jeudi 5 septembre 2024

Enquête de philomag Prévenir le suicide en prison

Enquête

Prévenir le suicide en prison : les codétenus font-ils mieux que les psychiatres ?
Charles Perragin publié le https://www.philomag.com*

Pré-lancé en 2010 et expérimenté à partir de 2014 en France, le dispositif a désormais dix années d’existence. Malgré tout, il reste assez confidentiel dans un pays qui a, en détention, un des plus forts taux de suicide d’Europe. Nous avons rencontré des membres de la Croix-Rouge qui forment des codétenus à « l’écoute active » pour limiter un peu la désagrégation sociale inhérente au milieu carcéral – un facteur qu’Émile Durkheim avait déjà identifié en son temps comme suicidogène.


À l’ombre, le suicide est une calamité. D’après les statistiques du Conseil de l’Europe, le suicide représente en moyenne 27% des décès en milieu carcéral sur notre continent. En France, c’est 55,4% – l’une des proportions les plus fortes d’Europe avec la Turquie, la Suède et la Finlande. D’après l’Organisation internationale des prisons, le taux de suicide français est six fois supérieur derrière les barreaux que dans la population générale. Un fléau pour les familles des victimes comme pour les directeurs de prison. En effet, la détention est un milieu où les écroués sont dans une situation d’hétéronomie extrême, si bien qu’en cas de suicide, l’administration pénitentiaire peut être légalement tenue responsable et condamnée. Après une vague de suicides en 2008, le gouvernement décide d’agir. Parmi les mesures, il en est une qui demeure assez méconnue : les codétenus de soutien (CDS). Elle est d’abord pré-testée en 2010 dans les maisons d’arrêt de Villepinte et de Strasbourg, avec l’objectif de désigner pour une durée limitée un détenu en charge de soutenir moralement un autre détenu au bord du suicide.

Dès 2014, le dispositif atteint sa phase d’expérimentation et est étendu à sept établissements. L’un des architectes de cette idée nouvelle est le psychiatre Jean-Louis Terra. Aujourd’hui retraité, il aimait répéter, du fond de son grand bureau du centre hospitalier du Vinatier à Lyon, que « quand il s’agit d’aller côtoyer une personne suicidaire, il y a des psychiatres qui n’en sont pas capables et des détenus qui sont des ténors… » Les CDS connaissent l’expérience de la détention et peuvent représenter une écoute plus compréhensive pour une personne fragile. « Ils mesurent tous les tracas du quotidiens », souligne Aude Fourmann, psychologue au sein de la Croix-Rouge qui assure une partie des formations des CDS. « Ils peuvent se dire : tiens, lui n’a plus de cigarette, il n’est pas bien. Je le dépanne et j’en profite pour aborder des sujets plus profonds. » Ils peuvent aussi s’adresser à des détenus très isolés qui sortent très peu de leur cellule.

Dans un milieu où la proportion d’étrangers monte à 25%, les CDS permettent aussi de maîtriser un plus large éventail de langues. Comme le rappelait Terra, avec les surveillants, on plafonne à trois langues, alors qu’avec trois détenus, on peut en avoir huit. « Surtout qu’en prison, beaucoup d’informations passent par l’écrit, notamment par les affichages dans les coursives », détaille Gaël Rabiers du Villars, responsable du programme Prison-Justice au sein de la Croix-Rouge. Enfin, avec une moyenne d’un surveillant pour cent prisonniers, avec un nombre de travailleurs sociaux encore plus sous-dimensionné, les codétenus ont la capacité de déceler ce qui passe d’ordinaire sous les radars. « Lui ne descend plus en promenade, lui ne mange plus rien, ce sont des choses qu’un CDS peut remonter mais que le personnel médical, réduit aux seuls entretiens, peut louper », poursuit Aude Fourmann.

Les mauvaises conditions sanitaires, la surpopulation chronique avec trois ou quatre personnes par cellule de 9 m², l’enfermement 22 heures sur 24 dans un mélange d’ennui et de promiscuité incommodante voire inamicale, tout cela génère un puissant désir de fuite hors de soi qui n’est rattrapé par aucune considération venue de l’extérieur : les parloirs peuvent être rares (les prisons sont de plus en plus éloignées des villes et difficiles d’accès), le travail en détention est inaccessible, le suivi médical parfois inexistant. Toutes les normes sociales de l’existence se désagrègent et, pour le dire comme Émile Durkheim, engendrent un fort degré d’anomie suicidogène. Ne reste que l’intériorisation du regard normatif qui surveille. Et encore, de plus en plus loin, comme dans ces nouvelles prisons modernes où les murs lisses remplacent les barreaux, et les caméras les rondes des surveillants. « Nous avons eu pas mal de témoignages de détenus enfermés dans des prisons neuves qui, curieusement, regrettaient l’ancienne détention insalubre mais où subsistait du contact humain », poursuit Gaël Rabiers du Villars. Ajoutons à tout cela le « choc carcéral » des nouveaux arrivants ou l’isolement total du quartier disciplinaire, et la volonté de fuir peut aller jusqu’à l’envie de se supprimer. Et c’est ce qui arrive dans les geôles françaises tous les deux à trois jours.

