Jean-Paul, bénévole à Suicide-Ecoute : « Après, je suis gonflé à bloc »
A 68 ans, Jean-Paul a le profil du grand-père idéal. La voix douce, le cheveu argenté, le sourire tendre. Ancien statisticien à la retraite, Jean-Paul est d’ailleurs époux, père, grand-père. Et, une fois par semaine, bénévole à Suicide-Ecoute.
Il m’accueille en ce début d’après-midi dans le local de l’association, à Paris, où il officie depuis un an. Quatre heures par semaine, il est au bout du fil. Le local est spacieux, une grande table trône au milieu, mais j’ai beau fouiller la pièce du regard, pas de téléphone en vue :
« Le téléphone se trouve dans un petit local à côté, avec seulement un Velux au plafond, à l’abri de tout. Ça permet de bien se concentrer sur l’appelant. »Un seul téléphone, donc. Une soixantaine de bénévoles se relaient pour prêter leur oreille aux appelants. La ligne est ouverte 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. « Il y a toujours un écoutant », confirme Jean-Paul.
Un deuxième poste existe, dans une pièce voisine, et l’association essaie d’ouvrir cette ligne supplémentaire le plus souvent possible. Mais cela reste rare, faute de volontaires disponibles.
Comment devient-on « écoutant » ?
Chez Suicide-Ecoute, le recrutement est strict. Il s’agit d’entretiens, puis d’une formation, qui suit deux axes principaux : des « doubles écoutes », où les « nouveaux » accompagnent des bénévoles confirmés. Ensuite, ils commencent à prendre eux-mêmes des appels, mais toujours accompagnés. Puis un échange a lieu pour relever les erreurs et les points à améliorer.
Le deuxième axe consiste en une formation avec un psychiatre, soit quatre séances de deux heures, qui ont lieu en petits groupes. Le psychiatre rappelle les règles et la déontologie de l’association, la façon de conduire les entretiens, les « pièges » dans lesquels ne pas tomber.
Une position particulière
L’association a par ailleurs un positionnement, et des règles strictes concernant le rôle de l’« écoutant » :
- Il ne peut pas donner de conseils :
« Ici, on pense que les gens qui ont la tentation du suicide ont besoin d’une oreille qui peut leur permettre d’exprimer leur mal-être, de freiner leur geste. On doit intervenir le moins possible.
Certains appelants sont très silencieux. Il faut à la fois ne pas être intrusif, et à la fois essayer de les faire davantage s’exprimer. Cela dit, la plupart des appelants parlent, beaucoup.
Certains nous questionnent : “ Qu’est-ce que je dois faire ?”. On ne répond jamais à ce genre de questions, sans leur dire brutalement, mais on s’arrange pour leur dire : “ C’est votre vie, quelles sont les alternatives ?”
On ne se prend pas pour des psys. Moi, je n’ai pas de formation de psychologue. La plupart de mes collègues non plus. Et puis avec nous, il n’y a pas de suivi. On sait que la personne, on l’a pour vingt minutes, une heure, mais ce qu’elle deviendra, on ne le sait pas. »
- Il doit conserver l’anonymat, à la fois de la personne qui appelle et de celle qui répond :
« Il y a quelques appelants réguliers. Même si les horaires de nos permanences varient, il arrive qu’on retrouve des personnes. Mais on est jamais tout à fait sûr, parce que c’est anonyme.Et ça ne lui pique jamais la curiosité, de savoir qui est au bout du fil ?
On ne voit pas le numéro qui appelle. On ne cherche pas à savoir qui est au bout du fil. Certaines personnes cherchent à se dévoiler, mais il n’est pas question de noter quoi que ce soit, d’essayer de retenir ces informations. »
« Non, on nous martèle tellement que le principe d’anonymat est essentiel... Et puis on prend vite conscience de son intérêt : les personnes qui appellent se sentent complètement libres de leur parole. Cela arrive que l’on me dise : “Vous savez, ce que je vous dit là, je ne l’ai jamais dit à personne, même pas à mon psy...”
En revanche, certains appelants plus réguliers quelquefois disent nous reconnaître : “Oh ! Je vous ai déjà eu !” Il y a de fortes chances qu’ils reconnaissent notre voix. Dans ces cas-là on reste évasifs, ou si vraiment ils insistent, on leur demande : “Est-ce que c’est important pour vous ?” »
- Il n’y a pas de règles en matière de temps :
- Il ne peut pas raccrocher le premier, mais laisser l’appelant raccrocher.
- Il doit être apolitique, areligieux.
