Suicide et Travail : quelques échos du Colloque International*
Le vendredi 11 et samedi 12 octobre 2013, s’est tenu à la Maison de la Chimie à Paris, ce colloque organisé par l’équipe de recherche du CNAM, en « Psycho-dynamique du travail et de l’action », ainsi que par d’autres organisations.*
Après ces deux journées où étaient réunies près de 800 personnes de formation différente, sommes-nous venus à bout de la question principale concernant l’étiologie, c’est-à-dire les processus en cause dans la genèse des suicides au travail ? Cette question soulève des problèmes inédits qui font l’objet de controverses avec la psychiatrie et la psychanalyse d’une part, avec la théorie sociale d’autre part.
Des réponses se font jour pourtant puisqu’une étape supplémentaire a été franchie. On peut en effet, aujourd’hui, retourner la violence de l’organisation du travail contre soi jusqu’à en mourir et en témoigner publiquement par une mise en scène qui sensibilise de plus en plus l’espace public et celui du droit. Des actions originales de résistance et de désobéissance sur le terrain du travail se manifestent dans le champ de la culture qui pourrait nous faire penser que nous souhaiterions nous réapproprier, par une action rationnelle, notre rapport au travail. Les débats et conférences de ce colloque nous en indiqueront-ils les enjeux possibles ?
Les morts par suicide ne sont pas que franco-français comme nous le dirons les chercheurs et praticiens venus de Brasilia, Bruxelles, Louvain, Sydney, Taïwan, Genève, Francfort, Porto, Rome, Mexico, Le Québec, Athènes, São Paulo, Ottawa.
De la salle, j’ai essayé d’enregistrer quelques idées-clefs extraites des analyses et questions qui ont sous-tendues les riches travaux des intervenants. Rien d’exhaustif ne sera produit ici, seulement quelques échos qui pourraient relancer notre propre questionnement sur un sujet qui reste malgré tout tabou. Faire trace et témoignage de ce travail, telle sera ma contribution singulière à l’action menée. Ainsi, une large diffusion de ce recueil de données sera faite sur mon blog et par d’autres canaux de communication afin de mieux outiller notre pensée pour participer à notre tour à la prévention de ce fléau des temps modernes.
Christophe DEJOURS, Chercheur au CNAM, ex-psychiatre, psychanalyste, Directeur de la revue « Travailler », va ouvrir ce colloque par ces propos:
- Ce n’est pas le suicide qui nous réunit aujourd’hui mais le travail. L’être humain serait-il défini en laissant de côté le rapport qu’il entretient avec le travail ou au contraire, faut-il considérer le rapport au travail comme une dimension irréductible et inséparable de l’existence humaine ? Pourquoi cette question ? L’apparition des suicides sur les lieux de travail suggère que le psychisme au travail est tellement important dans la vie qu’il peut parfois devenir une question de vie ou de mort. Est-ce le cas pour certaines personnes seulement ? Est-ce le cas dans certaines situations de travail uniquement ? Ou bien au contraire le suicide au travail ne fait-il que réveiller une dimension méconnue du travail, à savoir que le travail joue un rôle organisateur central dans toute vie humaine ? S’il est un médiateur incontournable dans la dynamique santé-maladie, doit-il être considéré comme un malheur ? La malédiction apportant ce malheur serait-elle à l’œuvre ?
- Si le travail peut générer le pire, le pire c’est la mort, par accident du travail, par maladie professionnelle et aujourd’hui donc par suicide, il peut aussi générer le meilleur. Considéré aussi comme une épreuve, l’épreuve de soi nous transforme, nous grandit, le travail peut-être donc un médiateur irremplaçable dans la construction de la santé et de l’accomplissement de soi.
- L’objet de réflexion qui nous réunit ce jour, est particulièrement pénible, il a de quoi nous rendre tous pessimistes. Des sentiments comme la stupéfaction, l’indignation, l’accablement, la colère, l’angoisse s’emparent de nous quand la mort frappe de cette façon. Pour penser sa prévention il va falloir aller au-delà des sentiments et analyser qui est responsable quand un travailleur passe par cet acte d’autodestruction. La mort ne vient pas de l’extérieur mais d’un geste intérieur de l’individu, ce n’est pas un accident du travail ou une maladie, c’est le sujet qui commet l’acte meurtrier. Alors est-il seulement possible que le travail puisse engendrer un acte suicidaire ? C’est la question. Dans un certain nombre de cas, nous avons des lettres qui accusent l’institution de l’avoir acculé au suicide, il est donc primordial d’étudier cet acte.
- Peut-on croire ? Doit-on croire ? Peut-on admettre que les contraintes de travail puissent avoir sur l’individu des effets si puissants qu’elles renversent sa volonté de vivre en volonté de se tuer soi-même ? Si cette mutation est possible, qu’est-ce-qui dans le travail possède ce pouvoir de faire basculer le désir de vivre en son contraire ?
- Or c’est seulement à la fin des années 1990 que les suicides sur le lieu de travail ont commencé à être connus. Nous connaissons bien les suicides des agriculteurs qui ont lieu sur leur milieu de travail où ils partagent aussi leur vie. Aujourd’hui nous en parlerons peu, nous évoquerons davantage les suicides qui ont lieu spécifiquement sur les lieux de travail des gens de l’industrie et des services qui constituent la majorité des emplois dans nos pays d’Europe.
- Si le travail peut aujourd’hui pousser un certain nombre d’individus à se suicider, il devient absolument nécessaire que nous trouvions les moyens d’arrêter ce désastre et de dégager des voies qui permettront de réorienter l’évolution du monde du travail, faisant en sorte qu’au lieu de pousser à la mort, il soit à nouveau mis au service de la vie, de la culture et du vivre ensemble.
- Nombre de voix s’élèvent pour nier toute responsabilité du travail dans l’apparition des suicides sur les lieux de travail. On nie aujourd’hui le rôle du travail dans l’étiologie du suicide dont on affirme qu’il ne peut être dû qu’à des conflits prenant naissance dans l’espace privé ou dans la petite enfance. Nous ne perdrons pas de temps à répondre à ces argumentations qui relèvent, comme avec celles mises en avant pour l’amiante et les troubles musculo-squelettiques, de la mauvaise foi. Nous n’éviterons pas pour autant les débats contradictoires entre nous, bien au contraire.
- Il est probable que la plupart de celles et de ceux qui se sont inscrits à ce colloque, sont plutôt portés à prendre au sérieux, l’hypothèse d’une responsabilité des contraintes au travail contemporain, dans l’apparition des suicides. Mais cela n’implique pas pour autant que tous les doutes soient levés, même si les contraintes au travail ont une responsabilité dans ces suicides il y a de nombreuses questions à examiner sur les processus en cause qui ne sont pas toutes éclaircies de façon satisfaisante et qui font l’objet d’interprétations contradictoires entre les chercheurs. Nous avons donc pris l’initiative de demander à un certain nombre de chercheurs de différents pays du monde de réfléchir avec nous sur toutes ces questions.