La présence de codétenus de soutien permet donc d’injecter au cœur de l’incarcération, entre la surveillance froide, l’ennui et la cohabitation forcée dans un espace restreint avec des personnes parfois hostiles, un regard nouveau, bienveillant, empathique. Pour ce faire, trois formations sont dispensées. La première, mise en place par le professeur Terra, consiste à former les CDS à la détection des risques suicidaires, notamment en apprenant à quantifier la souffrance sur une échelle de 1 à 9, en distinguant les signes de dépression. Est-ce que le détenu exprime des idées noires ? Est-ce qu’il parle ouvertement de suicide ? À quelle fréquence ? A-t-il des idées précises sur la façon dont il procéderait ? Les deux autres volets sont assurés par la Croix-Rouge : une formation aux premiers secours et une autre à l’écoute active et à la relation d’entraide. « En fait, on met des concepts sur des attitudes que les codétenus ont spontanément sans en avoir conscience », précise Aude Fourmann. « Ce que nous allons renforcer lors de la formation et les groupes de partage tous les quinze jours, c’est cette capacité à se décentrer de soi pour s’adapter au besoin de l’autre. Par exemple, je me souviens d’un détenu qui voulait aider ses pairs en leur conseillant systématiquement de faire du sport. Cela a pu marcher pour lui mais ce n’est bien sûr pas adapté à tous… »

Pour s’exercer à l’écoute active, le troisième volet de formation de la Croix-Rouge repose sur les travaux du psychologue américain Elias Porter. Ils apprennent à reformuler, à ne pas orienter la discussion, à laisser des silences quand il le faut. « Il existe différents types d’écoute et chacun de ces types oriente l’échange. Par exemple, face à une personne confrontée à un problème, on peut tenter d’apporter des solutions à l’autre, ou au contraire poser des questions en se comportant comme un enquêteur ; on peut aussi être dans le réconfort en disant que ce n’est pas grave, que ça va aller. Spontanément, on va privilégier un seul mode. Quand un CDS va suivre des personnes fragiles, il va falloir qu’il ait tout cela en tête et qu’il adapte son écoute aux besoins de la personne », continue la psychologue Aude Fourmann. Enfin, l’équipe de la Croix-Rouge insiste : les CDS ne remplacent pas l’équipe médicale, ils font de la prévention et, en cas d’urgence, ils servent de relais pour alerter le médecin. « Si on dit à un CDS qu’on va avaler une boîte de médicament si le prochain parloir est refusé, il doit prévenir une personne compétente. En dehors de l’urgence, tout ce qui se dit dans les groupes de partage et entre les CDS et leurs pairs est confidentiel. C’est essentiel pour qu’il y ait un lien de confiance. »

Dix ans après le début des expérimentations, 12 établissements sur 188 ont mis en place le dispositif des codétenus de soutien. Une évolution qui doit sa lenteur à de nombreuses difficultés. Tout d’abord, la grande majorité des détenus en France est condamnée pour des délits (environ 70%) et elle purge en moyenne une peine d’enfermement d’environ 9 mois. Il y a donc un roulement important qui impose aux formateurs de revenir souvent en détention pour créer de nouveaux groupes de CDS. Or, ils doivent être très soigneusement sélectionnés « pour éviter, par exemple, qu’ils ne se servent de leur statut pour abuser des personnes fragiles et les exploiter », prévient Gaël Rabiers du Villars. Et si c’est l’administration pénitentiaire qui sélectionne ces détenus en premier lieu, la Croix-Rouge n’a pas la capacité d’envoyer systématiquement des bénévoles au pied levé dans les quatre coins du pays pour assurer ses volets de formation.

Le dispositif a même fini par être mis entre parenthèses en 2020. Un rapport d’évaluation a été réalisé sans qu’il soit rendu public. Gaël Rabiers du Villars évoque plusieurs raisons : « Des membres du personnel pouvaient demander à un CDS de veiller la nuit auprès d’une personne qui était en crise suicidaire. C’est complètement hors cadre. » L’Observatoire international des prisons avait, dès 2018, dénoncé le risque d’un transfert de la responsabilité morale de l’administration pénitentiaire aux codétenus de soutien. « Il y avait à l’époque des prisons où tout se passait très bien. Mais nous insistons : les CDS font de la prévention primaire et ne doivent pas permettre une sorte de déresponsabilisation de l’administration. » Parfois, la confidentialité des groupes de parole n’était pas respectée ou le personnel demandait aux CDS de recevoir les personnes suicidaires dans leur propre cellule. « Dans ces cas-là, on en venait à mélanger mission et sphère privée… », poursuit Aude Fourmann. Le dispositif – la Croix-Rouge l’assure – est désormais bien connu du personnel pénitentiaire.

L’une des grandes leçons du philosophe et fondateur de la sociologie Émile Durkheim a été de faire du suicide un fait social, de la dé-psychologiser pour en faire le signe révélateur d’une configuration sociale. Ainsi, le suicide n’est jamais anecdotique mais coïncide avec ce que Durkheim appelle une situation de désagrégation sociale, d’absence de règles ou de valeurs communes. Selon plusieurs directeurs de prison, le bon fonctionnement du dispositif dépend précisément de la bonne entente entre CDS, personnel et médecins. Alors, si le recours à ces sentinelles de la détention a pu être vu un moment comme un pis-aller pour enrayer la hausse constante du suicide en détention depuis le XIXe siècle, la mesure des CDS révèle finalement la nécessité d’institutionnaliser d’autres rapports en prison, que les corps ne soient pas seulement capturés dans une volonté de contrôle mais par des présences qui écoutent et considèrent, et qui redonnent à l’existence détenue une épaisseur sociale vitale.

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