Impact du suicide de patients sur les psychiatres : résultats de l’enquête nationale
https://www.lequotidiendumedecin.fr/specialites/psychiatrie/le-suicide-dun-patient-vecu-par-pres-de-90-des-psychiatres
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Mis à jour le mercredi 18 mars 2020https://www.encephale.com/*
Chaque année, le congrès de l’Encéphale lance une grande enquête auprès de la communauté de psychiatres francophones. En 2020 le sujet portait sur l’impact traumatique, émotionnel et professionnel du suicide de patients sur les psychiatres, et le soutien qu’ils ont reçu ou non, pour surmonter cette tragédie. Édouard Leaune (Lyon) présente les résultats.
Psychiatres : qui écoute ceux qui nous écoutent ?
Par Anaïs Grand
Publié le 10/02/2020 à 10:08
Le Quotidien du Médecin
Suicide, mardi 16 juin 2020
Psychiatrie
Le suicide d'un patient vécu par près de 90 % des psychiatres
Le Quotidien du médecin
Le Quotidien du médecin
«
La communauté des psychiatres se divise en deux : ceux à qui c'est déjà
arrivé. Et les autres à qui ce n'est pas encore arrivé », résumait le Pr Guillaume Vaiva (CHRU de Lille), en introduction à la session dédiée au suicide du patient, le 23 janvier dernier au congrès de l'Encéphale à Paris.
Quelque 87,3 % des psychiatres ont déjà été confrontés au suicide d'un patient, dont 66,8 % à plusieurs suicides, révèle une enquête réalisée en ligne auprès de 764 participants, par les Drs Raphaël Allali (Bobigny), Édouard Leaune (Lyon) et Jean-Yves Rotgé (Paris). Plus de 60 % des répondants sont des praticiens publics, 22 % exercent en libéral, 8 % en établissement privé, et 2 % en association. La moitié a plus de dix années d'exercice, mais ils sont confrontés pendant l'internat au suicide pour 47 % d'entre eux, et les dix années suivantes, pour 43 %.
Le drame a lieu dans la moitié des cas au domicile du patient, souvent pendant une permission, voire dans le service (19%).
Seulement 5,5 % des enquêtés n'ont été exposés ni au suicide ni à une tentative grave. Ce sont en grande majorité (62 %) des médecins ayant moins de cinq ans d'exercice.
Des conséquences plurielles
L'enquête met en évidence l'impact traumatique de l'évènement sur les soignants. Une minorité (14 %) développe même un trouble du stress post-traumatique. Le choc, également émotionnel (ressenti de culpabilité, tristesse) et professionnel, se répercute, dans 90 % des cas, sur les pratiques des médecins. De façon positive : la moitié s'intéresse davantage à la prévention du suicide et investigue les idées suicidaires. Mais aussi négativement, ce qui se traduit par une tendance à davantage hospitaliser et à freiner les permissions (pour 20 à 25 % des répondants). Un psychiatre sur cinq a envisagé de changer de carrière.
« Ces trois impacts (traumatique, émotionnel et professionnel) sont le plus souvent associés. Chacune des dimensions est fortement corrélée à la présence d'idées suicidaires réactionnelles, ce qui concerne 4 % des psychiatres », souligne le Dr Raphaël Allali, appelant à bien accompagner ce sous-groupe de confrères peut-être plus vulnérables. Par ailleurs, 4,2 % des médecins ont débuté une psychothérapie après avoir été exposés à un suicide, et près de 5 % ont pris des benzodiazépines.
Prévenir et parler
Les auteurs de l'étude appellent à informer les jeunes psychiatres de la prévalence du phénomène, en leur donnant des clefs pour l'après-coup. « Certains étudiants ont choisi psychiatrie… pour n'être pas confrontés à la mort. Or, le suicide d'un patient va tous nous concerner », préviennent-ils.
