lundi 9 janvier 2012

ARTICLE PRESSE : Souffrance au travail et société

"La crise et nous (1)" article marianne2.fr interview Christophe Dejours, psychiatre du travail, reçu le 23 décembre 2011 par Antoine Mercier sur France Culture.

Le monde du travail est en proie à d'importantes mutations qui ne sont pas sans effet sur les salariés. Troubles musculosquelettiques, risques psychosociaux... Le stress se manifeste sous diverses formes, martelant aussi bien les cadres que leurs employés, qui sont amenés à remplir de plus en plus de tâches. Les conséquences sont sans conteste sur la productivité des salariés et donc sur la performance globale des entreprises. Retour sur ce phénomène avec Christophe Dejours, psychiatre du travail, reçu le 23 décembre 2011 par Antoine Mercier sur France Culture.

Antoine Mercier : Christophe Dejours vous êtes psychiatre, professeur de psychologie du travail au CNAM à Paris, directeur du laboratoire de psychodynamique du travail et de l'action, vous avez été l'un des premiers à vous intéresser à ce que l'on appelle « la souffrance au travail », terme générique, on a beaucoup parlé de ce phénomène à l'occasion des suicides à France Telecom et dans d'autres entreprises, il y a eu des entreprises qui s'en sont inquiétées depuis, les ressources humaines ont mis en place des programmes pour prévenir les risques dits « psycho-sociaux », où en est-on sur cette question aujourd'hui dans les entreprises publiques/privées, comment se portent les travailleurs que nous sommes en cette fin d'année, alors que la crise, elle, continue ?

Christophe Dejours : La situation est assez contrastée. D'un côté il n'y a pas de modification importante dans les contraintes qui sont exercées sur les travailleurs dans les entreprises, qu'elles soient publiques ou privées, et globalement la situation subjective ou psychologique des salariés continue de s'aggraver. Les suicides n'ont pas du tout diminué et l'ensemble des pathologies mentales s'accroît. Le tableau reste donc assez noir.

AM : Comment vous le mesurez ? Par le nombre d'arrêts de travail ?

CD : Oui, et surtout par les plaintes incessantes des patients qui se multiplient. Il y a une espèce de massivité de la demande. On est débordé. On a monté des consultations spécialisées dans toute la France, qui sont toutes saturées. Il y a une très forte demande qui vient témoigner de ce que la situation continue de s'aggraver.

AM : Juste un mot sur cette pathologie, est-ce que vous pouvez nous en donner un profil ?

CD : Oui, ce sont principalement des pathologies de surcharge. On nous avait annoncé la fin du travail, mais en réalité avec les nouvelles contraintes, les gens travaillent de plus en plus. L'explication de cette augmentation de la charge de travail serait trop longue à définir, mais il y a des raisons bien précises pour lesquelles paradoxalement les gens travaillent de plus en plus, de plus en plus intensément, et de plus en plus longuement dans la journée. Ceux qui sont au travail, de fait leur charge s'accroît et amène des pathologies de surcharge, il y a le fameux burn-out dont on parle beaucoup, les troubles musculo-squelettiques qui sont une véritable épidémie, et le dopage, qui est une pathologie nouvelle : beaucoup de gens se droguent pour pouvoir tenir les cadences de travail, pour pouvoir résister au stress, rester réveillés alors qu'ils ont des troubles du sommeil parce qu'ils voyagent, qu'il y a les décalages horaires, etc.

AM : Là vous parlez de quelle population ? C'est général ou cela touche des populations en particulier ?

CD : Non c'est assez général, cela ne touche pas seulement les ouvriers, les techniciens, ou les employés de bureau, mais cela touche aussi les cadres.

AM : C'est un peu l'inverse, parce qu'on a l'impression que ce stress peut s'appliquer notamment aux dirigeants ou aux cadres, et moins aux ouvriers.

CD : Oui cela ne s'applique pas seulement aux cadres, parce que tous les chaînons intermédiaires, tout l'encadrement intermédiaire, toutes ces populations sont prises dans des contradictions du travail qui s'accroissent : il y a sans arrêt des ordres qui s'accumulent, des informations dont il faut prendre connaissance, etc. Je dirais que le travail est de plus en plus désorganisé par la masse de choses qui viennent s'entrecroiser sur chaque poste de travail.

AM : Ce que vous dites c'est que c'est peut-être moins la quantité de travail au sens de ce qu'il faut produire que cet état dans lequel se trouvent ces gens qui travaillent en étant bombardés de choses différentes : devoir zapper d'une chose à l'autre...

CD : Vous avez raison, c'est un des paradoxes de la situation : les gens travaillent de plus en plus mais de façon de plus en plus éparpillée, et comme il y a une masse d'informations qui circulent, finalement ceux qui sont en position de responsabilité n'arrivent pas à avoir de renseignements clairs sur la situation, et ils demandent sans cesse ce qu'on appelle des reporting. Donc non seulement vous devez travailler mais vous devez sans arrêt rendre compte de votre travail à de multiples cadres qui sont vos supérieurs et qui ont besoin de données. Donc on n’arrête pas de fournir des données, des évaluations, etc. et c'est épuisant. C'est un travail qui s'éloigne à certains égards du travail productif proprement dit et cela va avec un accroissement absolument gigantesque des tâches administratives qui vident le travail de son sens, parce qu'on ne fait que du papier finalement...

