#ProtegeTonInterne : l’Isni tire la sonnette d’alarme
Paris, France — Cinq suicides d’internes depuis janvier 2021. L’InterSyndicale Nationale des Internes (ISNI) est excédée par cette épidémie silencieuse, dont les causes sont connues. Le syndicat d’internes a donc lancé une campagne de sensibilisation auprès du grand public, #protegetoninterne, pour sensibiliser et agir. Gaétan Casanova, président de l’Isni, nous explique pourquoi et comment éviter ces drames.
Medscape : Quels messages avez-vous voulu faire passer avec cette campagne ?
Gaétan Casanova : À la base, #ProtegeTonInterne est une campagne que nous avons lancée pour dénoncer les phénomènes d'omerta, de harcèlement et de violence dans le monde de la médecine. Évidemment, des problématiques récurrentes, telles que l'épuisement et le non-respect de la limite légale du temps de travail, doivent être également évoquées. Les internes travaillent 60 heures par semaine en moyenne, voire plus de 70 heures en chirurgie, et c'est un danger pour tout le monde, patients et soignants. Nous avons réorienté le message de cette campagne (sur le risque suicidaire des internes) après les récentes déclarations du président de la République, qui a demandé aux soignants de faire un effort supplémentaire. Cela a déclenché une vague d'anxiété, de panique chez les internes, et en particulier dans les zones qui ont été les plus touchées par l’épidémie.
Vous évoquez 5 suicides depuis janvier 2021. Est-ce à mettre en relation avec la forte mobilisation des internes pendant la crise pandémique ?
Gaétan Casanova : Pas seulement. Il faut considérer que le phénomène d'anxiété générale est très dépendant du phénomène de pandémie. Mais la question du harcèlement n'a pas de rapport avec la pandémie. Par ailleurs, les causes des suicides que nous avons à déplorer depuis le début de l'année sont vraiment très diverses. Par exemple, pour le dernier suicide que nous avons recensé, celui de Valentin, ce sont les ECNi qui l'ont fait plonger dans une grande dépression, laquelle a fini par le tuer.
Cela donne l'impression qu'il n'y pas eu de prévention contre ce type de suicide. Y a-t-il des campagnes de prévention qui sont menées ?
Gaétan Casanova : Non et c'est bien là la difficulté. Nous sommes au contact de la souffrance des internes dans tous ces aspects, et lorsque nous disons que l'hôpital tue, c'est parce que ce sont les établissements de santé, et la médecine, qui sont à l'origine de tant de souffrance. Il n'y a pas actuellement de formation pour détecter ces signaux faibles de désespérance. Et il faut aussi évoquer la culture médicale, qui interdit toute expression de faiblesse : nous n'avons pas le droit d'exprimer notre douleur, nous n'avons pas le droit de nous mettre en retrait en cas de problème, c'est de l'orgueil pur, c'est de la stupidité. Et le gouvernement n'est pas responsable de cette culture médicale. Faut-il le rappeler ? Un soignant dépressif soigne moins bien, il fait plus d'erreurs, c'est une évidence.
La culture médicale...interdit toute expression de faiblesse : nous n'avons pas le droit d'exprimer notre douleur, nous n'avons pas le droit de nous mettre en retrait en cas de problème.
Il y aurait donc trois grandes causes au suicide des médecins : le non-respect des limites légales du temps de travail, le harcèlement et les conséquences de la culture médicale ?
Gaétan Casanova : Oui, tout à fait. Pour ce qui est du respect du temps de travail, cela amène une réponse immédiate des pouvoirs publics. Mais ce n'est pas la seule chose à faire, les médecins sont totalement déresponsabilisés. En tant que médecin à l'hôpital public, il ne peut pas vous arriver grand-chose, c'est souvent l'hôpital qui assume la responsabilité. Il faut que les médecins soient responsables de leurs actes, il faut qu'ils soient mis sur la sellette, lorsqu'ils ne dénoncent pas des situations de harcèlement, par exemple. Sur le temps de travail, nous butons contre une difficulté : quantifier le temps de travail. Actuellement, les internes confrontés à des temps de travail à rallonge n'ont aucun moyen de prouver qu'ils ont trop travaillé.
Le ministère de la santé avait pourtant obligé les établissements de santé à installer des tableaux de service pour les internes ?
Gaétan Casanova : Le problème c'est que trop souvent, le tableau n'est pas fait, et il n'est pas transmis aux agences régionales de santé (ARS). Par ailleurs, le système de tableau est un système déclaratif. C'est différent du système de pointage, beaucoup plus objectif.
La solution serait la pointeuse ?
Ce n'est pas à nous syndicat d'expliquer au ministère de la santé le meilleur mode de décompte du temps de travail car cela reste malgré tout un sujet technique et complexe. Je cite la pointeuse car c'est un système qui fonctionne, pour les personnels paramédicaux, entre autres, à l'hôpital. Il faut laisser aux experts techniques le choix du meilleur système.
