Publié: 11 décembre 2024, https://theconversation.com/*
Auteur Juan Pedro Martín Villarreal
Profesor de Teoría de la Literatura y Literatura Comparada, Universidad de Cádiz
Déclaration d’intérêts
Juan Pedro Martín Villarreal ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
Partenaires
Universidad de Cádiz apporte un financement en tant que membre adhérent de The Conversation ES.
Structurant l’imaginaire collectif, les stéréotypes confinent certaines catégories de personnes à des positions subalternes. Alors que les féministes contemporaines ont encore fort à faire avec les figures de la « salope », de la « fille chiante » ou de la belle-mère, les écrivaines du XIXe siècle se sont attaquées à celui de la suicidée.
« Je ne suis pas cinglée, j’en ai juste ras-le-clito. »
Cette phrase, devenue virale grâce à un mème tiré de la série espagnole Paquita Salas, aurait pu être prononcée par une protagoniste de romans publiés au XIXe siècle par des autrices comme Rosalía de Castro, Gertrudis Gómez de Avellaneda, Mary Ann Evans (plus connue sous le pseudonyme de George Eliot), Kate Chopin ou Marie d’Agoult – en d’autres termes, nous le concédons.
Ces autrices ont en commun d’avoir abordé le thème de la femme suicidaire, en soulignant leur malaise face aux stéréotypes de la folle amoureuse ou de la femme éternellement malade. Elles ont montré comment ces clichés, inscrits dans un discours culturel, ont permis de dissimuler les violences faites aux femmes.
Des Ophélie suicidaires
L’image de la femme suicidaire s’est popularisée aux XVIIIe et XIXe siècles, symbole des passions amoureuses dévorantes et de la fragilité de la psyché féminine. Elle doit l’essentiel de son succès au fait que cette représentation confortait le discours médical. Celui-ci définissait la femme comme un être mentalement inférieur à l’homme, très sensible et irrationnel, et concevait le suicide comme l’effet d’une maladie mentale à laquelle elles étaient davantage prédisposées.
Ces autrices du XIXe siècle étaient confrontées à un imaginaire qui les préférait belles et mortes plutôt qu’émancipées. Si l’on en croit le dicton selon lequel une image vaut mille mots, penchons-nous sur un tableau dépeignant la plus illustre des suicidées afin de mieux cerner la représentation culturelle que ces écrivaines ont dû écorner. Il s’agit du personnage shakespearien d’Ophélie, mis en scène dans de nombreux tableaux tout au long du XIXe siècle. Le portrait le plus connu a été réalisé par le peintre préraphaélite John Everett Millais en 1852.
[Déjà plus de 120 000 abonnements aux newsletters The Conversation. Et vous ? Abonnez-vous aujourd’hui pour mieux comprendre les grands enjeux du monde.]
La vision fantasmée d’Ophélie, vouée à une mort certaine par noyade, offre un exemple évident des risques que représentaient la réification et l’esthétisation de l’image féminine pour les femmes concernées (la poétesse Elizabeth Siddal tomba gravement malade en posant pour ce tableau). Cette icône esthétique glorifie la faiblesse et la passivité en tant qu’attributs féminins – une représentation qui révèle l’évolution de la conception du suicide comme résultant d’une instabilité mentale.
Médicalisées
On assistait en effet à l’époque à une médicalisation du suicide qui consistait à établir un lien entre cet acte et la folie. On passait alors de la condamnation chrétienne à une vision plus empathique qui considérait la suicidaire comme une victime. J’écris « la suicidaire » car cette médicalisation s’est accompagnée d’une féminisation qui venait étayer les idées médicales alors en vogue sur la psyché féminine. C’est ainsi que s’est construite une fiction autour de la prévalence du suicide chez les femmes, bien que les statistiques de l’époque comme celles d’aujourd’hui contredisent cette version des faits.
En outre, le cadavre féminin est devenu une sorte de fétiche dans l’imaginaire masculin. [Edgar Allan Poe](https://www.eapoe.org/works/essays/philcomp.htm](https://www.eapoe.org/works/essays/philcomp.htm/) écrivait ainsi :
« La mort d’une belle femme est incontestablement le plus poétique sujet au monde. »
Cette idée s’illustre dans d’innombrables œuvres picturales représentant des femmes suicidées, ainsi que par l’omniprésence dans la presse et les récits de l’époque de femmes suicidées – qu’elles soient réelles ou fictives.
La littérature de l’époque regorge ainsi de femmes folles qui se sont suicidées, comme dans le poème The Bridge of Sighs de Thomas Hood, The Blithedale Romance de Nathaniel Hawthorne, Madame Bovary de Gustave Flaubert, Amor de Perdição de Camilo Castelo Branco ou El audaz de Benito Pérez Galdós. Ces œuvres ont tissé un imaginaire dans lequel la femme vivait et mourait pour l’homme.
La version des femmes
La représentation du suicide que livrent les écrivaines du XIXe siècle ne véhicule pas du tout cette image stéréotypée. Au contraire, on y perçoit une remise en question du mythe de la femme aliénée et suicidaire, de cette vision « médicale », comme de la justification amoureuse de cet acte.
Des romans comme Dos mujeres de Gertrudis Gómez de Avellaneda, La hija del mar, première œuvre de la Galicienne Rosalía de Castro, Le moulin sur la Floss de Mary Ann Evans, Valentia de Marie d’Agoult ou L’Éveil de Kate Chopin ont en commun de tenter d’expliquer le suicide féminin en allant au-delà de la simple idée d’une conséquence de la démence.
La mort volontaire – auxquelles ces femmes ne sont pas génétiquement prédisposées – apparaît comme un moyen de se libérer des violences qui les oppriment et les contraignent à mener une existence malheureuse dont elles ne voient pas l’issue. Si l’argument amoureux reste présent dans ces narrations, il sert plutôt à souligner le rôle de la société patriarcale dans la naturalisation de l’oppression féminine. Ce faisant, ces écrivaines ont fait de ce thème prétendument poétique une question essentiellement politique.
Même si ces autrices ne se connaissaient pas, les protagonistes de leurs romans revendiquent par la mort la nécessité de mettre un terme à un ensemble d’oppressions dont elles pâtissent du fait de leur sexe : opprobre social lié à des normes morales qui empêchent toute réalisation dépassant le modèle de la fée du logis, manque de liberté physique et symbolique, manque d’éducation, oppression intrinsèque à l’institution du mariage auquel elles n’accèdent pas sur un pied d’égalité, etc.
Le suicide y est aussi décrit comme une décision sage. Cette approche dénonce le discours médical dominant qui réduisait l’insatisfaction inhérente à l’oppression patriarcale à une névrose féminine. Les autrices luttent contre l’idée simpliste selon laquelle le suicide n’était qu’une affaire médicale.Par leur destin funeste, Edna, Valentia, Maggie, Esperanza et Catalina, héroïnes de ces fictions sur le suicide, prennent peut-être la seule décision qu’elles puissent prendre librement. Ces exemples littéraires montrent la nécessité d’envisager un avenir dans lequel leur identité ne se construit pas seulement en fonction de leurs relations aux hommes, mais aussi l’urgence d’enrayer les mécanismes qui empêchent les femmes de mener une existence digne.
Cette revendication unit des autrices qui, en différents lieux du globe, rencontraient des obstacles à leurs ambitions littéraires et à l’expression de leur pensée politique, à une époque où elles n’étaient que des citoyennes de seconde zone. Lire et perpétuer leurs œuvres est la meilleure manière de voir ce qui se cache derrière l’image ophélienne de la femme en proie à une folie amoureuse.
La version originale de cet article a été publiée en espagnol