Charente : les paysans pas épargnés par un fléau, le suicide
Le 02 novembre à 06h00 par
Cet été encore, Alain Lagarde, 46 ans, était éleveur. À Saint-Cybardeaux. Mais déjà déphasé de sa passion. De "[sa] vie, de [ses] bêtes" après dix-sept ans d’une belle aventure. Les premières grosses difficultés financières sont apparues en 2009: 80 000 euros de dettes. La crise du lait a donné le coup de grâce en 2012. "En août dernier, j’ai dit on arrête tout. Il fallait penser à l’avenir, aux enfants, ce n’était plus possible." Malgré "le vide" laissé par le troupeau cédé, malgré les repères perdus, il s’est résolu à écrire une nouvelle page. Non sans heurts, non sans regrets. "Normalement, j’ai trouvé un emploi de vacher qui me paraît intéressant, en attendant de me remettre à mon compte si un jour les circonstances redeviennent favorables", espère celui qui s’accroche encore à son rêve brisé.
S’il a retrouvé le moral, "à un moment il a été très mal", confesse sa compagne Christelle. "Il a la tête sur les épaules, mais je ne sais pas comment il aurait fini si nous n’avions pas été entourés. Longtemps, nous sommes restés tous les deux face au problème qui paraissait de plus en plus insoluble. C’était très difficile, je devenais un peu son souffre-douleur."
Elle trouve qu’il "intériorise beaucoup". Il ne dément pas. "Ce n’est pas facile de parler." Elle a eu peur qu’il veuille tout mener de front, seul et "fasse une connerie". Alors c’est elle qui a lancé le SOS salutaire au monde agricole.
Comment ils en arrivent là
Parce qu’ils travaillent de plus en plus à perte, comme Alain Lagarde qui se levait "pour payer ses factures". Parce que "leur avenir leur paraît désespéré, sans perspective de sortie de crise", constate François Lucas. "Ils ne deviennent qu’un chiffre dans un tableur, ce qui les déshumanise." Pour Philippe Varacher, vice-président de la chambre d’agriculture, qui avait été l’un des premiers à intervenir à Pérignac en janvier dernier lorsqu’un éleveur enlisé dans les difficultés n’arrivait plus à prendre soin de son troupeau, "il y a trop d’humiliations". "Ce n’est pas ordinaire de beaucoup travailler pour se ruiner." À cela s’ajoutent des problématiques sociales liées à un isolement de fait. "Les drames sont toujours multifactoriels, pense François Lucas. Dans ces exploitations ou élevages de plus en plus grands, on a de moins en moins d’occasions d’échanger avec ses voisins."
Pourquoi ils se taisent
C’est une question d’honneur. Les agriculteurs s’interdisent souvent l’échec, "notamment parce que pèse sur eux le poids d’une exploitation familiale, transmise de génération en génération", analyse Philippe Varacher. Les rapports avec la génération précédente deviennent alors complexes. Et le regard des voisins importe plus à la campagne qu’en ville. "Même passer dans le journal parce qu’ils sont obligés de recourir au redressement judiciaire est douloureux, témoigne Félix Manguy, ancien président de l’association Solidarité paysans en Charente. Combien j’en ai vu pleurer…"
Moult suicides aussi ne disent pas leur nom, pour cette même raison. "Il y a des accidents qui en maquillent, c’est certain."
Comment on les soutient
"Je ne crois pas qu’il y ait de formule miracle, répond Patrick Soury, président de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) en Charente. Ça commence par la solidarité: que chacun soit vigilant sur la situation de son voisin." Pour tenter de résoudre les difficultés financières, la goutte de trop, la chambre d’agriculture a mis en place une cellule de crise en mars dernier. Elle réunit autour de la table divers organismes intéressés aux problèmes dont les banques, "mais pas les coopératives", déplore François Lucas. Elle a déjà réglé une quarantaine de dossiers. Solidarités paysans en instruit 60 par an. "Quand on arrive à aider les gens sur le plan financier, c’est déjà un très gros poids qui s’en va", assure Philippe Varacher. Reste à "changer de politique agricole" pour traiter le mal à la racine.