ÉTAT DE LA RECHERCHE INTERNATIONALE SUR LE SUICIDE AU TRAVAIL
Hsin-Hsing CHEN, is an associate professor of the Gruaduate Institute for Social transformation studies at Shilh-Hsin University (Taipei).
A la limite du monde matériel : deux cas de troubles psycho sociaux reconnus par le droit taiwanais.
Abstract
L’auteur de cet article, Hsin-hsing CHEN, retrace dans le détail l’histoire de deux cas phares concernant les problèmes de Santé et Sécurité au Travail (SST), dans de grandes entreprises de Taïwan.
Le premier cas concerne la dépression chronique sévère de Chen Chio-Lien (Chen), une salariée employée par l’une des plus puissantes entreprise d’électronique du monde, qui se serait manifestée à la suite du stress et des injustices, qu’elle aurait subis sur son lieu de travail. La tentative de suicide de Mme Chen a poussé les Comités de SST à déterminer des critères pour identifier les troubles psychiatriques des salariés liés au travail.
Le deuxième cas, concerne Chang Pei-Feng (Chang), un jeune travailleur employé par la raffinerie Formosa Plastics, qui s’est suicidé en signe de protestation contre les manquements de cette société à respecter la réglementation en matière de SST. Son suicide a été reconnu comme un risque professionnel.
Le concept politique de « culture visuelle » utilisé par Yaron Ezrahi, permet d’analyser les normes et pratiques des institutions taiwanaises inscrites dans la tradition judicaire civiliste.
L’environnement social hostile au travail peut-être très douloureux pour les travailleurs et les conduire jusqu’au suicide. La poésie, les œuvres d’art témoignent de ce genre d’expériences fatales.
Taïwan a été parmi les pays où la maladie mentale liée au travail et le suicide n’étaient pas reconnus légalement comme risques professionnels. Les deux cas reportés ici ont réussi à changer la donne.
L’auteur a été amené à découvrir ces deux affaires lors d’une recherche pluridisciplinaire de 3 ans qui portait sur l’interface entre la science, la société et l’Etat à Taiwan. Alors que ses collègues se sont intéressés à examiner le système d’un point de vue environnemental, il s’est lui focalisé sur la question des maladies professionnelles. Si les problèmes qui touchent à l’environnement sont bien souvent visibles, ceux qui concernent les maladies professionnelles restent bien souvent confinés derrière les portes des groupes d’experts et des tribunaux.
Si ces deux exemples sont à rapprocher, ils se différencient pourtant par leur niveau de visibilité au sein de la société. Dans le monde d’aujourd’hui, la visibilité sociale d’un problème passe par sa médiation et par la technologie. Un évènement est rendu « visible », rapidement, car il est partagé à travers les média-sociaux, commenté dans les blogs, alors qu’il n’existe en fait que très peu de témoins directes de l’évènement en question. L’auteur, va utiliser des outils conceptuels développés par la science des Etudes technologiques pour analyser les infrastructures institutionnelles.
La Sante et Sécurité au Travail à Taiwan
Malgré les reformes qui ont été mises en place il y a une vingtaine d’années, le système de SST à Taiwan est encore perçu comme opaque, complexe et ineffectif par les Taiwanais.
L’auteur décrit ensuite le système de SST qui a pour but d’indemniser les salariés victimes d’accidents ou souffrant de maladies liées au travail.
La procédure devant le comité d’experts est écrite et se fait sur pièces. Les décisions du comité demeurent confidentielles et ne sont pas publiques, alors que les décisions des cours et tribunaux sont au contraire publiques.
Les maladies liées au travail sont très peu reconnues à Taiwan. De 2003 à 2012, seulement 46 cas de cancers ont été reconnus comme liés au travail. Cela étant, il va de soi qu’une maladie mentale sera encore plus difficilement reconnue comme liée au travail.
L’auteur nous décrira par le menu le cas de Chen Chiao-Lien ( Entreprise électronique, Unitech Printed Circuit Board Corp), et celui de Chang Pei-Feng ( Raffinerie Formosa Plastic).
Construction culturelle de la visibilité
La différence entre ces deux cas est leur degré de visibilité respectif. Le cas de Chang a été très médiatisé, alors que celui de Chen est resté inconnu du public pendant les 6 ans que durèrent sa procédure d’indemnisation.
Si le cas de Chang présente la caractéristique d’être plus « théâtral » dans la façon dont il s’est déroulé, celui de Chen est au contraire plus « mécanique » dans son déroulement. Ces deux caractéristiques font partie selon Ezrahi de « modes de reconnaissances de la culture visuelle ».
Selon Ezrahi, bien qu’il y ait un antagonisme certain entre les idées de Boyle et de Hobbes, l’apport de ces deux philosophes fait partie intégrante du champ politique des Etats modernes d’aujourd’hui dont les institutions présentent aussi bien un aspect théâtral (dans le cadre du procès judicaire) qu’un aspect mécanique (comme par exemple dans la conception de Jefferson de la constitution des Etats-Unis qui fonctionnerait d’elle-même comme une horloge).
Le monde étant devenu de plus en plus complexe, l’homme moderne ne peut plus en avoir une vision d’ensemble et, dès lors, faire appel à la science ou à la technologie pour comprendre des faits qui ne sont pas immédiatement visibles est devenu réalité quotidienne. C’est dans cette perspective que s’inscrit l’appel à la science pour établir le lien de causalité exigé par le droit taiwanais pour reconnaitre la maladie liée au travail.
La boîte noire comme un moyen d’atteindre l’objectivité
La raison principale pour justifier de la confidentialité des délibérations d’ institutions est l’idée selon laquelle une décision sera d’autant plus rationnelle qu’elle a été prise au sein d’une boîte noire. Cette idée se retrouve dans la culture visuelle que l’on vient d’évoquer et peut se justifier par la croyance selon laquelle l’expert voit au-delà de que peut voir l’homme commun.
Le système judiciaire taïwanais d’inspiration civiliste a été modelé sur les systèmes judiciaires allemand et japonais. Selon Merryman et Perez-Perdomo le système de la common law fait appel à la concentration (temporelle), à l’immédiateté (de l’espace) et à l’oralité. Par contraste, un système judicaire de culture civiliste se détache des caractéristiques liées à la théâtralité: il y a un manque de concentration du temps ; la preuve écrite est préférée à la preuve orale.
Ces caractéristiques se sont développées pour assurer que la justice se fasse au sein du système judiciaire. Un mettant en place « un rideau documentaire » entre le juge, les parties et les témoins, on évite que le juge ne tombe sous l’influence du comportement des gens, des tentatives de corruption ou de manipulation des puissants.
Le système judiciaire taïwanais est d’inspiration germanique dans le sens où il utilise une langue technique et abstraite éloignée du langage courant. Le juge a la « liberté d’appréciation de la preuve » ; il décide en toute rationalité.
Cependant, il faut bien convenir qu’un système purement mécanique et la technique de la boite noire qui lui est associée apparaissent pour le moins incongrus pour aborder les questions de la maladie mentale et du suicide. Il va en effet sans dire que la manière la plus efficace pour déceler la souffrance d’autrui est de faire appel a son ressenti.