Ils insistent sur l'importance de briser la solitude d'un médecin confronté à cette expérience. Une évidence qui n'est pas entrée dans les pratiques : plus de 37 % des répondants déclarent n'avoir reçu aucun soutien, la moitié regrette l'absence d'une réunion. « Il faut aussi parfois apporter un soutien matériel, dans les démarches administratives, dans l'annonce aux autres patients ou dans la reprise de certaines thérapies », suggèrent les auteurs.
Plus à distance, il convient selon eux, de débriefer idéalement avec un tiers puis de reprendre la situation de façon cognitive. Enfin, le confrère concerné peut transformer l'épreuve en s'impliquant dans la prévention du suicide au niveau de l'institution.
Quelque 87,3 % des psychiatres ont déjà été confrontés au suicide d'un patient, dont 66,8 % à plusieurs suicides, révèle une enquête réalisée en ligne auprès de 764 participants, par les Drs Raphaël Allali (Bobigny), Édouard Leaune (Lyon) et Jean-Yves Rotgé (Paris). Plus de 60 % des répondants sont des praticiens publics, 22 % exercent en libéral, 8 % en établissement privé, et 2 % en association. La moitié a plus de dix années d'exercice, mais ils sont confrontés pendant l'internat au suicide pour 47 % d'entre eux, et les dix années suivantes, pour 43 %.
Le drame a lieu dans la moitié des cas au domicile du patient, souvent pendant une permission, voire dans le service (19%).
Seulement 5,5 % des enquêtés n'ont été exposés ni au suicide ni à une tentative grave. Ce sont en grande majorité (62 %) des médecins ayant moins de cinq ans d'exercice.
Des conséquences plurielles
L'enquête met en évidence l'impact traumatique de l'évènement sur les soignants. Une minorité (14 %) développe même un trouble du stress post-traumatique. Le choc, également émotionnel (ressenti de culpabilité, tristesse) et professionnel, se répercute, dans 90 % des cas, sur les pratiques des médecins. De façon positive : la moitié s'intéresse davantage à la prévention du suicide et investigue les idées suicidaires. Mais aussi négativement, ce qui se traduit par une tendance à davantage hospitaliser et à freiner les permissions (pour 20 à 25 % des répondants). Un psychiatre sur cinq a envisagé de changer de carrière.
« Ces trois impacts (traumatique, émotionnel et professionnel) sont le plus souvent associés. Chacune des dimensions est fortement corrélée à la présence d'idées suicidaires réactionnelles, ce qui concerne 4 % des psychiatres », souligne le Dr Raphaël Allali, appelant à bien accompagner ce sous-groupe de confrères peut-être plus vulnérables. Par ailleurs, 4,2 % des médecins ont débuté une psychothérapie après avoir été exposés à un suicide, et près de 5 % ont pris des benzodiazépines.
Prévenir et parler
Les auteurs de l'étude appellent à informer les jeunes psychiatres de la prévalence du phénomène, en leur donnant des clefs pour l'après-coup. « Certains étudiants ont choisi psychiatrie… pour n'être pas confrontés à la mort. Or, le suicide d'un patient va tous nous concerner », préviennent-ils.
Ils insistent sur l'importance de briser la solitude d'un médecin confronté à cette expérience. Une évidence qui n'est pas entrée dans les pratiques : plus de 37 % des répondants déclarent n'avoir reçu aucun soutien, la moitié regrette l'absence d'une réunion. « Il faut aussi parfois apporter un soutien matériel, dans les démarches administratives, dans l'annonce aux autres patients ou dans la reprise de certaines thérapies », suggèrent les auteurs.
Plus à distance, il convient selon eux, de débriefer idéalement avec un tiers puis de reprendre la situation de façon cognitive. Enfin, le confrère concerné peut transformer l'épreuve en s'impliquant dans la prévention du suicide au niveau de l'institution.
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Mis à jour le mercredi 18 mars 2020https://www.encephale.com/*
Chaque année, le congrès de l’Encéphale lance une grande enquête auprès de la communauté de psychiatres francophones. En 2020 le sujet portait sur l’impact traumatique, émotionnel et professionnel du suicide de patients sur les psychiatres, et le soutien qu’ils ont reçu ou non, pour surmonter cette tragédie. Édouard Leaune (Lyon) présente les résultats.
