jeudi 19 décembre 2013

WEBDOCUMENTAIRE “Le Grand Incendie” : immolations en France, pourquoi ce silence ?



“Le Grand Incendie” : immolations en France, pourquoi ce silence ?

Webdoc | S'immoler : un geste ultime, effroyable, plus fréquent qu'on ne le croit. “Le Grand Incendie”, webdocumentaire de Samuel Bollendorff et Olivia Colo sort ces drames du déni.


Une immolation tous les quinze jours. En France. Sur des lieux publics. Depuis 2011. Sans que cela déclenche ne serait-ce qu'un début de prise de conscience, et encore moins une révolution. Il y a tout juste trois ans, la mort violente du Tunisien Mohammed Bouazizi soulevait les foules et débouchait sur la chute de Ben Ali. En France, c'est comme si chaque décès par immolation s'enrobait immédiatemment, une fois passé le premier émoi médiatique, d'un silence pesant, d'un déni assourdissant. Que les webdocumentaristes Samuel Bollendorff (à l'image) et Olivia Colo (au son) ont voulu conjurer en donnant la part belle aux paroles des témoins, proches et rescapés. Coproduit par le département des nouvelles écritures de France Télévisions et Honkytonk films, il est en ligne ce mardi 17 décembre.
Le sujet
Samuel Bollendorff et Olivia Colo ne sont pas tombés tout de suite sur la sinistre statistique qui ouvre Le Grand Incendie. Ils avaient lu un livre du chirurgien Maurice Mimoun, et pensaient écrire un documentaire sur un service de grands brûlés. « Maurice Mimoun avait écrit : “ne se brûle pas n'importe qui”, ça nous avait déjà pas mal intéressés », note Olivia Colo. « Et puis nous sommes tombés sur un cas d'immolation. Puis un deuxième. Puis un troisième. On s'est mis à les recenser par un système d'alertes, en cherchant tout ce qui était passé par les médias. Il pouvait s'agir d'une ligne sur un site de presse locale, ou d'une minute au 20 heures. On a voulu sortir du fait divers, et s'interroger sur ce message adressé au collectif que le collectif refuse d'entendre », dit Samuel Bollendorff. Parce qu'il était impossible de traiter tous ces drames dans leur intégralité, ils sont partis des lieux où ils s'étaient déroulés : le parking de France Télécom-Orange pour Rémy Louvradoux, qui y était chargé, dans son agence, de la prévention des suicides, la cour du lycée Jean-Moulin à Béziers pour Lise Bonnafous, professeur de mathématiques, devant la Caisse d'allocations familiales de Mantes-la-Jolie pour Jean-Louis Cuscusa, devant une agence Pôle Emploi de Nantes pour Djamal Schaar... « Dans la majorité des cas, on voyait se dégager le choix de lieux incarnant le bien commun, le modèle social français hérité de l'après-guerre, le service public ou bien des entreprises privatisées qui en faisaient autrefois partie... on s'est concentré sur ces cas-là, sur la portée symbolique et sacrificielle de leur geste ». Et gardé, en fin de compte, ceux où une parole pouvait se libérer, celle des proches, des collègues ou des survivants.
Les témoins
« Ce documentaire, c'est aussi une histoire de rencontres », dit Olivia Colo. « Il a fallu établir la confiance. Les personnes qui interviennent dans ce documentaire ont, au final, travaillé avec nous. On les a toutes vues plusieurs fois, et à différentes étapes. On ne voulait pas voler quoi que ce soit. Les collègues de Rémy Louvradoux ne pouvaient pas parler tout de suite. Pour son manager, Véronique Etienne, il a fallu encore plus de temps. » Tous ont visionné le résultat, et l'ont validé, sans demander de correction. Et s'il apparaît au final un net déséquilibre entre certaines histoires très documentées, comme celle de Rémy Louvradoux, et d'autres plus lapidaires, comme celle de Manuel Gongora, agent de propreté du Grand Lyon (qui a survécu à ses graves blessures), ou celle de Lise Bonnafous, morte dans la cour de son lycée, c'est bien du fait de la chape de plomb qui tombe presque toujours sur ces actes radicaux. « Il est possible que la médiatisation autour de la vague de suicides à France Télécom ait permis à cette parole d'exister, alors que du côté de Pôle Emploi, du Grand Lyon, de la CAF, de l'Education nationale, et même des syndicats enseignants et des collègues de Lise Bonnafous, tous ont refusé de parler », observe Samuel Bollendorff. « Ce qui nous a frappé, dans ces histoires, c'est justement l'étouffement, le déni, le silence qui les entoure. Les proches des victimes se sont retrouvés dans un isolement comparable à celui des personnes immolées. C'est la récurrence de cet isolement qui nous a conduit à mélanger toutes ces histoires dans le fil narratif du documentaire, plutôt que de les cataloguer. Ce qui s'est passé à France Télécom peut éclairer d'autres cas qui se sont produits à la CAF ou à Pôle Emploi. »

L'interface
Elle est, au premier abord, d'une sobriété déroutante. Des photographies et des plans fixes vidéo de lieux urbains désertés encadrent et rythment le parcours de deux sinusoïdes irrégulières, dont la logique est celle d'un récit linéaire. Chaque sinusoïde correspond à une voix : en bas celle des témoins, proches et collègues des personnes immolées, en haut celle du discours officiel, celui des patrons et des politiques, tel qu'il fut relayé par les médias. On peut choisir d'écouter l'une ou l'autre voix, jamais les deux en même temps, avec ou sans les images qui les accompagnent (entretiens filmés face caméra ou archives audiovisuelles).