Mais selon vous, il faut sortir du système déclaratif ?
Oui, car une règle qui n'est pas assortie de sanction n'a pas d'intérêt.
Revenons au harcèlement, cause de tant de souffrance. Il parait tout à fait aberrant qu'il y ait aussi peu de sanctions. Comment agir pour y mettre un frein ?
Il faut séparer les pouvoirs : l'idée d’être jugé par ses pairs, c’est-à-dire d'avoir une juridiction spéciale pour juger les PUPH par les PUPH, d'avoir une justice ordinale composée de médecins pour juger des médecins, n'est pas une bonne idée. La justice de l'entre-soi, c'est la justice de l'omerta. Je pense qu'il faut supprimer la justice ordinale. Une justice performante met en rapport des personnes qui n'ont aucun lien d'intérêt entre eux. Il nous faut un seul système de sanctions, et non pas cette multiplicité que nous connaissons actuellement : le directeur de l'ARS, le Cnom, les PUPH, le CNG, le tribunal, peuvent prononcer des sanctions... Ce n'est pas possible, c'est une usine à gaz. A l'Isni, nous avons par ailleurs embauché une avocate pénaliste et nous comptons bien poursuivre en justice toute personne au sein de l'hôpital qui n'aurait pas dénoncé des faits de violence ou de harcèlement, tel que l'oblige l'article 40 du code de procédure pénale.
A l'Isni,...nous comptons bien poursuivre en justice toute personne au sein de l'hôpital qui n'aurait pas dénoncé des faits de violence ou de harcèlement.
Le syndicat Jeunes médecins avait déjà décidé de poursuivre systématiquement au pénal, mais cela n'a pas eu grand effet, puisque nous constatons que les cas de harcèlement n'ont pas tari. L'association Jean-Louis Mégnien a aussi été empêchée de travailler sur ces cas. Pourquoi ces initiatives ont-elles connu tant d'échecs ?
Ce que je peux vous dire, c'est que je suis pénaliste à la base. Je pense qu'il n'y a pas, actuellement, dans les syndicats, cette culture du droit, ce qui aboutit à de mauvaises interprétations de la loi. Je peux vous dire que, quelle que soit la gravité des faits, nous allons poursuivre, au civil ou au pénal.
Cette campagne #ProtegeTonInterne est à destination du grand public. Pourquoi ?
Il faut dire au grand public qu'il est en danger, lorsqu'il est pris en charge par des internes qui travaillent 80 heures par semaine, épuisé. Par ailleurs, il est clair qu'il règne au sein du monde médical une omerta sur ce problème, donc nous en appelons au grand public. Aujourd'hui, l'hôpital public a un comportement indigne à l'endroit des soignants, en particulier des internes.
Êtes-vous écouté par le ministère de la santé sur ces questions ?
Non, absolument pas. Et ce n'est pas du fait de la pandémie, puisque l'écoute du ministère de la santé était déjà faible avant. Je conçois qu'il est difficile de mettre en place des mesures effectives de mesure du temps de travail en pleine pandémie, mais cela a des conséquences, sur la souffrance des internes. Lorsque le ministre annonce la mise en place d'indicateurs de mesures du temps de travail dans cinq mois, je lui réponds que dans ce laps de temps, il faudra comptabiliser 10 suicides d'internes de plus. Deuxième chose : nous avons alerté le ministre sur la question des suicides et il nous a été répondu que le ministre était sous l'eau à cause de la prise en charge de la pandémie. Je l'ai longtemps cru jusqu'à ce que je vois le ministre, le 23 mars dernier, participer aux mardis de l'Essec. Un temps d'échange qu'il aurait pu consacrer à ce drame qu'est le suicide des internes...
Enfin, comment réformer la culture médicale ?
Le ministre plaide en effet pour des changements culturels. Mais cela ne va pas bouger en quelques jours. Il y a en effet des réformes sur le mode de recrutement en formation initiale, nous allons voir ce que cela va donner. Je pense que la réforme de la formation est essentielle, car nous avons sélectionné pendant des années des profils d’étudiants monolithiques et psychorigides, avec tous les risques que cela comporte, notamment en ce qui concerne la relation avec les patients. Il faut aussi changer cette culture médicale qui veut que l'on emmagasine des connaissances qui ne serviront à rien : il faut que les médecins sachent trier entre ce qui est utile et ce qui ne l'est pas, qu'ils synthétisent leurs connaissances, et qu'ils aient un esprit d'ouverture. Un médecin n'est pas un technicien. Aujourd'hui, il y a beaucoup de patients atteints de maladies chroniques, qui méritent un accompagnement humain de la part des médecins. Dernière chose : pour opérer un changement culturel, il faut commencer par des décisions politiques. Par exemple, Robert Badinter a décidé d'abolir la peine de mort, alors que la majorité des Français était pour. Nous demandons au ministre d'avoir le même courage.
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