Et malgré la formation, la réaction la plus appropriée n’est pas toujours facile à trouver :
« Je me souviens d’un appel qui m’a beaucoup touché : une femme qui me disait que ce qu’elle voulait, c’était tuer des enfants. C’était une femme assez âgée, une ancienne enseignante. Dans ce genre de cas, c’est difficile de réagir. J’ai essayé de la faire parler, de lui demander ce que ça lui apporterait, depuis quand elle avait ces envies.Des appels qui l’ont marqué, Jean-Paul en a eu des tonnes. Tous différents, mais avec un point commun :
En la faisant parler, elle m’a dit qu’elle n’avait pas d’armes [Jean-Paul soupire]. J’étais soulagé. On entend des choses horribles mais on n’a pas à réagir si quelqu’un a des idées extrêmes, on n’est pas dans le jugement moral, on ne peut pas dire : “ Ben non ! Vous pouvez pas faire ça !”
On a souvent des gens qui parlent d’un conflit dans leur famille, des gens qui veulent se venger. »
« La constante, c’est que les gens qui nous appellent sont des gens très solitaires, en grande difficulté sociale, très seuls. [...] Une personne m’a dit qu’elle avait tous les numéros de SOS Amitié [un autre service d’écoute qui dispose de plusieurs numéros, ndlr]. Il y a des gens qui font toutes les associations, signe qu’ils ont vraiment besoin de parler. »« On prend les appelants tels qu’ils sont »
L’accent est donc mis sur l’écoute avant tout : il y a beaucoup d’appels où le mot « suicide » n’est même pas prononcé.
Pourtant, une fois, Jean-Paul a cru se retrouver face à un suicide en direct. L’homme au bout du fil lui a dit qu’il avait la tête dans un sac en plastique, avant de lui demander « de l’accompagner » vers la mort. Jean-Paul a fini par découvrir qu’il s’agissait d’un « habitué », qui appelait régulièrement en se mettant en scène :
« Au départ, j’ai essayé de lui parler pour qu’il me parle plutôt de ses problèmes, mais il a insisté jusqu’au bout. J’avais un doute sur la sincérité de cette personne. On ne sait jamais vraiment. On prend les appelants tels qu’ils sont, sans savoir s’ils sont sincères. Dans le doute, moi, j’ai vraiment joué le jeu, je me suis persuadé que c’était un vrai suicide en direct. »S’est-il senti floué ? « De toutes façons, ce doit être quelqu’un qui ne va pas très bien », conclut-il. C’est la seule expérience de ce type pour Jean-Paul, bien qu’un vrai suicide en direct soit déjà arrivé à certains de ses collègues.
Et c’est d’ailleurs le seul moment où l’écoutant peut proposer de déroger au principe d’anonymat, en demandant à la personne si elle souhaite appeler les secours. Dans ce cas, elle doit décliner son adresse :
« Mais si elle refusait, on ne pourrait pas le faire pour elle. A Suicide-Ecoute, on voudrait, bien entendu, qu’il y ait le moins possible de suicides. 10 000 par an en France, c’est beaucoup trop. Mais on respecte ce choix. »La crainte d’être maladroit
Une décision difficile que de se confronter à la douleur du monde quelques heures par semaine ?
« J’avoue que quand j’ai commencé ici, je pensais que ça allait être difficile. Je me demande si ce n’est pas ça que je cherchais un peu : de faire quelque chose de difficile. »Pour suivre ces bénévoles, parfois confrontés à des appels qui déboussolent, d’une détresse aigüe, l’association organise des réunions de suivi. Après un repas ensemble, un psychologue s’invite à la table. Les bénévoles racontent les conversations qui les ont marqués, les doutes qui les ont traversés. Les erreurs qu’ils auraient pu faire, aussi.
Le psychologue les conseille, et les rassure aussi. Ce que la plupart des bénévoles craignent le plus, c’est d’avoir été maladroits.
Questions/réponses
- Quel est votre contrat ?
- Quels sont vos horaires ?
- A quel moment vous débarrassez-vous de votre tenue de travail ?
- Votre travail vous demande-t-il un effort physique ?
- Votre travail vous demande-t-il un effort mental ?
Là où ça me fait mal, c’est quand je sens qu’il y a des enfants en jeu. Une femme qui appelle, j’entends un gosse pleurer, ça m’est déjà arrivé. On sent que la mère va très mal, on sait que c’est vraiment un tout petit enfant. Voilà le genre d’appel qui me touche et auquel je vais penser plus longuement.
Et puis lors des réunions avec le psychologue, je suis amené à y repenser.
- Avez-vous l’impression de bien faire votre travail ?
- Si vous deviez mettre une note à votre travail, sur 20, quelle serait-elle ?