Samuel Bollendorff et Olivia Colo, qui travaillent ensemble depuis treize ans (on doit notamment à leur tandem les webdocumentaires Rapporteur de crise et L'Obésité est-elle une fatalité ?), disent avoir tenté pas mal de choses avant de trouver la « juste formule » pour Le Grand Incendie : une interface à double voix toute simple, pour se concentrer sur les histoires et favoriser l'écoute. « Justement parce que le sujet était difficile, on ne pouvait pas mettre l'internaute en difficulté dans sa navigation », dit Olivia Colo. « Il a donc juste le choix des voix. Il ne fallait surtout pas donner l'impression de quelque chose de ludique ». A ses yeux, les sinusoïdes figurent les enregistrements d'un sismographe. Pour Samuel Bollendorff, il s'agit d'une courbe « qui réagit exactement à la voix, et qui la modélise. La voix est importante, parce que nous parlons de gens qui ne sont pas entendus. Ils ont laissé des messages, des cris silencieux. L'enjeu de cette interface, c'est de mettre le spectateur dans une position d'écoute. C'est aussi pour cela que le seul objet de création, en termes d'images, ce sont les lieux des immolations, vides, désaffectés, sans traces, et qu'il fallait donner à voir, justement parce qu'ils ne laissaient pas de traces dans la mémoire collective, et que nous voulions consigner quelque chose » Aucune image choquante, violente, dans Le Grand Incendie, et surtout rien sur les immolations proprement dites. Pas de portraits, non plus, des personnes immolées. Seul le dernier témoin, Eric C., un survivant, apparaît à la toute fin du documentaire, dans une photographie en contre-jour qui s'efface peu à peu. La violence, terrassante, est dans les paroles. Notamment dans celles d'Eric C., cadre chez GDF Suez, qui explique son geste par sa volonté d'alerter son entreprise, privatisée, sur la dégradation des conditions de travail, et qui dit, écoeuré : « Ils n’ont rien compris à mon geste, ils m’ont dit que j’avais pris une année sabbatique. Rien n’a changé, c’est même pire. C’est du gâchis. »
La dimension politique
Mises en regard des histoires personnelles, les archives audiovisuelles apportent un contrepoint fort utile (et assez glaçant) sur les prises de décision politiques qui, disent les auteurs, « ont contribué au délitement du modèle social français », et sur le « non lieu politique et collectif » qui a suivi les immolations les plus médiatisées, qu'il s'agisse d'un refus d'interpréter le geste commis ou de sa traduction immédiate et bien commode en difficultés personnelles et psychiques (« il était instable », « elle était fragile », etc). Impossible de ne pas relever que ces archives rapportent essentiellement des paroles émanant de politiques de droite. « Nous ne sommes pas particulièrement partisans », répond à cela Samuel Bollendorff. « Mais les histoires dont nous parlons se sont déroulées entre 2011 et tout début 2013, et elles correspondent à une exploitation d'images d'archives qui mettent en avant plus de dix ans de gouvernement de droite. Si on avait continué notre travail plus longtemps, on aurait forcément entendu plus d'hommes politiques de gauche. Pour l'histoire de Djamal Schaar, on a hésité à utiliser une archive de Michel Sapin qui disait que Pôle Emploi n'était pas responsable. On ne l'a pas fait parce qu'on n'a pas réussi à l'intégrer au montage ». Les auteurs comptent sur les journalistes pour prendre le relais : « Notre travail est à disposition pour que d'autres s'en emparent. L'histoire n'est pas finie. Aujourd'hui, le privé est touché aussi. Il faut écouter ce que dit Raphaël Louvradoux, à la fin, sur la façon dont tout le monde se concentre sur l'emploi aux dépens des conditions du travail. Beaucoup de gens sont tétanisés, pas bien dans leur boulot, coincés...»

A suivre ?
Prévue pour la fin 2014, une exposition photographique doit prolonger Le Grand Incendie. Des photographies de lieux vides, là encore, accompagnées de citations des personnes immolées. Avec un horizon plus large que celui du webdocumentaire, car, insiste Samuel Bollendorff, « quand ça se passe à l'étranger, on loue l'acte révolutionnaire ; quand ça se passe en France, on parle de fragilité psychique ». Il ira donc aussi en Tunisie, au Tibet, en Bulgarie et ailleurs, « pour que les cas français soient pris dans la même image de contestation ».

Regardez le webdocumentaire Le Grand Incendie, sur Télérama.fr