mardi 21 juin 2022

AUTOUR DE LA QUESTION ETUDE RECHERCHE la "souffrance" des médecins libéraux

Conditions d’exercice
Psychotropes, alcool... la "souffrance" des médecins libéraux équivalente à celle des réanimateurs : "On ne s'y attendait pas" 1
Par Sandy Bonin le 21-06-2022 https://www.egora.fr/*
Après avoir analysé la santé mentale des médecins hospitaliers, les psychiatres Ariel Frajerman et Jean-François Costemale-Lacoste se sont intéressés à celle des médecins libéraux*. Ils ont évalué la souffrance psychologique de 1.992 praticiens, toutes spécialités confondues, dont 48 % de médecins généralistes inscrits sur Doctolib pendant la seconde vague (novembre 2020). Bilan : 71 % des médecins libéraux souffraient de burn-out… Le Dr Costemale-Lacoste décrypte son étude pour Egora.
  
Egora : La question de la santé mentale des médecins, notamment des libéraux, est assez peu étudiée. Pourquoi ?

Dr Jean-François Costemale-Lacoste : Il y a d'abord un effet de population. Peu de libéraux sont chercheurs. Et les chercheurs s'intéressent généralement à ce qui les entoure. Moi-même, la première étude que j'ai fait, portait sur les hospitaliers.

La deuxième raison est que l'on sait que les médecins souffrent, mais il y a une sorte de politique du non-dit. Les médecins s'occupent de gens qui souffrent donc ils ne parlent pas de leur propre souffrance.

Ce différentiel entre hospitaliers et libéraux s'applique aussi pour les patients. On constate que dans les études, on s'intéresse beaucoup moins aux patients suivis par des médecins libéraux qu'à ceux suivis dans des structures hospitalières.

Parfois le monde libéral est éloigné des hospitaliers et ces deux mondes se confrontent peu malheureusement. On en entend parler avec la crise actuelle de l'hôpital.

 

Comment en êtes-vous arrivé à travailler sur la santé mentale des libéraux pendant la pandémie ?

Ça été un peu par hasard. Nous avions fait une première étude sur les médecins hospitaliers de l'AP-HP. Je travaillais au Kremlin-Bicêtre à l'époque. Après avoir passé une journée en cabinet libéral, je me suis dit qu'il n'y avait pas beaucoup de travaux sur les praticiens libéraux et qu'il serait intéressant de travailler sur le sujet.

On s'est demandé comment diffuser l'enquête. J'ai alors pensé à Doctolib. J'ai contacté son PDG, Stanislas Niox-Château, qui était très intéressé. Mettre en place une étude prend du temps, et il s'est trouvé que lorsque nous étions prêts à la diffuser, nous étions en pleine pandémie Covid. C'est plutôt bien tombé finalement.

La pandémie a été vécue comme un stress post-traumatique pour certains médecins, comment cela s'est-il manifesté ?

Certaines études ont effectivement souligné que la pandémie a causé un stress aigu s'apparentant à un état de stress post-traumatique. On s'est retrouvés du jour au lendemain dans une situation inattendue avec la peur de mourir. Chez certains praticiens, cela a entraîné des modifications dans leur sommeil, dans leur irritabilité. Ils faisaient des rêves ou avaient des pensées obsédantes…

Peut-on comparer du coup la santé mentale des libéraux et des hospitaliers, ou la pandémie a-t-elle créé un biais trop important ?

C'est un peu compliqué de comparer les deux études même si les items sont les mêmes parce qu'il y a eu la pandémie entre-temps. Effectivement, les chiffres sur la santé mentale des libéraux sont beaucoup plus inquiétants que ceux de notre première étude sur les hospitaliers réalisée avant la crise. Ainsi, 71 % des médecins libéraux souffraient de burn-out, 46 % d’insomnie, 59 % de symptômes anxieux et 27 % de symptômes dépressifs.

Cette souffrance psychologique avait un impact important : au cours de la dernière année, 31 % avaient pris des psychotropes et 28 % avaient augmenté leur consommation d’alcool ou de tabac.