Pour en savoir plus, revoir la conférence Votre patient s'est suicidé : résultats de l'enquête nationale
Lire l’article sur le même sujet : Suicide de patient : comment mieux accompagner les psychiatres
Lire l’article sur le même sujet : Suicide de patient : comment mieux accompagner les psychiatres
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HISTORQUE DU POST Psychiatres : qui écoute ceux qui nous écoutent ?
Par Anaïs Grand
Publié le 10/02/2020 à 10:08
Seulement 4% des psychiatres exposés au suicide de leur patient déclarent avoir un suivit, soit près d’un psychiatre sur 25.
Une enquête nationale présentée jeudi 23 janvier au Congrès de l’Encéphale à Paris démontre que près de 90% des psychiatres sondés vont vivre ou ont déjà vécu le suicide d’un de leurs patients. Un quart d’entre eux subit des troubles émotionnels par la suite. Pourtant, peu d’initiatives sont prises pour aider ceux qui nous écoutent.
Elle a vu son patient se défenestrer. Anne Sénéquier y pense encore après 40 ans de métier, et continue de "croiser les doigts" pour que cela n’arrive plus jamais. La psychiatre libérale parisienne n’est pas la seule à avoir enduré ce drame : une enquête nationale, diffusée lors du Congrès de l’Encéphale à Paris le jeudi 23 janvier dernier, révèle que sur 800 médecins sondés, près de 90% ont vécu ou vivront le suicide d’un de leurs patients au cours de leur carrière. Le constat n’est pas nouveau : plusieurs enquêtes ont déjà été publiées et témoignent des difficultés du travail des quelque 15.000 psychiatres en exercice. Pourtant, rien n’est réellement mis en place pour les aider à y faire face, alors que les patients peuvent aussi en pâtir lors de leur suivi.
Stress post-traumatique, burn-out, culpabilité…
Les chocs émotionnels sont divers et variés. Parmi ceux qui ont vécu le décès d’un patient, un quart déclare avoir subi un stress post-traumatique par la suite. Les médecins peuvent aussi bien prendre de la distance, que faire des cauchemars, ou sombrer dans un burn-out. Le docteur Alain Meunier a connu la dépression pendant plusieurs mois. "Deux de mes patients se sont donné la mort. J’étais proche de l’un d’entre eux. Je n’ai jamais réussi à faire le deuil… Je les ai toujours en tête", confie-t-il d’une voix serrée. D’autres, comme Xavier Lebard, s’en veulent encore aujourd’hui, même si des années se sont écoulées. Le psychiatre libéral pensait avoir la force d’y faire face, mais les doutes ont pris le dessus : "Je me demande encore si j’ai bien fait mon travail. Avec le recul, je sais que j’aurai pu faire les choses différemment pour deux des suicides. Même si certains ne sont pas prévisibles et peuvent se passer en un claquement de doigt, il y en a quand même qui peuvent être évités…"
Mais les confidences ne s’arrêtent pas là, et la douleur peut altérer le bon suivi des patients. Car 20% de ces psychiatres ayant été confrontés au suicide d'un de leurs patients ont aussi confessé une tendance à avoir la main plus lourde sur les obligations d’hospitalisation psychiatrique, quand d’autres délivrent plus rarement des autorisations de sorties, la crainte les en empêchant. Pourtant, "Il n’y a pas moins de risques si on interdit les sorties…", rationalise Jérémie Sinzelle. Plus radical encore, d’autres pensent à la reconversion professionnelle, sans forcément franchir le pas.
Le suicide pour se "délivrer"
Éprouvés, les médecins psychiatres sont en première ligne, car le suicide a souvent lieu au sein même de l'hôpital psychiatrique. Chaque année, en général, 9.000 personnes se donnent la mort. Environ 5% de ces suicides sont commis dans les établissements psychiatriques. Face à cette dure réalité, la profession déplore un manque de soutien, là où les psychiatres en ont pourtant le plus besoin. "Sur les 800 psychiatres sondés, 37% déclarent ne pas en avoir du tout", regrette le docteur Édouard Leaune. La moitié des sondés estime ne pas pouvoir se confier à leurs confrères.
