« Prendre en soin » la souffrance de l’autre
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"À la mesure et au rythme des évolutions propres à la personne, en
toute lucidité et de manière cohérente, la préoccupation consiste à
reconnaître et à maintenir les capacités qui demeurent, les facultés
qui, en dépit de leur progressive atténuation ou mieux de leur
transformation, rendent encore possibles une évolution, un projet, aussi
limitatifs soient-ils."
Par :
Emmanuel
Hirsch,
Directeur de l’Espace éthique de la région Ile-de-France,
professeur d’éthique médicale, université Paris-Sud /Paris-Saclay
| Publié le : 20 juin 2017
La
thématique de la souffrance sera abordée lors de l'Université d'été de
l'Espace éthique/Maladies neurodégénératives, les 11 et 12 septembre
2017 à Lyon. En savoir plus.
L’ampleur des défis qu’il convient de mieux comprendre
« Les niveaux de douleur sont multiples. Elle peut être totalement envahissante et transformer l’homme en quelque chose qui n’a plus de parole, qui n’est plus tout à fait humain. Le malade semble perdre son corps, il ne sait même plus où il a mal. Laisser un malade à “sa” douleur, c’est le comble de l’incompréhension du soignant. La parole compte, mais elle est délicate, il faut apporter des explications qui n’amplifient pas l’angoisse… Et puis aussi, il faut savoir recevoir des questions qui sont de vraies énigmes[1]. »« Quelque chose qui n’a plus de parole, qui n’est plus tout à fait humain. » N’est-ce pas à une vulnérabilité extrême, à une énigme que nous exposent les expressions de la souffrance ? Au point d’en devenir incompréhensible, illisible, indicible, incommunicable, insupportable, et de nous confronter trop souvent à l’incapacité de l’apaiser ?
Je l’ai constaté à la lecture des remarquables témoignages qui ont été présentés au cours du colloque « La souffrance dans les MND [2]» et dont j’ai repris quelques fragments en bas de page, une maladie neuro-évolutive (MNE) est souffrance dès lors qu’elle peut affecter les capacités d’autodétermination de la personne, le rapport à sa propre identité ainsi que les conditions de ses relations à l’autre et avec son environnement social.
Je me permettrai de poser quelques constats qui posent, en des expériences différentes, la diversité des contextes d’expression d’une souffrance qui, à un certain stade, est éprouvée comme « totale ».
Les limites de l’efficacité des traitements actuellement disponibles (même si des progressions sont observées dans ce domaine s’agissant de l’évolutivité de la maladie ou de l’atténuation des symptômes), font de l’annonce de la maladie une sentence difficilement supportable pour la personne ainsi que ses proches. Le projet de vie semble d’emblée soumis aux aléas de circonstances peu maîtrisables. Le parcours de soin, lui aussi, procède de dispositifs perçus comme incertains et complexes, ramenés dans trop de cas au dédale de procédures qui peuvent ne pas être adaptées aux besoins immédiats. Certaines formes de maladies exposent aux situations de crises et de ruptures qu’il est difficile d’anticiper et d’accompagner de manière cohérente et continue.
La fragilisation des repères identitaires et temporels génère chez la personne malade une forme singulière d’inquiétude et/ou de honte sociale au regard de la perspective d’un déclin possible des capacités, et de ce qu’elle donne à voir alors qu’elle souhaiterait tant ne pas s’exposer à cet affront supplémentaire.
Ces maladies sollicitent l’implication et la responsabilisation des proches d’une façon particulièrement intense dès les premiers symptômes et l’annonce du diagnostic. Les sentiments de négligence, d’abandon et de désespérance qu’ils éprouvent, eux-aussi, conduit parfois à des situations dramatiques de renoncements, de précarisation, voire à des cas tragiques de rupture, parfois même de maltraitance.
Comment préserver un rapport à la vie face au cumul de deuils, de renoncements et de pertes qui affectent la personne malade et ses proches, bien souvent dans un contexte social fait d’incompréhension et de relégation[3] ?
Comment maintenir une relation, dès lors que les conditions mêmes de l’échange s’étiolent au point de se détourner de la parole et de renoncer à l’usage des mots pour tenter de dire ce qui ne sera plus compris ? Comment, pour un proche, accepter, dans l’impuissance à faire encore comprendre son amour et sa considération, l’incapacité d’épargner la personne de ce qui affecte son humanité même ?