Pour conclure : la lecture de la souffrance psychologique
L’état du développement des sciences ne permet pas de lire avec fiabilité la psyché d’un individu : la technique de l’IRM n’aborde la psyché que sous l’angle de la neurologie ; le détecteur de mensonge est une technique qui n’est pas encore fiable.
Influencés par la culture visuelle qui prévaut dans nos sociétés modernes, il n’est pas surprenant de concevoir que certains praticiens rêveraient d’avoir à leur disposition une technique d’imagerie qui leur permettrait de lire la maladie ou la souffrance mentale sous une forme graphique. Si une telle imagerie existait, la force d’une telle image serait beaucoup plus convaincante qu’un discours.
Si la souffrance physique apparaît plus réelle et concrète que la souffrance mentale, ceci est le résultat de l’infrastructure des champs politique social et culturel qui prévaut sur l’expression du symptôme lui-même.
Traduction effectuée par Mathieu DOUBLET, avocat international
Paul JOBIN, Chercheur, Professeur en sociologie du Japon à l’Université Paris Diderot, nous présente son enquête réalisée au Japon :
- On se suicide par surtravail au Japon, l’over-work, ce qui signifie intensification des tâches, contraintes de temps, quantité d’heures supplémentaires, 140 H par mois c’est courant, 6 jours sur 7 sur une semaine de 40 heures.
- Conséquences : toutes les catégories d’emplois sont touchées par le Karoshi, qui est un surmenage généralisé : kar = trop, o = travail, shi = mort.
- En 1990, c’est la première reconnaissance du mal : le karoshi. On meurt par maladie cardio-vasculaire, on reconnaît donc cet infarctus comme maladie professionnelle, au même titre que maintenant la mort, par la maladie de l’amiante chez nous.
- Hsin-Hsing CHEN de Taïwan et Jong Min WOO de la Corée du Sud, nous diront combien les avocats se mobilisent aussi à partir de ces épidémies de Karoshi qui auront un retentissement mondial.
- Ce qui est en trop dans le surtravail, ce sont les heures supplémentaires, avec les conséquences qui révèlent d’autres aspects comme l’impact du travail de nuit, les cotations de travail élevées. Pourtant, on rencontre un déni systématique opéré par les cadres qui s’accrochent à refuser l’évidence, pourquoi ?
- Les entreprises ont des intérêts économiques forts, du coup, le management manipule les calculs des heures supplémentaires. On assigne les tâches de façon informelle, on réduit volontairement le personnel à travailler à flux tendus. Les systèmes d’évaluation sont appliqués de manière vague, c’est son mode et les critères retenus qui sont problématiques. On a tendance à surmédicaliser les gens dépressifs.
- La reconnaissance du karoshi a permis de sortir le suicide d’une attribution psychiatrique. Les statistiques réalisées par la police sont plus élevées que celles du Ministère de la santé, sur huit catégories de suicide, la 1ère concerne la santé, la 2ème l’économique, la 3ème la famille, la 4ème cause est liée au travail. Ces problèmes s’ajoutent à ceux posés par le surtravail des longues journées effectuées. Ce tableau nous laisse interdit n’est-ce-pas ?
Loïc LEROUGE, chargé de recherche au CNRS, docteur en droit, intervenant pour la France nous parlera de la santé au travail à travers une perspective juridique.
- La santé au travail nous touche collectivement au point qu’un Observatoire va être mis en place par le Ministère en janvier 2O14, c’est une bonne nouvelle. En 2O12, un droit d’alerte du salarié pour les entreprises de plus de 50 salariés a été donné par le code du travail. La gestion des risques est en prévention, les critères sont nommés, dorénavant le travail pourrait être à la source d’un acte suicidaire qui ne serait pas que personnel. L’employeur doit avoir connaissance des appels à l’aide.
- La surcharge quantitative et qualitative est elle aussi à l’examen en France. Cette autonomie laissée à chacun pour qu’il puisse répondre au mieux aux exigences de la production présente de réelles difficultés, ce sont des formes qui sont difficiles à repérer et néanmoins ont un effet délétère sur la santé psychique d’un salarié qui va s’engager dans un travail qui souvent le déborde avec l’incapacité de faire face sans se nuire à soi-même.
Angelo SOARES, est professeur au Département d’Organisation et ressources humaines de l’Ecole des Sciences de la Gestion à l’Université du Québec à Montréal – UQAM.
-Il conduit des recherches sur le harcèlement moral, les violences au travail, les émotions et la santé mentale au travail. Il est sociologue du travail et il a complété son stage de post-doctorat à l’UQAM. Il est membre de l’Institut Santé et Société et du Centre de recherche et d’intervention sur le suicide et l’euthanasie- CRISES à l’UQAM. Il a été chercheur invité à l’Equipe GTM – Genre Travail Mobilités du CNRS de septembre à décembre 2008 et professeur invité à l’Université de Sao Paulo en 2009 et en 2013.
- Il a illustré son propos par des schémas et tableaux qui traduisent bien sa recherche, voici quelques informations photographiées à l’écran :
- Sa transmission se fera par quelques schémas et graphiques photographiés de la salle, à défaut d’avoir pu enregistrer son intervention.
Michel DEBOUT, Professeur de Médecine Légale et de Droit de la Santé au CHU de Saint Etienne.
En quelques mots : dans les interventions des chercheurs de l’Asie, ce qui frappe c’est la similitude repérée dans ces pays et ceux de l’Amérique du nord ou en France. Les deux problématiques qui surviennent partout sont :
- La solitude comme ressource tarie de l’échange avec ses camarades.
- L’incapacité de pouvoir compter sur l’autre, mettre en commun ce que l’on se dit, de se trouver les uns contre les autres et non Avec.
La question du lieu, de l’image sociale au travail est une question clef. Il ne s’agira pas de confondre causalité et prévention. La causalité a à voir avec la démarche de la reconnaissance. Un suicidé a une histoire et toute histoire est éclairante, c’est à partir de cette lecture là qu’on pourra pointer s’il s’agit de harcèlement, mutation forcée, discrimination, manque de ressource collective, et à partir de là, mettre réellement en place la prévention qui s’impose.
ÉTIOLOGIE DU SUICIDE
Bernard ODIER, psychiatre-psychanalyste, directeur de la Polyclinique de l’association santé mentale du 13e arrondissement de Paris (ASM 13), présentera une approche du suicide par la psychiatrie.
- Il fera un petit détour historique en passant par la conception religieuse du suicide au 17ème siècle qui prévaut comme pêché, si ce n’est pas un crime voire un sacrifice, et finira par Philippe Pinel, médecin idéologue, qui créa des maladies mentales, et établit ce lien mélancolie et suicide.
