Inceste : Tentatives de suicide, vie sexuelle altérée… Les cicatrices durables des victimes
PSYCHO-TRAUMA Deux mois après le lancement de son appel à témoignages, la Commission indépendante sur l’inceste (Ciivise) dévoile ce mercredi un premier bilan chiffré des séquelles à long terme chez les victimes
Hélène Sergent
Publié le 17/11/21 Des manifestantes à Ajaccio après le mouvement — Pascal POCHARD-CASABIANCA / AFP https://www.20minutes.fr*
Depuis le mois de septembre, la Ciivise a reçu 3.800 questionnaires remplis en ligne par des victimes d’inceste.
L’analyse de ces nombreux témoignages démontre l’ampleur des conséquences de l’inceste sur la santé mentale et sexuelle des victimes.
Selon ces données, une victime sur trois rapporte avoir déjà fait une tentative de suicide et la même proportion indique n’avoir aucune vie sexuelle.
Mieux comprendre pour mieux soigner. Ce mercredi, la Commission indépendante sur l’inceste (Ciivise) dévoile les premières conclusions de l’appel à témoignages lancé le 21 septembre dernier. En deux mois, 3.800 personnes ont répondu au questionnaire en ligne mis à disposition des victimes de violences sexuelles dans l’enfance. Une source d’information précieuse qui permet de mesurer l’ampleur des traumatismes subis et les conséquences qu’ont eues ces viols ou agressions sexuelles tout au long de leur vie.
Les chiffres recueillis par la Ciivise et consultés par 20 Minutes témoignent du chaos provoqué par ces violences lorsqu’elles sont commises sur des mineurs. Ainsi, une victime sur trois rapporte avoir déjà fait une tentative de suicide au cours de sa vie. Une immense majorité d’entre elles – neuf sur dix – déclare que ces violences ont eu un impact négatif sur leur confiance en elles et sur leur santé psychologique. Et la santé mentale n’est pas la seule sphère mise à mal par l’inceste. D’après les questionnaires recueillis, une victime sur trois indique n’avoir aucune vie sexuelle et une femme sur trois souffre de problèmes gynécologiques.
« J’ai mis 35 ans à associer mes symptômes à ce que j’ai vécu »
Pour expliquer ces chiffres, il faut se plonger dans le fonctionnement des psychotraumatismes propres à l’inceste. Si la plupart des victimes (90 %) révèlent ce qu’elles ont vécu, beaucoup le font plusieurs années après les faits. Selon la Ciivise, sept victimes sur dix qui ont parlé de ces violences l’ont fait plus de dix ans après. Or « plus le temps passe entre l’agression et la révélation, plus les symptômes physiques ou psychiques associés à ce traumatisme vont s’aggraver », explique la docteure en psychologie clinique Karen Sadlier. A cela s’ajoute un manque criant d’informations à destination des enfants qui ont subi des viols ou des agressions sexuelles. « J’ai mis 35 ans à associer mes symptômes à ce que j’ai vécu », témoigne par exemple Isabelle Aubry. Violée par son père quand elle était enfant, la fondatrice de l’association Face à l’inceste pointe un « fléau de santé publique ».
« En 2010, déjà, nous avions réalisé une enquête en partenariat avec Ipsos pour mesurer les conséquences médicales et psychologiques de l’inceste. Nous avions alerté le gouvernement et les pouvoirs publics, mais rien n’a été fait pour améliorer le parcours de soins des victimes ». A l’époque, pourtant, l’enquête démontrait que 98 % des victimes d’incestes se sentent ou se sont senties « régulièrement très déprimées », contre 56 % pour le reste de la population. Dans le cas d’Isabelle Aubry, la participation à un groupe de parole lui a permis de comprendre qu’elle n’était « plus toute seule » : « Quand je les ai entendus parler de leurs symptômes, de leurs comportements addictifs, du manque de confiance en eux ou dans les autres, je suis tombée des nues. Je me suis dit : "Mais en fait, je suis normale". »
Améliorer le repérage
Ces nouvelles données extraites des témoignages de 3.800 personnes doivent permettre d’affiner la prise en charge des victimes d’inceste, espère Louis Jehel, professeur au CHU d’Amiens et président de l’Institut de victimologie de Paris. « Le chiffre concernant la prévalence des tentatives de suicide chez ces patients doit nous permettre d’améliorer le repérage des victimes. Lorsqu’une personne arrive aux urgences pour ce motif, on devrait systématiquement l’interroger sur l’existence de violences sexuelles antérieures. Ce sont des questions délicates – et il faut qu’elles soient le plus ouvertes possible – mais il faut absolument encourager les professionnels de santé à le faire », estime-t-il.
Idem sur les problématiques gynécologiques et sexuelles, appuie-t-il : « L’examen gynécologique peut être traumatique et générer de l’appréhension pour certaines femmes victimes de violences. Il faut améliorer la formation pour être en mesure de repérer cette vulnérabilité. »
Développer un parcours de soins adapté
Et l’amélioration du repérage doit s’accompagner d’un travail sur un parcours de soins plus adapté, alerte Isbelle Aubry. « Quand j’ai monté l’association, il y a près de 20 ans, je me suis rendue au Canada. Là-bas, il existe des centres de prise en charge spécialisés. Ils sont tellement connus et identifiés qu’ils sont fléchés dans la rue », se souvient-elle. En France, la gestion du psychotraumatisme s’est consolidée après les attentats de Saint-Michel en 1995, rappelle Karen Sadlier. « Mais ces avancées se sont surtout construites pour accompagner les victimes d’un événement traumatique unique. Or, dans les affaires d’inceste, les agressions ou les viols ont souvent eu lieu de façon répétée et sur un temps plus long », ajoute la psychologue. Une spécificité qui nécessite une approche différente.
Au sein de son institut, le professeur Louis Jehel a développé une « approche transversale » : « L’inceste provoque des problèmes psychologiques mais aussi physiques parfois sociaux ou juridiques. On essaie de proposer un accompagnement coordonné, mais on rencontre des difficultés de financement », regrette-t-il. A l’heure actuelle, plus de 400 personnes sont en attente d’une prise en charge au centre de psychotrauma de Paris. Isabelle Aubry plaide pour une meilleure « lisibilité » du parcours de soins : « Aujourd’hui, quand vous vous faites voler votre carte bleue, vous savez exactement quoi faire et qui contacter. Mais quand vous êtes victimes d’inceste, vous ne savez ni à qui vous adresser ni où. Ce n’est pas normal ».
En novembre 2017, Emmanuel Macron avait annoncé la création de dix unités spécialisées dans la prise en charge globale du psychotraumatisme. Une initiative saluée par Louis Jehel mais insuffisante aux yeux d’Isabelle Aubry : « L’offre de soin reste trop éparpillée et pas suffisamment identifiée. Vous le constatez quand vous écoutez les victimes d’inceste. Elles restent trop nombreuses à dire "J’ai eu de la chance parce que je suis tombée sur les bonnes personnes". Ca ne devrait pas être une question de chance. »
En savoir plus https://www.ciivise.fr