Les représentations sociales de ces pathologies en ce qu’elles font apparaître de la personne, contribuent pour beaucoup à l’isolement, au repli sur soi et à l’exclusion, aux discriminations mais également au sentiment de perte de dignité. Le modèle prôné de l’autonomisme, dans un contexte sociétal où l’individualisme et les performances personnelles sont valorisés, s’ajoute à l’expérience d’une disqualification éprouvée comme une « seconde peine » par ceux qui vivent une vulnérabilité d’autant plus accablante qu’elle accentue parfois leurs dépendances. Les répercussions sur les proches se caractérisent alors avec la sensation d’un envahissement de l’espace privé par une maladie qui contribue parfois à dénaturer les rapports interindividuels, à déstructurer l’équilibre familial, à précariser, ne serait-ce que du fait de réponses insuffisantes en termes de suivi au domicile ou d’accueil en structures de répit ou en établissement. C’est dire l’ampleur des défis qu’il convient de mieux comprendre dès lors qu’il s’agit de « prendre en soin » la souffrance de l’autre.
Gestes et mots de la consolation
Au-delà de ces quelques considérations générales, abordons des réalités pratiques : celles d’un quotidien entravé par toute sorte de contraintes qui génèrent des souffrances à en devenir insupportables. Car en fait, plutôt que de déplorer cette montée en puissance de souffrances qui s’ajoutent aux peurs et aux détresses suscitées par la maladie, il conviendrait de mieux identifier leurs causalités et d’intervenir « à la racine du mal ».Ces maladies qui affectent le cerveau se caractérisent par une forme singulière de chronicité qui doit être prise en considération dans les dispositifs de notre système de santé et tout autant dans nos choix politiques. Certaines questions s’imposent à nous. Comment penser un parcours de soins tenant compte des besoins des personnes malades et de leurs proches, suffisamment adapté et réactif pour répondre à des situations évolutives et parfois urgentes ? Comment, dans ce contexte, faciliter la vie à domicile des personnes dans un contexte humain et social bienveillant ? Qu’en est-il de la poursuite d’une activité professionnelle, d’un projet de vie lorsque les premiers signes de la maladie se manifestent chez des personnes jeunes ? Par quels dispositifs maintenir la continuité de soutiens professionnels indispensables, en phase évoluée de la maladie, sans que le coût financier imparti aux familles accentue l’injustice ou incite à renoncer aux soins ? De quelle manière recourir aux nouvelles technologies susceptibles de compenser une progressive perte d’autonomie, de préserver une qualité de vie et de maintenir la personne dans un cadre de vie adapté à ses choix ainsi qu’à ses possibilités ?
Plus encore que les autres maladies chroniques, les MNE doivent mobiliser la capacité d’une société à créer des solidarités, appelant ainsi à une approche du soin moins strictement médicale et curative que préventive, accompagnatrice et en mesure de préserver une qualité d’existence. La continuité des liens sociaux dans un contexte où la maladie peut affecter les facultés relationnelles de la personne, constitue un aspect majeur de l’attention que l’on doit à l’autre.
Il convient alors d’être vigilant à l’égard d’autres formes plus insidieuses de la souffrance ressentie par la personne vulnérable dans la maladie. Le cumul d’indifférences, de négligences, de mépris et d’indignités apparaît d’autant plus intense que l’on se trouve en situation de dépendance, de fragilité. La souffrance provoquée par le sentiment de perte de considération et de disqualification devient insupportable, au point, parfois, d’avoir pour envie de renoncer à poursuivre ce combat à mains nues.
Dans la relation tellement spécifique qui se construit jour après jour à travers le compagnonnage qu’est la relation de soin, les valeurs qu’il importe de préserver relèvent pour beaucoup de la qualité du rapport tissé avec la personne, de cette alliance complexe et évolutive qui ne peut jamais se satisfaire de considérations seulement théoriques. À la mesure et au rythme des évolutions propres à la personne, en toute lucidité et de manière cohérente, la préoccupation consiste à reconnaître et à maintenir les capacités qui demeurent, les facultés qui, en dépit de leur progressive atténuation ou mieux de leur transformation, rendent encore possibles une évolution, un projet, aussi limitatifs soient-ils.
Le philosophe Emmanuel Levinas me confiait : « la souffrance, c’est quand la synthèse n’est plus possible[4] ». L’évolutivité d’une maladie risque parfois d’affecter la cohérence d’un projet, d’une attention, voire d’une intention ; une certaine forme d’unicité indispensable à une projection vers l’avenir. Cette diminution de la faculté d’initiative, soumet sans n’y pouvoir plus rien à une perte de maîtrise, à une forme de renoncement à soi. C’est ainsi que s’incruste le sentiment de dépendance, cette sensation d’être « à la merci » de tout[5]. Il s’agit, pour reprendre les catégories développées par Emmanuel Levinas, de l’« enfermement » même. Le philosophe estime que le soignant est celui qui perçoit, comprend et accueille la plainte de l’autre – il en répond, lui conférant ainsi une reconnaissance, une certaine « ouverture ». Comment permettre l’ouverture, le franchissement de l’obstacle qu’est cette souffrance altérant le goût de vivre comme un poison qui s’insinue et dénature ce qui jusqu’alors était le plus précieux ?