- Ensuite, il annoncera ce chiffre énorme de 300 000 tentatives de suicides par an en France avec une intense activité du Samu et des services de réanimation. Ces suicides se différencient, on y trouve des tentatives volontaires, des para-suicides (accidents après alcoolisation par ex.), des kamikazes, des martyres qui malgré leur provocation à la guerre peuvent s’apparenter au suicide. Il y a aussi un noyau dur de 10 000 suicides, ceux qui tuent leur proche et eux-mêmes ensuite, d’où la question : y-a-t-il des suicides normaux ?
- Il n’est pas facile d’identifier les facteurs qui ont précédé le suicide, comme facteurs qui peuvent agir de façon latente. Il ne s’agit pourtant pas de « psychoter » sur le thème des idées noires ! Il y a un désespoir proportionnel aux attentes des gens et des intellectuels, le déclassement, faire le bilan peut être fatal.
Annie BENSAID, psychiatre, psychanalyste en formation à l’AFP, discutante posera la question de la causalité psychopathologique ou l’effet des conditions de travail sur l’individu.
- Il est important d’écouter le discours et la subjectivité dans ses différentes formes réactionnelles, violentes à des modes de vie décourageants qui poussent à la tentative de suicide. Le message est toujours adressé, il s’agit d’en accuser réception, d’en décrypter le sens. Que revendique le sujet quand il se suicide ? Y aurait-il une pathologie existante dont les conditions de travail auraient un rôle à jouer sur le sujet ? Le contexte est impérativement à prendre en compte car il peut avoir une incidence psychopathologique lui aussi.
- Elle nous fait remarquer que le savoir psychiatrique est en lui-même imparfait. Le suicide au travail se situe-t-il en interne ou en externe ou du côté des deux ?
« Que veut-on tuer quand on veut se donner la mort ? » dira St Thomas.
Les suicides raisonnés, philosophiques nous enseignent aussi. Hegel disait déjà :
« La mort est le travail suprême de l’individu contre la communauté. »
Isabelle GERNET, psychologue clinicienne et maître de conférences en psychologie clinique à l’université Paris Descartes, co-rédactrice en chef de la revue « travailler »,
par son approche psycho-dynamique du travail, nous parlera justement de l’introduction des nouvelles méthodes qui s’accompagnent de l’apparition de modification de la subjectivité en milieu hospitalier.
- Des soignants expriment une grande souffrance et relatent des épisodes de décompensation inattendus de certains collègues ainsi que des dysfonctionnements de l’organisation du travail, qui ont de graves conséquences sur les soins donnés aux patients. Le travail ne peut jamais se réduire à une pure activité de production d’un service mais l’engagement subjectif dans la tâche, le travail effectif mobilise l’ensemble de la personnalité avec la possibilité par exemple de l’accomplissement de soi. L’évaluation va mesurer les effets des méthodes de gestion qui prônent le travail prescrit et non pas le travail effectif, invisible, non codifié pour essayer d’atteindre les objectifs prévus. Les tarifs fixés, chaque prise en charge est désormais contaminée par une gestion à suivre même si cela s’avère impossible. Une gestion qui vise à réduire le coût des séjours et à optimiser le plein emploi demande aux soignants un savoir faire ingénieux, inscrit nulle part, discret pour faire face aux imprévus en ajustant les pratiques. Le savoir faire des corps se développe en réponse à des vécus incohérents où l’ordinateur fait autorité, annulant arbitrairement toute communication ou échange pour parler des conflits, des problèmes d’organisation dans l’exercice des soins quotidiens. Que sont alors devenues les règles communes que nous appelons règles du métier ?
Christophe DEJOURS, titulaire de la chaire Psychanalyse-Santé-Travail au CNAM, membre adhérent de l’Institut de Psychosomatique de Paris, va conclure cette première journée.
Si le travail joue un rôle majeur dans l’apparition du suicide au travail, l’analyse des processus en cause nous indique déjà des écarts, des contradictions dans la clinique, la pratique et la théorie. Le suicide au travail serait-il spécifiquement français ? Oui selon trois critères :
- Les Français accordent dans leur vie une place plus importante que les autres au travail.
- Les Français sont les plus grands consommateurs de psychotropes du monde.
- Les Français sont les plus pessimistes.
Ces statistiques prêtent à caution, à l’écoute de ce qui a été dit par les chercheurs présents ici. Les suicides au travail ne se présentent-ils pas de façon identique dans différents pays ?
En Asie, la surcharge du travail est une issue fatale, en France c’est par l’organisation du travail que ça se recoupe.
- Reconnaître la responsabilité qui revient au travail fait réagir les forces hétérogènes telles que les assurances, les syndicats, les juges, le droit qui s’invitent sur le sujet. Si les conduites sont différentes chez les travailleurs de chaque pays, l’élément commun c’est l’évolution de l’organisation du travail. Quelle place réserve t- elle à la psychologie individuelle ?
- Les déterminismes directs des contraintes sur le sujet engendrent la peur. Abandonner la thèse psychiatrique et les déterminismes psychopathologiques renvoie à une réponse prudente. La thèse multifactorielle du suicide est inacceptable. Les déterminants de la maladie mentale ne se coordonnent pas avec les mécanismes professionnels. La plupart des malades mentaux ne travaillent pas et parfois n’ont jamais travaillé. Certains suicides ne présentent aucune trace psychopathologique.
- Pour qu’un individu en vienne à se suicider à cause d’une surcharge de travail ou une discipline imposée par le management, il faudra que ses défenses tombent et cela n’est pas si facile, car les défenses sont suffisamment fortes (déni, clivage, banalisation) pour blinder le psychisme de la personne qui résistera puissamment afin de ne pas craquer. C’est ainsi que l’on remarque que les contraintes délétères du travail sur la santé psychique ne conduisent qu’une minorité de personnes très engagées dans leur tâche. Oui, c’est plutôt la qualité de l’engagement de l’individu que sa fragilité qui va primer.
- Beaucoup d’entre nous détruisons notre vie personnelle progressivement à cause du travail. Il n’y a pas de séparation entre le travail et le hors travail, donc tout ce qui nous tombe dans le travail a des implications sur notre vie allant jusqu’à la capacité de broyer l’amour.
- A propos du collectif, tous ceux qui s’engagent dans le travail ne se suicident pas et comment font-ils pour y échapper ? Il se pourrait que cela ne dépendent pas des caractéristiques de la personnalité mais de la qualité du collectif en terme de régulation et d’entraide devant la solitude qui est un élément clef.
- Quelles sont donc les causes de la solitude ? Cette solitude est-elle nouvelle ? D’où nous vient la solitude ? Qu’est-ce-qui caractérise à contrario le lien d’entraide et de solidarité ? Les suicides répétés ont des conséquences sur les travailleurs, les témoins. Les suicides au travail ne marquent pas que la fin d’un processus tragique, répétés ils sont à leur tour un point de départ. Ils engendrent la peur et la peur à des conséquences sur le fonctionnement du collectif.
- Demain lors de notre deuxième journée de colloque, des réponses seront sans doute apportées à ces interrogations.
SUICIDE AU TRAVAIL ET SOCIÉTÉ
David LE BRETON, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg, auteur de nombreux ouvrages, parlera des approches sociologiques du suicide.