Le sentiment de culpabilité lié à l'impossibilité de "sauver" leurs patients pousse parfois les psychiatre à commettre le pire. "Ils se sentent extrêmement responsables. Et devoir aussi annoncer les décès aux familles, c’est loin d’être évident", explique Edouard Leaune, auteur de l’enquête et psychiatre au Vinatier, l'hôpital psychiatrique de Bron, dans la région lyonnaise. Aujourd’hui, aucune donnée ne permet de connaître le nombre de psychiatres qui se suicident en France, à l’inverse des Américains qui sont plus au courant de ce qu’il se passe chez eux. Aux États-Unis, la psychiatrie est la première profession qui se donne le plus la mort. Sur 100.000 habitants, 28 à 40 psychiatres se tuent.
"Beaucoup ont du mal à prendre le risque de suggérer aux psychiatres une consultation." - Claude Gernez
Un métier "difficile"
Face à ce point aveugle, les psychiatres français dénoncent de plus en plus leurs conditions de travail. Dans une étude présentée en 2018 au même Congrès, les 820 médecins sondés ont déclaré travailler en moyenne 44 heures par semaine, pour 53 consultations. "C'est assez représentatif de l’état de la profession, estime le psychiatre David Gourion. La surcharge de travail et le poids de l’administration sont compliqués à vivre".
Mais les psychiatres dénoncent aussi un manque de reconnaissance, de considération. "La psychiatrie perd en visibilité, en éligibilité et en crédibilité. On n’a pas su se mettre en valeur dès le début", commente Xavier Lebard, psychiatre. De sorte que la profession connaît une crise des vocations. A partir des premières constatations de son enquête - toujours en cours - sur la souffrance au travail des psychiatres, Claude Gernez estime qu'"il y a de moins en moins de jeunes qui se lancent, et beaucoup de médecins partent à la retraite, car le métier perd en intérêt". Actuellement, le nombre de psychiatre oscille entre stagnation et légère hausse, mais le ministre de la Santé évaluait en 2009 une baisse de 8,1 % du nombre de psychiatres d'ici à 2030.
Aujourd’hui, rien n’oblige les psychiatres à consulter au cours de leur carrière. Ce n’était déjà pas le cas avant, "même si on le recommandait davantage à l’époque. Je ne sais pas pourquoi, mais je pense qu’on s’autorise plus de souplesse. Il doit y avoir moins de prévention car le personnel se dit que tout le monde a les compétences pour s’aider seul, grâce au travail que l’on fait", constate la psychiatre Anne Sénéquier. Pour Alain Meunier, les psychiatres n’ont plus le temps de s’armer efficacement contre les risques qu’ils encourent. "Au fil du temps, il y avait des voyages, des congrès et des réunions organisés et qui permettaient facilement d’en parler. Aujourd’hui, par manque de temps et de moyens financiers, tout a disparu. Du coup, au lieu de demander de l’aide, les médecins préfèrent se créer une bulle de bien-être, pensant que c’est plus efficace pour lâcher la pression".
Selon l’enquête d'Édouard Leaune, seulement "4% des exposés au suicide de leur patient déclarent avoir un suivi, soit près d’un psychiatre sur 25. Il faudrait aller vers des dispositifs plus institutionnels". Lancé depuis deux ans dans son étude sur la souffrance au travail des psychiatres, Claude Gernez a constaté la difficulté de récolter des informations sur ses confrères en difficulté, les dispositifs permettant d'établir facilement la communication avec eux étant trop rares.
Rompre l'isolement
Face à l'isolement au sein même de la profession, certains s'en remettent encore à la famille. "Même s’il faut tout de même prendre de la distance. On ne peut pas tout dire non plus, on est soumis au secret professionnel aussi", pointe Alain Meunier, psychiatre au centre de la dépression à Paris. Un problème de plus à gérer, qui conduit parfois les médecins à préférer ne plus communiquer du tout.