Nous touchons là au plus profond d’une expérience intime, énigmatique, quasi mystérieuse. L’essentiel échappe, ce qui limite nos facultés de concevoir une réponse appropriée, cohérente, ajustée à une demande que l’on ne parvient que difficilement à cerner tant elle est ample et complexe. Notre présence doit se maintenir à hauteur de ces défis, y compris alors que l’on ne sait au juste comment et où se situer, de quelle manière intervenir avec justesse et respect si ce n’est en trouvant les gestes et les mots de la consolation ?
Certes la maladie neuro-évolutive expose à des énigmes et à des effrois qui, du fait d’incidences possibles sur l’autonomie, la faculté d’agir et de penser, de contrôler parfois ses comportements, accablent de tourments, d’incertitudes et de peurs diffuses qui avivent le sentiment de souffrir. « Je ne suis plus que souffrance » me confiait une personne ne trouvant plus d’issue à une maladie qui « s’obstinait à l’emmurer en elle-même et à la trahir ». Certains osent pourtant évoquer, comme à contre-courant, une expérience philosophique et spirituelle de leur confrontation à la souffrance, l’acquisition d’une sagesse et d’une maîtrise de soi, d’une capacité de dépassement et d’engagement[6]. C’est ainsi qu’ils défient la souffrance, et déjouent ses menaces lancinantes.
Ce dont témoigne cependant, avant toute autre considération, la personne malade dans l’expression de sa souffrance, c’est d’un besoin d’écoute, de réceptivité, d’apaisement et de sollicitude. Il convient de donner audience à cette parole, voire à cette plainte, la « prendre au sérieux » nous dit-on, et comprendre l’appel comme un message qui nous est adressé. Il s’agit d’emblée d’une responsabilité dont nous sommes comptables. La personne a besoin de savoir qu’elle peut se reposer sur l’un d’entre nous, s’en remettre à lui, et doit avoir la confirmation que ce qu’elle vit nous importe : nous considérons sa cause comme essentielle au cœur de nos engagements. Il convient certes de mettre en œuvre un soin soucieux du bien-être de la personne et donc d’une exigence de care respectueuse de son intégrité. Mais nos responsabilités en ce domaine concernent tout autant la préoccupation politique que l’on accorde aux besoins concrets de la personne malade et de ses proches dans son quotidien. Notre visée est de leur permettre de « vivre avec la maladie » selon leurs choix, reconnus dans leurs préférences et leur droits, et ainsi réhabilités dans une dignité et une confiance restaurées, qui ne leurs sont pas discutées[7]. C’est ainsi qu’ils peuvent être en capacité de faire face à la souffrance, et cela d’autant plus que notre vigilance et notre mobilisation leurs permettent d’être épargnées de souffrances indues. Celles que génèrent l’insuffisance de nos dispositifs et plus encore les représentations socio-culturelles insultantes et péjoratives des maladies neuro-évolutives. Ne convient-il pas à cet égard d’apprendre à oublier l’usage de la nomination « maladie neuro-dégénératives » ? La personne malade doit être reconnue et estimée dans la permanence de ce qu’elle est, en son humaine vérité, indemne de la maladie. C’est ainsi également que lui sont épargnées les « souffrances inutiles », selon la juste expression d’Emmanuel Levinas.
« Mal nommer un objet c’est ajouter au malheur de ce monde, car le mensonge est justement la grande misère humaine, c’est pourquoi la grande tâche humaine correspondante sera de ne pas servir le mensonge.[8] »
[1] Témoignage d’une infirmière.
[2] Colloque organisé par AVIESAN et le PMND, le 13 juin 2017 à Paris.
[3] Témoignage : « Il a fallu faire le deuil de notre vie passée et de l'homme que j'ai connu. »
[4] Emmanuel Levinas, in Emmanuel Hirsch, Médecine et éthique. Le devoir d’humanité, Paris, Cerf, 1990.
[5]
Témoignage de Jean-Paul Wagner : « Tout d’abord, tout semble pouvoir
être atteint. La souffrance frappe là où elle veut, généralement dans la
partie du corps la plus faible, donc là où elle aura le plus de chance
d’effectuer des ravages. »
[6]
Témoignage : « Mais il y a aussi une vie après, cette souffrance m’a
ouvert de nouveaux chemins que je n’aurais pas pris sans cette maladie.
J’ai fait en sorte de transformer cette souffrance en quelque chose
d’utile. Mon engagement auprès de France Alzheimer n’est pas destiné à
m’occuper mais à transmettre mon expérience et à aider à mon tour. »
[7]
Témoignage : Ma souffrance aujourd’hui, elle est diffuse, elle englobe
tellement de choses, de l’incompréhension des autres, au manque de
soutien des proches, en passant par la solitude, je voudrais juste être
une jeune femme, maman, compagne comme les autres. »
[8] Albert Camus, « Sur une philosophie de l’expression », compte rendu de l’ouvrage de Brice Parain, Recherches sur la nature et la fonction du langage, in Poésie 44, n° 17. Paris, Gallimard, 1944.