- Pour lui, les déterminants sociaux ne suffisent pas à orienter l’individu vers des choix irrémédiables. Les conditions sociales sont toujours liées à des conditions interpersonnelles. Les individus ne sont pas des adultes éternels n’ayant jamais eu d’enfance, ni d’inconscient, ni de difficulté comme pourraient le penser certains sociologues. Le suicide est toujours un fait de significations, il traduit l’attitude sur le moment d’un individu singulier face à une situation. On ne se tue pas à cause d’une séparation, d’un deuil, de sa solitude, de sa vieillesse ou de sa misère mais parce que l’existence ne paraît plus possible.Ces moment-là sont vécus par l’individu comme des tragédies sans issue.
- Si le travail était au cœur de l’existence et donnait à l’individu sa fierté, son épanouissement, le sentiment de sa valeur personnelle, il est clair que le mépris, le harcèlement, la menace, ébranleraient en profondeur son attachement à la vie et parfois même les proches sont impuissants à endiguer sa chute. Ce n’est pas l’évènement lui-même qui induit l’envie de mourir mais l’interprétation qu’en donne l’individu au regard de son existence. Il échoue à mobiliser des capacités de résistance, à mobiliser la solidarité de l’entourage du travail.
- De son point de vue de sociologue, il nous dira que le suicide contient toujours une part d’énigme. Les moyens de comprendre sont enfouis dans une histoire de vie, essayer de les reconstituer relève davantage d’hypothèses que rien ne pourra réellement fonder.
- Les Sciences Sociales seraient davantage des questions à tout plutôt que des réponses à tout. Il y a toujours une part humaine qui nous échappe. Les motifs d’un suicide sont sans doute inextricables car ils mêlent trop de liens, de résonances secrètes, de blessures et de silences.
SUICIDE AU TRAVAIL ET MONDE DU TRAVAIL
Duarte ROLO, psychologue clinicien à l’Université Paris Descartes, psychologue du travail au CNAM, et doctorant en psycho-dynamique du travail, relatera les conséquences du suicide dans un centre d’appels.
- Quel héritage est laissé au collectif qui continue à travailler après un suicide dans le service? Après une enquête réalisée à ce sujet dans un centre d’appels d’une grande entreprise, le psychologue du travail découvre les faits suivants :
- L’entreprise devait se débarrasser de 20% de ses effectifs en 2 ans, tous métiers confondus. Pour obtenir ces chiffres, elle mit en place des techniques de management déstabilisantes afin d’inciter son personnel à la démission en créant un fort climat anxiogène. Par l’évaluation individuelle quantitative des performances des conseillers, il leur était assigné des objectifs de vente maximum, affichés chaque jour sur l’ordinateur, contraignant le salarié à forcer les ventes envers et contre toute logique, dupant ainsi le client. Ce climat provoqua haine et trahison dans le collectif, incitant les uns et les autres à jouer le jeu. Un classement de chacun, mit sous le regard de tous, entretenait la mauvaise ambiance. Certains réussissaient brillamment en entrant dans une compétition sans morale pendant que d’autres entraient dans une souffrance éthique, car, comment accepter ces compromissions et se plier aux ordres en faisant des actes que l’on réprouve moralement ?
- Par ailleurs, l’entreprise mit en place des challenges ludiques : autour de jeux de compétitions entre équipes, les gagnants recevront des » bons cadeaux ». Accepter de mettre le pied dans cette nouvelle forme de communication interne, c’est se soumettre au dispositif mis en place justement pour manipuler par ce biais les salariés invités à donner leur accord, en participant par cet acte à l’idéologie de l’entreprise. Ces jeux servent donc à lutter contre la souffrance éthique et par là même permettent de se construire des stratégies de défense pour inhiber la pensée, et inciter chacun à se débarrasser de ses propres questions éthiques, en capitulant de façon infantile et régressive. N’est-ce-pas entretenir l’ordre social en vigueur plutôt que de s’y opposer en se soumettant ainsi à ces manipulations ludiques? N’assistons-nous pas ici, à une perversion du système puisque les stratégies de défense, habituellement mises en place par les salariés pour tenir le coup, sont là insidieusement imposées par l’encadrement ? Ces conduites paradoxales infligées aux salariés ne présentent-elles pas, par conséquent, un sérieux danger pour leur santé psychique ?
- On voit combien des techniques de soumission par des techniques de manipulation à tous les étages de l’entreprise marchent, sans avoir besoin de passer par la force et la violence ! Le surgissement des suicides sur les lieux de travail joue un rôle essentiel dans l’engourdissement de la capacité de penser de ceux qui résistent dans l’entreprise. La dégradation du vivre ensemble n’est pas seulement une cause du suicide, mais elle devient aussi une conséquence de la multiplication des suicides. Celle-ci joue un rôle majeur dans la détermination des destins de la souffrance des salariés, elle influe de plus considérablement sur le pouvoir d’agir des collectifs par le truchement davantages pernicieux, l’abrasement du pouvoir de penser, de critiquer, de s’opposer à l’organisation du travail. Les méthodes qui invitent à la soumission régressive demeurent très peu connues du public.
INCIDENCES SUR L’ACTION
Christophe DEJOURS ouvre la discussion :
- L’action doit avoir des points d’appui institutionnels qui renforcent l’autorité pour ceux qui interviennent. D’autres acteurs comme des auteurs, cinéastes, metteurs en scène, artistes, s’impliquent aussi et s’emparent de la question du suicide au travail, nous en avons bien besoin.
Jean-Pierre BODIN, acteur auteur et metteur en scène,
- Nous parlera de son expérience auprès de l’usine de son pays, à Chauvigny, où il est allé enquêter sur Philippe Widdershoven, cadre et délégué syndical, accusant dans une lettre ses patrons de l’avoir poussé à la mort. A partir de ces témoignages d’ouvriers, il a réalisé ensuite une pièce intitulée « Très nombreux, chacun seul », où se joue la dispersion individualiste, voulue par les techniques nouvelles managériales des entreprises. Il mime dans une belle partition de comédien, la disparition des savoirs et savoir-faire ainsi que le délitement des dignités et des fiertés du monde ouvrier qu’il connaît bien.
- Christophe Dejours a apporté sa contribution sur un montage vidéo, où, en quelques phrases fortes, il diagnostique bien un suicide et non un accident du travail. Une histoire authentique mise efficacement en scène qui témoigne de l’esprit des manipulations d’une usine passée aux mains de représentants de la finance prédatrice, comme le relate le journaliste Jean-Luc Bertet dans le journal du dimanche (JDD) de juillet 2012.
Philippe MÜHLSTEIN, syndicaliste à la Fédération Sud-Rail. Ingénieur, formateur interprofessionnel sur les questions de souffrance au travail, ancien chef du Service central d’Ergonomie de la SNCF, direction RH (1989-1991) :
- Les méthodes d’organisation du travail et de management ne visent pas l’efficacité mais bien la domination. Il s’agit là vraiment de fabriquer de la soumission, avec des méthodes violentes et manipulatrices.
