depuis le geste de Bouazizi,
que cache cette forme de suicide ?
La personne
qui s’immole est généralement en souffrance psychique.La personne cherche
à travers le caractère de ce geste suicidaire à défier la société, le
pouvoir, l’autorité. Dans l’immolation, il y a le défi mais il y a aussi
le spectacle. La personne s’immole devant tout le monde pour exposer sa
souffrance et sa détresse.
Quels sont
les signes qui peuvent alerter l’entourage ?
Il ne faut
pas banaliser les menaces et les pensées suicidaires. L’entourage doit
intervenir lorsqu’il note un changement dans le fonctionnement du sujet : un
état dépressif, un trouble psychique… Il faut être aussi vigilant par rapport
aux ados impulsifs qui passent facilement à l’acte, les ados
anxieux qui s’isolent, qui montrent des signes de tristesse…Pour des
considérations religieuses ou pénales, le suicide est souvent dissimulé.
Nous savons tous qu’un suicide est considéré comme tel jusqu’à preuve du
contraire…
En Syrie, en
Irak, en mer méditerranée …De jeunes djhadistes et des « haragas » se
jettent dans l’inconnu au risque de leur vie. N’est ce pas aussi une forme de
suicide?
Ce sont
des équivalents suicidaires: pour les « harragas », ça passe ou ça casse,
comme une roulette russe. En se jetant dans la mer, ils jouent leur vie à
tombeau ouvert.
Le djihad
est une forme d’endoctrinement qui cible des sujets fragiles à la
recherche d’une valorisation : des délinquants parfois et des personnalités psychotiques.
Le djihad leur permet de se revaloriser et d’acquérir un statut dans la vie et
dans l’au-delà : le statut de caïd, de héros, de martyr…
Ces
personnes fragiles subliment un mal être par la conduite « djihadiste ».
Ils vont transformer un souhait de mort en un acte héroïque. Ils vont
sacraliser et sublimer l’idée de la mort.
Quelle prise
en charge pour les conduites suicidaires et comment éviter surtout les
récidives ?
La conduite
suicidaire surtout celle qui nécessite des soins médicaux est systématiquement
orientée en psychiatrie. Il arrive toutefois que les parents du jeune
suicidaire banalisent son geste et refusent pour telle ou telle considération
(religieuse, sociétale…) la consultation; ils ne viennent pas consulter alors
que les risques de récidive sont fréquents. Lorsque le patient suicidant
consulte, nous évaluons son degré de dangerosité pour lui-même ; nous
proposons soit une hospitalisation soit une prise en charge en ambulatoire avec
des rendez-vous rapprochés en préférant des techniques psychothérapeutiques et
en évitant la prescription de médicaments, car il est classique que le sujet
utilise les médicaments prescrits par le médecin pour passer à l’acte une
nouvelle fois. Dans tous les cas, l’intervention évaluative et thérapeutique
doit se faire dans les trois jours qui suivent l’acte suicidaire. C’est
primordial pour le diagnostic et la vie du sujet.
Propos recueillis par Sarra Rajhi
06 fév 2015