Extraits (Acces à l'article intégrale )
"Au-delà d’un retour salutaire sur ce pan de l’histoire, qui a marqué également les esprits à l’ouest de la Tchécoslovaquie, ce film nous invite à interroger le contexte, le sens et la portée d’un acte tel que l’immolation volontaire par le feu, comme moyen d’expression extrême d’un état de révolte, d’impuissance et de désespoir, comme signal d’alarme, comme tentative d’action contre un oppresseur et/ou comme sacrifice de soi au nom d’une cause perdue."
"Brûler plutôt que mourir
Les
sciences sociales n’ont jusqu’à présent posé qu’un regard marginal sur
les actes de violence auto-infligée. Leur forme s’inspire sans doute de
ce que Durkheim qualifiait de « suicides altruistes »19
à connotation rituelle ou mystique, pratiqués dans certaines cultures
asiatiques. Mais les embrasements protestataires ne semblent pas
répondre à une volonté de mort, même si le risque en est bien présent et
assumé – Jan Palach le confirme pour sa part lorsqu’il murmure dans
l’ambulance « ce n’est pas un suicide ». Le recours à l’immolation à des
fins politiques s’est d’abord développé en Asie au cours du siècle
dernier, pour gagner plus récemment le Moyen-Orient et le reste du
monde.
- 19 Émile Durkheim, Le Suicide : Étude de sociologie, Livre 2, 1897. Disponible en ligne : http://alain-leger.lescigales.org/docs/Durkh22.pdf. Il évoque notamment le rituel indien du sâti par lequel des veuves s’immolaient sur le bûcher funéraire de leur époux.
"Retourner contre soi le stigmate de la violence subie
Après
s’être confronté au phénomène des immolations et des grèves de la faim,
utilisées comme modes d’action par les militants kurdes qu’il a
étudiés, Olivier Grojean propose d’aborder les « violences contre soi » à
caractère protestataire ou revendicatif dans le cadre de la sociologie
des mobilisations. Il observe qu’elles s’inscrivent dans un « répertoire
d’actions », individuelles ou collectives, auquel ont particulièrement
recours des « acteurs à faibles ressources, engagés dans des
interactions fortement asymétriques », qui n’ont donc « pas d’autres
moyens » de « débloquer une situation perçue comme intolérable ». Ces
violences auto-infligées apparaissent « quand les revendications
touchent aux fondements de l’identité sociale, politique, ethnique ou
confessionnelle des acteurs engagés. La réclamation ou la contestation
d’un statut, la volonté d’être traité avec dignité, le refus d’une
politique inhumaine ne sont alors plus exigés de manière exclusivement
symbolique, mais bien incarnés dans le supplice que l’on s’inflige ».
Elles réalisent donc un « retournement des stigmates de la souffrance
subie »21.
Au-delà de cette première approche, il reste de la place pour des
recherches plus approfondies sur ce phénomène qui ne cesse de gagner du
terrain.
- Olivier Grojean, « Violences contre soi », in Olivier Fillieule et al., Dictionnaire des mouvements sociaux, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Références », 2009, p. 564-570. Disponible en ligne : http://www.cairn.info/dictionnaire-des-mouvements-sociaux---page-564.htm.
« Consumés par le travail »
Car
depuis peu, la France est elle-même confrontée à un nombre croissant
d’ignitions volontaires : une cinquantaine de cas recensés entre 2011
et 2013. Si ces actes ne peuvent être reliés à une cause politique
organisée, comme celle des martyrs kurdes ou tibétains, on aurait tort
de disqualifier toute dimension politique à ces gestes et de réduire
leurs auteurs à des profils psychologiques déviants, comme tend à le
faire le discours psychiatrique22.
En effet, au moins onze de ces immolations récentes apparaissent
directement liées à une problématique d’exclusion sociale, et plus
particulièrement d’exclusion du travail. C’est sur ces cas que revient
le remarquable web-documentaire de Samuel Bollendorff et Olivia Collo, Le grand incendie, publié fin 201323.
Qu’ils soient cadres quinquagénaires mis au placard d’une grande
entreprise de télécom ou chômeurs en fin de droits, les uns et les
autres ont tenté de faire entendre un message fort en s’immolant sur le
parking de leur entreprise ou devant une agence du Pôle emploi.
- 22 Ibid.
- 23 Samuel Bollendorff et Olivia Collo, Le Grand Incendie. Ils se sont immolés par le feu pour se faire entendre, 2013. http://www.francetvinfo.fr/nouvelles-ecritures/le-grand-incendie. Voir aussi Catherine Rollot, « Un immolé par le feu en France tous les 15 jours », Le Monde, 16 décembre 2013.
Les
années 2000 ont déjà vu s’alourdir de façon inquiétante le décompte des
suicides imputables à ce qu’il est convenu d’appeler la grande
souffrance au travail24.
Plans sociaux en cascade, restructurations incessantes visant à mieux
servir les intérêts des actionnaires, management déshumanisé…, les
causes du malaise sont bien connues des sociologues du travail. De
grandes entreprises renommées se sont tristement illustrées par les
épidémies de suicides qui touchent leurs personnels. Mais malgré les
lettres explicites laissées par les uns, malgré le choix signifiant des
autres de mettre fin à leurs jours sur le lieu même de leur travail, ces
entreprises s’enferment trop souvent dans la dénégation, préférant
alléguer des causes individuelles, psychologiques et familiales, plutôt
que d’assumer leur part de responsabilité. Ainsi ces suicides au travail
suscitent-ils davantage des réponses de santé publique que des
solutions au cœur même de l’organisation du travail, confirmant par-là
que le message des suicidés n’est pas réellement entendu pour ce qu’il
est.
- 24 Voir notamment Laurence Théry (dir.), Le travail intenable. Résister collectivement à l’intensification du travail, Paris, La Découverte, coll. « Entreprise & Société », 2006. Compte rendu de Laure Célérier pour Lectures : http://lectures.revues.org/1107 ; Christophe Dejours, La panne. Repenser le travail et changer la vie, Paris, Bayard, 2012. Compte rendu de Nadia Veyrié pour Lectures : http://lectures.revues.org/11204
Dans
ce contexte de banalisation des suicides, faut-il vraiment s’étonner
que certains éprouvent aujourd’hui la nécessité de franchir un nouveau
cap et d’accomplir ce que l’historien Michel Vovelle considère comme
« la plus grande transgression »25 ?
Au travers des flammes auxquels ils se livrent en dernier recours pour
attirer notre attention, saurons-nous voir l’urgence d’inverser le cours
des rapports de forces dans le monde du travail ? Et serons-nous
capables, en leur mémoire, de ne pas céder davantage à la compromission
qu’à la résignation ?
25 Michel Vovelle, « L’immolation par le feu est la plus grande transgression », Le Point, 18 octobre 2011. http://www.lepoint.fr/societe/michel-vovelle-l-immolation-par-le-feu-est-la-plus-grande-transgression-18-10-2011-1386062_23.php.