- - Trente six cheminots ont mis fin à leur jour sur leur lieu de travail ou dans les emprises ferroviaires depuis début 2007. Quel message donnent-ils à entendre quand on sait la portée symbolique, pour un travailleur du rail, de se jeter sous un train ?
- Il existait jusqu’aux années récentes un déni syndical de la souffrance psychique au travail, qui n’était pas considérée comme un « sujet syndical ». Nous constatons que la psychologie individuelle a du mal à être pensée par les militants de l’émancipation en général, mais ces obstacles sont désormais en voix d’être surmontés dans les syndicats.
- Nous avons mis au point à SUD-Rail, il y a trois ans et demi, une formation syndicale intitulée « Violence managériale et souffrance au travail ». Elle est dispensée sur deux jours et traite notamment de l’histoire politique de l’irruption de la souffrance au travail depuis les années 1990, de la notion très polysémique (et très idéologique)de stress au travail, du harcèlement moral (notion « rideau de fumée » que nous tentons d’éclaircir), des stratégies de défenses collectives (notion à connaître), de l’apport des travaux menés en psychodynamique du travail sur la souffrance éthique, de l’obéissance et du consentement, concepts dont la distinction a été magistralement illustrée par Hannah Arendt.
- La prise de conscience qui en découle ouvre aux syndicats de nouveaux horizons de compréhension, donc de résistance et d’action. Nous ne devons pas nous taire devant l’inacceptable ; nous devons considérer l’être humain, intrinsèquement, comme un « animal politique », c’est-à-dire forcément lié à autrui et à la collectivité, travaillé au plus profond de lui-même par la parole, par le désir et par l’inconscient.
Pour prendre le contre-pied d’une expression célèbre de Max Weber, nous pensons qu’il ne saurait y avoir de « neutralité axiologique » dans l’action syndicale ».
Lors de la discussion qui suivit avec le public de salle, l’accent a été mis sur les effets sociaux du suicide et ses conséquences sur ceux qui restent. L’intérêt majeur de l’enquête sur les conseillers en centre d’appels montre le rapport entre le suicide et la souffrance éthique ainsi que la fabrique de la soumission par les techniques de la nouvelle organisation du travail. Par un déni de la réalité pour ne pas penser à ce qu’il fait, le collectif se détériore.
Elisabeth WEISSMAN, journaliste, essayiste, Paris. Diplômée de Sciences Po, revendique un regard politique et critique sur les questions sociales et de société.
C’est ainsi que depuis la mise en œuvre de la Révision Générale des Politiques Publiques (en 2007 sous la présidence de Sarkozy, devenue Modernisation de l’Action Publique, sous la présidence Hollande), elle travaille à débusquer les incidences de la dérégulation libérale des services publics sur les agents de l’Etat : souffrance et suicide au travail, attaque des identités et collectifs professionnels, dénaturation/déshumanisation des missions, et en réaction, recherche et expérimentation de nouvelles formes de résistance individuelle et collective.
Pointant la diabolique cohérence de l’entreprise de démantèlement qui gangrène tous les services publics, son dernier livre (Flics, chronique d’un désastre annoncé. Stock 2012) se focalise plus particulièrement sur le malaise de la police républicaine.
Lors de ce colloque, elle nous a illustré vivement par maintes expériences-enquêtes ce qu’elle a exploré : les ravages de l’extension du domaine de la marchandisation néo-libérale sur les sphères privées mais surtout publiques, comme elle l’écrit aussi dans ses derniers ouvrages.
Philippe PETIT, journaliste à France Culture, producteur de l’émission « Les nouveaux chemins de la Connaissance », licencié en juillet 2013, essayiste et philosophe,
- En évoquant son ami Georges Navel, 1945, il rappelle sa phrase venant à point nommé aujourd’hui : « Il y a une tristesse ouvrière dont on ne guérit que par la participation collective », cette évocation sert à constater le déclin de la solidarité collective dans la plupart des secteurs du travail. Les média dans un certain sens y contribuent, l’information telle qu’elle est distribuée aujourd’hui est une inhibition à l’action, elle ne peut que participer au démantèlement des solidarités collectives. La question centrale sur l’Europe sociale sera de choisir, de choisir quoi ? Si on contourne les droits nationaux pour faire l’Europe sociale nous irons encore davantage et de façon accélérée vers ce délitement des rapports humains. Il conclura son exposé en déclarant qu’il n’a lui-même, reçu aucun appel de ses collègues de travail depuis son licenciement.
Florence BEGUE, psychologue du travail, formée à l’ergothérapie, co-auteur avec Christophe Dejours de l’ouvrage « suicide et travail, que faire ? » au Puf 2009.
- Comme dans son livre écrit sur sa clinique pour briser la loi du silence, elle analyse les causes mais surtout les principes d’action pour enrayer le fléau. Dans son exposé d’aujourd’hui, elle nous indique les différentes étapes mises en place progressivement lors des demandes faites par des entreprises aux prises avec la souffrance au travail.
- D’abord, prendre du temps pour poser des questions aux personnes en souffrance, puis créer un groupe de pilotage avec des volontaires qui construiront un document présenté à la direction pour s’en servir ensuite, afin d’animer les débats autour de ce sujet tabou au sein de l’entreprise.
- Oser parler, se parler, se préparer à questionner, remettre la pensée en marche pour témoigner. Ces dispositifs fondent les conditions de la parole, du parler vrai qui mobilise, engage, redonne l’espoir. La démarche déborde toujours la mise en place du cadre installé.
- Neuf principes sont dégagés pour reconstruire le tissu social et les solidarités, ils serviront de cadre de référence pour l’intervention :
- Bien maîtriser les références théoriques issues de la psycho-dynamique du travail et de l’action enseignée au CNAM, pour aborder le terrain.
- Avoir un statut d’indépendance en qualité de clinicienne.
- Faire un travail sur la demande adressée par l’entreprise.
- Former une équipe d’intervention comme point d’appui interne.
- Avoir un appui externe (superviseur désigné pour élaborer après-coup les problèmes posés par la situation anxiogène).
- Créer un collectif de pilotage interne.
- Faire des entretiens individuels.
- Faire des entretiens collectifs.
- Considérer l’enquête comme action.
A partir d’une expérience vécue et pilotée selon ce dispositif, Florence Bègue, nous a illustré magistralement ces étapes suivies pour réussir à laisser le groupe engagé à continuer sa pratique vigilante et à rebâtir ainsi les solidarités coupées.
INCIDENCES SUR LE DROIT
Pierre-Yves VERKINDT, Professeur à l’Université Paris 1, à la Faculté de droit de Lille, Avocat au Barreau de Lille (1977-83), membre du jury d’agrégation de sciences de gestion (2011-2012).
- Comment passer d’un fait réel, concret, à une règle de droit ? C’est là, le rôle fondamental du droit. Il est clair qu’un travail de qualification est très dépendant du contexte de l’époque, et la position de celui qui qualifie en intervenant est elle-même située. En effet, chacun est situé quand il parle, son travail de qualification et d’interprétation est au cœur de la démarche et retentit dans toutes les hypothèses où il faut passer du réel au droit.