Pendant la pandémie, d'autres études ont été faites sur la souffrance des hospitaliers. Nous avons alors retrouvé un même niveau de souffrance pour les médecins libéraux, en comparaison avec les médecins hospitaliers de première ligne pendant la crise comme les réanimateurs par exemple. C'est quand même un niveau très élevé pour les libéraux. Nous ne nous y attendions pas vraiment.

 Quels types de questions avez-vous posé ?

Le questionnaire comprenait 70 questions avec des échelles de burn out, d'anxiété, d'insomnie. Nous avons interrogé les médecins sur leur type d'exercice, l'usage ou non de la télémédecine….

Etes-vous parvenus à des conclusions sur le mode d'exercice par exemple ?

Il n'y avait pas de différence significative en fonction du mode d'exercice. On a aussi posé une question assez simple qui était : "Est-ce que la pandémie que nous traversons est un facteur de stress pour vous ?". Nous nous sommes rendus compte que les médecins qui répondaient oui à cette question avaient des taux de burn out et de dépression plus élevés.

 Cette simple question a permis de dépister deux tiers des praticiens, qui souffraient à ce moment-là de souffrance psychologique.

 Avez-vous observé une différence significative entre médecins généralistes et spécialistes ?

Oui. Nous sommes d'ailleurs en train d'écrire un article scientifique sur le sujet. On observe effectivement que les généralistes ont connu un taux plus élevé de détresse psychologique pendant la pandémie. Les médecins généralistes déclaraient souffrir significativement plus de burn out que les autres spécialités (75 % versus 68 %) et consommer davantage de médicaments psychotropes (34 % versus 28 %).

On le voit pas mal dans la littérature, d'autres pays s'y sont intéressés. Les généralistes sont considérés comme les médecins de première ligne. Au début de la pandémie, les médecins ne savaient pas ce que c'était, ils n'avaient pas de masque, ils avaient peur d'en mourir ou de transmettre à leur famille.

 Cette souffrance psychologique a-t-elle un impact sur le soin des patients ?

Nous ne l'avons pas mesuré. Ce que l'on sait, c'est que des études ont montré que la souffrance psychologique ou le burn out sont liés à une moindre qualité des soins et à un manque d'empathie. On sait également que cela entraîne plus d'erreurs médicales.

Cette pandémie a-t-elle permis une prise de conscience de la souffrance des médecins ?

On s'en est davantage rendu compte pour les hospitaliers. Le système de santé est en crise globale. On entend régulièrement des cas de médecins, à l'hôpital ou même en ville qui partent faire un autre métier. On parle beaucoup de la souffrance à l'hôpital et moins de celle des libéraux. En réalité, il s'agit souvent des médecins isolés qui souffrent, mais ils n'en parlent pas.

 La souffrance des médecins est un tabou qui perdure, existe-t-il des moyens d'en sortir ?

C'est compliqué. Il y a des structures qui proposent des soins spécifiques pour les soignants. Ça reste quelque chose de très tabou. L'idée c'est d'essayer d'avoir des filières rassurantes pour les médecins. Leurs craintes, je pense, c'est de se retrouver à la place des patients qu'ils soignent au quotidien. S'il y a des filières dédiées, ils iront peut-être plus facilement consulter.

Le site de l’Ordre des médecins recense toutefois quelques associations régionales d’entraide pour les soignants comme le Réseau ASRA (Aide aux Soignants Auvergne-Rhône-Alpes) ou l’association MOTS. Il y a également une plateforme téléphonique qui répond à la souffrance des soignants.

On espère qu'au travers des URPS et des ARS, le message puisse être transmis. Les médecins doivent savoir qu'ils peuvent être à risque. Cette prise de conscience est très importante.

 Cette posture du médecin qui refuse justement de se faire aider est elle intrinsèque au métier ou peut-elle évoluer ?

Les mentalités ont déjà évolué. Je pense notamment à l'amélioration de la qualité de vie au travail. Les jeunes médecins en ont de plus en plus conscience. Il y a eu parfois des grèves pour l'amélioration des conditions de travail ou pour pouvoir prendre des repos de garde. Donc on voit qu'il y a des choses qui bougent malgré tout. Les médecins prennent conscience que ça n'est pas possible de continuer comme ça. Mais la tension est telle sur la médecine que c'est difficile de pouvoir se détacher du temps pour prendre soin de soi.

 *Etude publiée sur le Journal of Psychiatric Research