Selon Claude Gernez, le premier signe de mal-être détectable chez les psychiatres est l’isolement. "Mais beaucoup ont du mal à prendre le risque de leur suggérer une consultation", remarque-t-il. Car il faut encore que la personne en détresse psychologique accepte de se faire aider. Depuis le 1er janvier 2018, l’Ordre national des médecins a finalement mis en place un numéro unique pour les médecins en difficulté. "On ne peut pas les forcer non plus. C’est à la discrétion de chacun. Cela s’est déjà vu dans le métier, contraindre ne mène à rien, même si on le fait parfois lors d’hospitalisations forcées", se rend à l’évidence Xavier Lebard, psychiatre libéral parisien.
Certains psychiatres ont devancé les initiatives institutionnelles pour éviter d'être pris au dépourvu. Ceux qui travaillent en hôpital psychiatrique ont parfois un avantage : quand ils sont supervisés, ils peuvent être rapidement pris en charge et des réunions sont plus souvent organisées. En libéral, Anne Sénéquier a créé son propre réseau pour éviter la solitude, et a gardé contact avec des membres de sa promotion. Quand elle en ressent le besoin, elle se fait suivre par un collègue. Claude Gernez, quant à lui, participe à des groupes de travail. Mais pour Alain Meunier, le problème reste le même : "Le pire patron, c’est quand on est son propre patron. On ne veut pas spécialement s’arrêter avant de vivre un drame".
Quand le suicide d’un patient retentit sur la santé psychique de son médecin
Une enquête nationale présentée jeudi 23 janvier au Congrès de l’Encéphale à Paris démontre que près de 90% des psychiatres sondés vont vivre ou ont déjà vécu le suicide d’un de leurs patients. Un quart d’entre eux subit des troubles émotionnels par la suite. Pourtant, peu d’initiatives sont prises pour aider ceux qui nous écoutent.
Elle a vu son patient se défenestrer. Anne Sénéquier y pense encore après 40 ans de métier, et continue de "croiser les doigts" pour que cela n’arrive plus jamais. La psychiatre libérale parisienne n’est pas la seule à avoir enduré ce drame : une enquête nationale, diffusée lors du Congrès de l’Encéphale à Paris le jeudi 23 janvier dernier, révèle que sur 800 médecins sondés, près de 90% ont vécu ou vivront le suicide d’un de leurs patients au cours de leur carrière. Le constat n’est pas nouveau : plusieurs enquêtes ont déjà été publiées et témoignent des difficultés du travail des quelque 15.000 psychiatres en exercice. Pourtant, rien n’est réellement mis en place pour les aider à y faire face, alors que les patients peuvent aussi en pâtir lors de leur suivi.
Stress post-traumatique, burn-out, culpabilité…
Les chocs émotionnels sont divers et variés. Parmi ceux qui ont vécu le décès d’un patient, un quart déclare avoir subi un stress post-traumatique par la suite. Les médecins peuvent aussi bien prendre de la distance, que faire des cauchemars, ou sombrer dans un burn-out. Le docteur Alain Meunier a connu la dépression pendant plusieurs mois. "Deux de mes patients se sont donné la mort. J’étais proche de l’un d’entre eux. Je n’ai jamais réussi à faire le deuil… Je les ai toujours en tête", confie-t-il d’une voix serrée. D’autres, comme Xavier Lebard, s’en veulent encore aujourd’hui, même si des années se sont écoulées. Le psychiatre libéral pensait avoir la force d’y faire face, mais les doutes ont pris le dessus : "Je me demande encore si j’ai bien fait mon travail. Avec le recul, je sais que j’aurai pu faire les choses différemment pour deux des suicides. Même si certains ne sont pas prévisibles et peuvent se passer en un claquement de doigt, il y en a quand même qui peuvent être évités…"
Mais les confidences ne s’arrêtent pas là, et la douleur peut altérer le bon suivi des patients. Car 20% de ces psychiatres ayant été confrontés au suicide d'un de leurs patients ont aussi confessé une tendance à avoir la main plus lourde sur les obligations d’hospitalisation psychiatrique, quand d’autres délivrent plus rarement des autorisations de sorties, la crainte les en empêchant. Pourtant, "Il n’y a pas moins de risques si on interdit les sorties…", rationalise Jérémie Sinzelle. Plus radical encore, d’autres pensent à la reconversion professionnelle, sans forcément franchir le pas.