- Parmi ces hypothèses, il y a la question du suicide au travail. Quels sont alors les effets du travail de qualification ? Dire, nommer la chose c’est déclencher l’application de la règle. Ce n’est pas neutre ! Dire qu’un suicide est un accident du travail, c’est dire qu’il y a une présomption de rapport entre le choix de se donner la mort et le travail. Lorsque le salarié tente de se suicider chez lui, à la suite d’un entretien d’évaluation qui s’est mal passé, la juridiction du travail tente de dire que la réalité du travail déborde le lieu et le temps du travail. Il y aurait un lien alors entre les deux. La reconnaissance et la qualification se construisent sur une base individuelle.
- Avec l’idée de prévention, on réintroduit l’idée du collectif. Pour cela il faut que l’entreprise se donne des moyens, fasse des choix managériaux adaptés à la prévention de la santé de son personnel. La réparation ne se limitera plus à une allocation, mais elle se verra être imposée par le Juge. C’est au titre du rôle de passeur qu’il remettra les règles en application de la norme.
Rachel SAADA, avocate, inscrite au Barreau de Paris depuis 1985, membre du Conseil de l’Ordre du Barreau de Paris de 2008-2010. Présidente de la section de Paris du Syndicat des Avocats de France (2004-2007). Co-auteur avec Marie Pezé et Nicolas Sandret du livre : « travailleur à armes égales » (Ed. Pearson).
- Où sont les obstacles pour évoquer les espoirs ? Devant les Conseils de Prud’hommes, il y a en effet de sérieux obstacles puisque les élus patronaux-employeurs refusent la description de la réalité du travail et voudraient que ce lieu existe seulement pour arbitrer la rupture du contrat de travail et non celui où l’on discute des conditions de travail. Il est donc plus compliqué de parler devant les Conseils de Prud’hommes des droits de la santé et de la sécurité, mais c’est une difficulté inhérente à la juridiction. Pourtant, nous arrivons à obtenir des décisions intéressantes si nous ne baissons pas les bras.
- Il n’y a pas en France, aujourd’hui de politique pénale autour des questions de santé au travail, comme en Italie sur la question de l’amiante par exemple, où cette politique pénale existe.
- Le troisième obstacle, c’est le risque plus grand de dénonciation calomnieuse qui peut s’abattre sur celui qui a été victime.
- Où sont par conséquent les espoirs ?
- Il nous faut évoquer le droit d’alerte à utiliser pour les délégués du personnel souvent peu usité car méconnu.
- L’action des CHSCT et des Syndicats qui peuvent saisir le Juge. Un coup de tonnerre dans l’univers du droit a été donné par un Juge qui a pu interdire à un employeur certaines pratiques (Usine Snecma 2010). D’autres exemples de ce type ont suivi, comme le TGI de Lyon concernant la Caisse d’Epargne, là où une décision a été frappée d’appel. Les syndicats ont lancé une action contre l’employeur pour que soit interdit un processus qui s’appelle le Benchmarking. Un benchmark est un indicateur chiffré de performance, dans un domaine donné (qualité, productivité, rapidité des délais, etc.), tiré de l’observation des résultats de l’entreprise qui a réussi le mieux dans ce domaine. Cet indicateur peut servir à définir les objectifs de l’entreprise qui cherche à rivaliser avec elle. Dans ce lieu précisément, l’employeur va se voir interdire par le Juge de poursuivre l’évaluation des salariés. Par les résultats dégagés au travers du Benchmarking, le Juge relève : une atteinte à la dignité des personnes, une dévalorisation permanente utilisée pour créer une compétition ininterrompue entre les salariés, ainsi qu’une culpabilisation du fait de la responsabilité de chacun dans les résultats collectifs , c’est-à-dire, d’avoir privilégié la vente au détriment du conseil. Voilà le type d’action que le CHSCT et le Syndicat peuvent mener.
- Le TAS, tribunal des affaires sociales où les salariés sont représentés auprès des employeurs. Ici, le droit n’est pas pénal mais moral. Son objectif est double : faire reconnaître la faute et faire peser le prix du préjudice sur l’employeur et non plus sur la victime. C’est rendre à la collectivité le dégât fait par l’entreprise.
Après ces précieuses précisions des axes juridiques possibles, Rachel Saada, nous a relaté par le menu son enquête sur l’un des premiers suicides d’une série de trois, chez Renault. Elle est allée chercher des choses que personnes ne savaient par son investigation intelligente, osée et tenace. La CGT lui a donné accès aux boîtes d’archives pour remonter pas à pas la filière de 10 années de procès verbaux du CHSCT. Il s’est avéré qu’Antonio B. ingénieur de 39 ans, qui s’est jeté du 5ème étage du bâtiment principal du techno-centre de Guyancourt, était l’un des trois salariés à s’être suicidé en quatre mois en 2006 et 2007. Il n’était en fait que la manifestation individuelle et singulière d’un risque collectif anormal et encouru par tous. Dans ses trois missions transversales, personne n’évaluait sa charge de travail, ni ce qu’il faisait exactement en terme de responsabilité, ce qui a fini par peser fatalement sur sa santé psychique.
En conclusion, on en revient à la question politique de l’entreprise qui privilégie le culte de la rentabilité financière, la culture du sous effectif, la recherche de la performance. Pour le Juge, il s’agit alors de démontrer qu’on ne peut pas tout sacrifier sur l’autel de la rentabilité financière en évaluant les risques psycho-sociaux qu’on connaît et ceux qu’on ne connaît pas. Un employeur ne peut ignorer donc les risques encourus sur la santé quand l’organisation du travail s’avère inhumaine. Il doit donc veiller à la maîtrise permanente des risques eu égard au respect dû à la personne. La santé au travail est l’affaire de tous, comme nous le rappellera le Juge.
Conclusions du colloque apportées par C. Dejours, Président du Conseil Scientifique de la Fondation Jean Laplanche:
Après ses remerciements adressés aux personnes qui ont soigneusement et efficacement préparé de façon non visible, le bon déroulement de ce colloque, il reste impressionné par la qualité des prestations des orateurs et les remercie chaleureusement.
- Il a été dit au cours de ce colloque que parfois les sociologues se servent d’une psychologie rudimentaire, spontanée, dite de bazar pour interpréter les rapports sociaux. La même chose pourrait être retournée du côté des cliniciens qui ignorent souvent, eux-aussi comment s’analyse la société, et l’impact que cela peut avoir sur l’avenir dont nous comprenons cette histoire du suicide au travail, si justement nous nous contentons d’utiliser une psychologie de bazar.