AM : À quoi ça sert finalement ? Je vous pose la question naïvement...

CD : Ça sert à satisfaire des modes d'organisation du travail qui ont changé et qui ont accordé un privilège massif à la gestion. Les gestionnaires ont besoin de données puisqu'ils ne font que ça. Ils contrôlent et il faut qu'ils gèrent. Donc ils ont besoin de données quantitatives qui ne correspondent pas véritablement au travail concret, qui lui est plus qualitatif, notamment dans les activités de service dont on parle beaucoup, où il faut ajuster un service à un client ou un usager particulier. Maintenant on veut des données quantitatives pour nourrir toute la machinerie gestionnaire et administrative, et ça n'a pas d'autre fonction que ça : c'est une soi-disant fonction de contrôle et de rationalisation. En réalité dans l'ombre c'est beaucoup plus compliqué que ça.

AM : Alors peut-être que ça n'augmente pas la production, au contraire, c'est pour ça qu'on se pose la question de la fonction de cette mise en ordre alors que par ailleurs il n'y a pas forcément besoin de cette stimulation particulière puisque les gens travaillent, sont contents de travailler, et de trouver un sens à leur travail.

CD : Oui, en réalité la plupart des gens sont intéressés par la qualité du travail, y compris par la productivité et par la rentabilité. Il n'y a pas que les patrons qui soient intéressés par la rentabilité ! Nous sommes tous attachés à l'utilité de notre travail et au fait qu'il soit reconnu. Et on est gêné dans la qualité de la production du travail et même dans la productivité par ces ingérences permanentes de la gestion. Et c'est une des raisons pour lesquelles les gens souffrent tellement : ils sont souvent amenés à saboter un peu leur travail pour faire du quantitatif et remplir les tâches administratives qui leur incombent.

AM : Depuis ces affaires de souffrance au travail il y a eu quand même des médications, j'allais dire managériales, qui ont été apportées, des risques psycho-sociaux ont été débusqués... Mais on a l'impression que ça s'est fait un peu tard et sur le même mode, c'est-à-dire le mode du quantitatif.

CD : Sur le mode surtout de la prescription : on prescrit par le biais de la loi un certain nombre d'obligations, et ensuite on va mesurer si ces obligations sont effectivement ou non exécutées, et il va falloir de nouveau produire de la paperasserie pour montrer qu'on a bien fait ce qui a été demandé, ou pour masquer ce qui n'a pas été fait, essayer de donner encore une fois des chiffres sur l'ensemble des mesures qui ont été prises, l'ensemble des mesures de contrôle qui ont été assurées, etc. Il y a beaucoup d'inconvénients, parce que la façon dont cette loi a été conçue donne plutôt un résultat ou un objectif à atteindre plutôt qu'elle ne donne des clés pour le chemin à parcourir pour arriver à ces résultats, donc on est un peu dans le faux-semblant dans de nombreux cas, mais ça a aussi des avantages, c'est que ça ouvre quand même la porte sur l'ensemble des vrais problèmes de fond, qui sont les rapports entre chaque individu et la qualité de son travail, dans la mesure où il y engage aussi l'etos professionnel, c'est-à-dire qu'au-delà de la qualité du travail il y a aussi une sorte d'éthique professionnel qui est propre à chaque métier. Et c'est de là que s'origine la souffrance principalement. Mais pas uniquement, parce qu'il y a aussi des évolutions, du fait de cette évaluation il y aussi une individualisation des gens, une mise en concurrence généralisée, qui pousse les gens les uns contre les autres. Et cela dégrade aussi les relations d’entraide ou de coopération, ce qui accroît la surcharge de travail, mais aussi la méfiance, la solitude, la peur, etc.

AM : On a l'impression que les stratégies individuelles de survie se sont développées aussi parce que finalement, devant tant de difficultés, on essaie de s'en sortir individuellement.

CD : Oui, on n'a plus guère que cette voie là pour faire face aux difficultés et aux contraintes dans la mesure où, par rapport à ce qui se passait naguère, il n'y a plus beaucoup de soutien apporté par le collectif de travail, l'entraide ou la solidarité. Donc c'est effectivement chacun pour soi y compris pour se défendre individuellement. Maintenant nous avons des gens qui connaissent la gestion et très peu de gens qui connaissent le travail. Or si l'on veut reprendre les choses et les transformer il faut reprendre à partir du travail et de la connaissance du travail. Et il y aura de vraies difficultés parce qu'il y a un manque de personnel spécialisé, compétent, formé, et un manque de chercheurs. Mais d'un autre côté, il y a une sensibilisation de l'ensemble de la population y compris dans l'espace public, grâce notamment aux journalistes, mais aussi au cinéma, aux gens qui font des documentaires, ou du théâtre, qui s'engagent sur cette question du travail et la portent dans l'espace public. Ce qui contribue à sensibiliser l'ensemble de la population, avec des franges qui sont plus engagées là-dedans. Il y a aussi des magistrats et des avocats qui réussissent à faire avancer les jurisprudences, et tout cela change quand même la situation, qui n'est pas complètement fermée.

Consulter la loi relative à l’intervention de la médecine du travail et à la médiation en cas de souffrance au travail
http://www.marianne2.fr/philippepetit/La-crise-et-nous-1_a223.html

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