Le suicide pour se "délivrer"
Éprouvés, les médecins psychiatres sont en première ligne, car le suicide a souvent lieu au sein même de l'hôpital psychiatrique. Chaque année, en général, 9.000 personnes se donnent la mort. Environ 5% de ces suicides sont commis dans les établissements psychiatriques. Face à cette dure réalité, la profession déplore un manque de soutien, là où les psychiatres en ont pourtant le plus besoin. "Sur les 800 psychiatres sondés, 37% déclarent ne pas en avoir du tout", regrette le docteur Édouard Leaune. La moitié des sondés estime ne pas pouvoir se confier à leurs confrères.
Le sentiment de culpabilité lié à l'impossibilité de "sauver" leurs patients pousse parfois les psychiatre à commettre le pire. "Ils se sentent extrêmement responsables. Et devoir aussi annoncer les décès aux familles, c’est loin d’être évident", explique Edouard Leaune, auteur de l’enquête et psychiatre au Vinatier, l'hôpital psychiatrique de Bron, dans la région lyonnaise. Aujourd’hui, aucune donnée ne permet de connaître le nombre de psychiatres qui se suicident en France, à l’inverse des Américains qui sont plus au courant de ce qu’il se passe chez eux. Aux États-Unis, la psychiatrie est la première profession qui se donne le plus la mort. Sur 100.000 habitants, 28 à 40 psychiatres se tuent.
"Beaucoup ont du mal à prendre le risque de suggérer aux psychiatres une consultation." - Claude Gernez
Un métier "difficile"
Face à ce point aveugle, les psychiatres français dénoncent de plus en plus leurs conditions de travail. Dans une étude présentée en 2018 au même Congrès, les 820 médecins sondés ont déclaré travailler en moyenne 44 heures par semaine, pour 53 consultations. "C'est assez représentatif de l’état de la profession, estime le psychiatre David Gourion. La surcharge de travail et le poids de l’administration sont compliqués à vivre".
Mais les psychiatres dénoncent aussi un manque de reconnaissance, de considération. "La psychiatrie perd en visibilité, en éligibilité et en crédibilité. On n’a pas su se mettre en valeur dès le début", commente Xavier Lebard, psychiatre. De sorte que la profession connaît une crise des vocations. A partir des premières constatations de son enquête - toujours en cours - sur la souffrance au travail des psychiatres, Claude Gernez estime qu'"il y a de moins en moins de jeunes qui se lancent, et beaucoup de médecins partent à la retraite, car le métier perd en intérêt". Actuellement, le nombre de psychiatre oscille entre stagnation et légère hausse, mais le ministre de la Santé évaluait en 2009 une baisse de 8,1 % du nombre de psychiatres d'ici à 2030.
Aujourd’hui, rien n’oblige les psychiatres à consulter au cours de leur carrière. Ce n’était déjà pas le cas avant, "même si on le recommandait davantage à l’époque. Je ne sais pas pourquoi, mais je pense qu’on s’autorise plus de souplesse. Il doit y avoir moins de prévention car le personnel se dit que tout le monde a les compétences pour s’aider seul, grâce au travail que l’on fait", constate la psychiatre Anne Sénéquier. Pour Alain Meunier, les psychiatres n’ont plus le temps de s’armer efficacement contre les risques qu’ils encourent. "Au fil du temps, il y avait des voyages, des congrès et des réunions organisés et qui permettaient facilement d’en parler. Aujourd’hui, par manque de temps et de moyens financiers, tout a disparu. Du coup, au lieu de demander de l’aide, les médecins préfèrent se créer une bulle de bien-être, pensant que c’est plus efficace pour lâcher la pression".