- Il va essayer de tirer un fil sur cette partie qui est peut-être la plus difficile. Il n’est pas possible en effet, même si nous accordons une place importante à l’organisation du travail dont nous faisons tous plus ou moins les frais et au déterminisme social, d’évacuer la dimension clinique et psychologique qui est terriblement convoquée dans cette affaire de suicide au travail. On ne peut pas faire l’impasse sur la psychopathologie, le rapport entre l’organisation du travail, les rapports sociaux d’un côté et le suicide de l’autre passent par un intermédiaire, qui n’est pas seulement l’individu mais qui est aussi un fonctionnement psychique. On peut dans certaines conditions le casser même si ce n’est pas chose facile.
- Nous avons des ressources psychiques face à la souffrance, des stratégies de défense mais pas que ça pour transformer cette souffrance en création. Certes, si nous sommes capables d’analyser nos douleurs, l’accès à la sublimation, ce n’est pas si simple. L’empêchement ou l’obstacle à la sublimation est grave, bien que ça ne réussisse pas à tous les coups. La subjectivité il faut le souligner, est évacuée par les théories et les concepts dont on nous abreuve par la bataille des mots liés au RPS (les risques psycho-sociaux), au stress, à la résilience etc. Toutes ces choses là, sont des machines pour ne pas nous attaquer à la question de fond de la psychopathologie.
- Nous ne pouvons pas conclure sur cette question de la clinique, car nous n’en n’avons pas complètement élucidé la dimension proprement individuelle et psychologique, au cours de ces deux jours. La question principale à travailler est la question de la domination. Nous ne sommes pas allés assez loin dans les rapports entre travail, domination et santé mentale.
- La clinique nous raconte que quand on travaille nous subissons la domination mais là où c’est compliqué, c’est que nous exerçons nous-mêmes la domination. Nous engageons le destin des autres, de ses subordonnés, de ses clients, nous participons que nous le voulions ou non, à cette domination quand nous travaillons.
- Comment la domination entre en nous et s’installe dans notre fonctionnement psychique? Quel ravage produit-elle ? Comment nous en sortons-nous ? Comment ne nous en sortons- nous pas ? Si c’est une dimension individuelle, irréductible, en revanche, la question de l’action, et c’est vrai pour tout le monde, n’est pas qu’une affaire individuelle, ça n’engage pas que l’individu, notre santé ne dépend pas que de nous, notre santé mentale dépend elle aussi des autres.
- Par conséquent, le suicide ne dépend pas que de nous, c’est un contre sens, c’est faux. Il faut qu’il y ait de la solidarité autour de nous, que les gens nous aiment, nous reconnaissent, nous ne pouvons pas nous passer des autres, d’une volonté commune pour mener une action, c’est cela le rôle du collectif. Si on ne veut pas aller jusqu’à interpeller l’espace public et agir sur la formation d’une volonté commune de transformer le travail, nous ne nous en sortirons pas.
Ainsi se conclura le colloque où nous avons tous été remerciés pour notre présence attentive et active.
Chantal Cazzadori,
Psychanalyste, auteure du livre : « l’effroi du néo-management… »
* SUICIDE ET TRAVAIL COLLOQUE
Sous le haut patronage de Monsieur Michel SAPIN, Ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation Professionnelle et du Dialogue Social.
Le Secrétariat du Colloque CIPPT7 – Virginie HERVE – PSY.T.A. – 41 rue Gay-Lussac- 75005 PARIS, Télécopie : 00 33 1 44 10 79 41, mail : virginie.herve@cnam.fr
7ème Colloque international de psychodynamique et psychopathologie du travail
2ème journée de l’association internationale des spécialistes de psychodynamique du travail.
PROGRAMME du 11 Octobre 2013
8H30 – Accueil des participants.
9H15- Ouverture du Colloque.
9H30- Session 1 – ETAT DE LA RECHERCHE INTERNATIONALE SUR LE SUICIDE AU TRAVAIL
Président de séance : Michel VEZINA (Canada).
Intervenants : Hsin-hsing CHEN (Taiwan),Paul JOBIN (Japon),Thung-Hong LIN ( Taiwan, Chine),Loïc LEROUGE (France),Angelo SOARES (Canada),Jong Min WOO (Corée).
Discutant : Michel DEBOUT.
14H00 – Session 2 – ETIOLOGIE DU SUICIDE (1)
Présidente de séance : Nicole GARRET-GLOANEC.
Bernard ODIER : approche du suicide par la psychiatrie.
Discutante : Annie BENSAID.
16H – ETIOLOGIE DU SUICIDE (2)
Présidente de séance : Selma LANCMAN (Brésil).
Florence CHEKROUN, Christophe DEJOURS, Isabelle GERNET : approche psychodynamique du travail.
Discutante : Martine VERLHAC.
PROGRAMME du 12 Octobre 2013
9H00- Accueil des participants.
9H15- Session 3 – SUICIDE AU TRAVAIL ET SOCIETE
Président de séance : Francis MARTENS (Belgique)
David LE BRETON : approches sociologiques du suicide.
Discutant : Jean-Michel CHAUMONT (Belgique).
11H15 – SUICIDE AU TRAVAIL ET MONDE DU TRAVAIL
Président de séance : Laerte SZENELWAR (Bresil).
Duarte ROLO : Conséquences du suicide.
Discutant : Christophe DEMAEGDT (Belgique).
14H- Session 4- INCIDENCES SUR L’ACTION
Président de séance : Christophe DEJOURS.
Intervenants : Jean-Pierre BOBIN (théâtre), Philippe MUHLSTEIN (syndicats), Elisabeth WEISSMAN (enquête sur la résistance), Philippe PETIT (journaliste), Florence BEGUE (clinicienne).
Discutant : Emmanuel RENAULT.
16H15 – INCIDENCES SUR LE DROIT
Présidente de séance : Marie PEZE.
Intervenants : Rachel SAADA (Droit), Pierre-Yves VERKINDT (Droit).
Discutante : Helène TESSIER (Canada).
17H30 – Clôture du Colloque par Christophe DEJOURS.
COMITE D’ORGANISATION
Christophe DEJOURS (CNAM), Christophe DEMAEGDT (CNAM), Valérie GANEM (Paris 13), Isabelle GERNET (Paris 5), Virginie HERVE (CNAM), Duarte ROLO (CNAM).
Colloque organisé par l’équipe de recherche « Psychodynamique du travail et de l’action » du CRTD CNAM et le Laboratoire de Psychologie Clinique et Psychopathologie (LPCP) de Paris Descartes; L’AISPDT; la Revue Travailler; la Fédération Française de Psychiatrie et l’Association Française de Psychiatrie. Avec le soutien du DIM GESTES, du Conseil Régional d’Ile de France et du Ministère de la Culture et de la Communication.
» Livres publiés par les intervenants-auteurs sur ce sujet »
Philippe Mulhstein : rapporteur général de l’étude Evaluation de la réforme du secteur du transport ferrovaire – ref : http://www.amazon.fr/Evaluation-r%C3%A9forme-secteur-transport-ferroviaire/dp/2110052082/ref=sr_1_1?s=books&ie=UTF8&qid=1384098461&sr=1-1&keywords=Philippe+Muhlstein
Sur le chemin me conduisant au colloque en empruntant les quais chaque jour, j’ai découvert cette compagnie et leur spectacle