Selon l’enquête d'Édouard Leaune, seulement "4% des exposés au suicide de leur patient déclarent avoir un suivi, soit près d’un psychiatre sur 25. Il faudrait aller vers des dispositifs plus institutionnels". Lancé depuis deux ans dans son étude sur la souffrance au travail des psychiatres, Claude Gernez a constaté la difficulté de récolter des informations sur ses confrères en difficulté, les dispositifs permettant d'établir facilement la communication avec eux étant trop rares.
Rompre l'isolement
Face à l'isolement au sein même de la profession, certains s'en remettent encore à la famille. "Même s’il faut tout de même prendre de la distance. On ne peut pas tout dire non plus, on est soumis au secret professionnel aussi", pointe Alain Meunier, psychiatre au centre de la dépression à Paris. Un problème de plus à gérer, qui conduit parfois les médecins à préférer ne plus communiquer du tout.
Selon Claude Gernez, le premier signe de mal-être détectable chez les psychiatres est l’isolement. "Mais beaucoup ont du mal à prendre le risque de leur suggérer une consultation", remarque-t-il. Car il faut encore que la personne en détresse psychologique accepte de se faire aider. Depuis le 1er janvier 2018, l’Ordre national des médecins a finalement mis en place un numéro unique pour les médecins en difficulté. "On ne peut pas les forcer non plus. C’est à la discrétion de chacun. Cela s’est déjà vu dans le métier, contraindre ne mène à rien, même si on le fait parfois lors d’hospitalisations forcées", se rend à l’évidence Xavier Lebard, psychiatre libéral parisien.
Certains psychiatres ont devancé les initiatives institutionnelles pour éviter d'être pris au dépourvu. Ceux qui travaillent en hôpital psychiatrique ont parfois un avantage : quand ils sont supervisés, ils peuvent être rapidement pris en charge et des réunions sont plus souvent organisées. En libéral, Anne Sénéquier a créé son propre réseau pour éviter la solitude, et a gardé contact avec des membres de sa promotion. Quand elle en ressent le besoin, elle se fait suivre par un collègue. Claude Gernez, quant à lui, participe à des groupes de travail. Mais pour Alain Meunier, le problème reste le même : "Le pire patron, c’est quand on est son propre patron. On ne veut pas spécialement s’arrêter avant de vivre un drame".
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Quand le suicide d’un patient retentit sur la santé psychique de son médecin
Congrès de l'Encéphale 2020 : 18e édition
18e édition du Congrès de l'Encéphale du 22 au 24 janvier 2020 au Palais des Congrès de Paris.
En savoir plus https://www.encephale.com/Congres/Congres-de-l-Encephale-2020
Zoom sur
Votre patient s'est suicidé : le vécu du psychiatre
Jeudi 23 Janvier 2020
14:45-15:45
Salle Maillot
Programme | Rencontres avec l'expert
Présidents : Emilie OLIÉ, Guillaume VAIVA
Experts : Raphaël ALLALI, Edouard LEAUNE, Jean-Yves ROTGÉ
La psychiatrie nous permet de vivre de nombreux moments de satisfaction, mais la pratique de notre spécialité peut aussi nous confronter à des évènements difficiles, tel le décès par suicide d’un(e) de nos patients. Pour mieux comprendre l’impact que peut avoir sur les psychiatres la confrontation à un tel évènement, le comité du Congrès de l’Encéphale vous a invité à participer à une vaste enquête sous la coordination scientifique des Drs Allali, Leaune et Rotgé.
L'enquete https://www.encephale.com/Actualites/2019/Enquete-l-impact-du-suicide-des-patients-sur-les-psychiatres
Les résultats seront communiqués lors de cette session spéciale.
1er post le 17/12/2019
L'Encephale online