Guillaume Vénétitay Monde Science & santé
Française pendant près de trois siècles,
cette enclave paisible, parfois décrite comme un paradis, voit son taux
de suicide rivaliser avec celui de la Corée du nord. Sa société est
tiraillée entre tradition et modernité.
Elle bute toujours sur quelques mots. Un an après, Priyal* raconte difficilement l’histoire, survenue dans la chaleur et la torpeur de l’été. «Je suis rentrée dans sa chambre. Vishal* s’était pendu.» Son fils, 17 ans, avait reçu deux jours plus tôt des résultats d’examens. Plusieurs étaient mauvais. Il n’a pas supporté.A Pondichéry, son cas est tristement banal. Le taux de suicide du territoire reste, pour la troisième année consécutive, le plus élevé de l’Inde. Il atteint 35,6 pour 100.000 habitants, selon les derniers chiffres du National Crime Records Bureau (NCRB) datés de 2013, quand la moyenne nationale est de 11 (21,1 d’après l’OMS, qui utilise un mode de calcul différent). Si on pousse la comparaison avec des pays, le chiffre approche des records mondiaux, puisque seuls le Guyana (ex-Guyane anglaise) et la Corée du nord affichent des taux plus élevés.
Pondichéry garde pourtant une seule étiquette en Inde et en France. Celle d’une enclave paisible, devenue une destination touristique de premier plan grâce, entre autres, à ses vestiges de l’histoire coloniale. Le territoire a été un comptoir français entre 1673 et 1954, date de restitution à l’Inde, devenue indépendante en 1947.
La «ville blanche» conserve ainsi des traces fascinantes: immenses villas colorées, noms des rues en français, un calme ahurissant, le képi des policiers, le lycée français... «Mais ça, c’est une toute petite partie. Beaucoup idéalisent Pondichéry. Ce n'est pas le paradis que l'on décrit», conteste Revathy, une étudiante. Le reste de la ville est profondément indien. Bouillonnant, sale, rutilant.
En ce sens, Pondichéry n’échappe pas aux caractéristiques typiques du suicide en Inde, le pays où les 15-29 ans se donnent le plus la mort, selon l’OMS. Si les statistiques indiquent que les «problèmes familiaux» sont responsables de 57,5% des suicides dans l'ancien comptoir français, la réalité est plus nuancée, d'autant que la catégorie est très fourre-tout. «Le suicide est un mélange complexe de plusieurs causes, psychiques et sociales», rappelle Ravi Rajkumar, professeur au département de psychiatrie de l’institut Jipmer. A l’instar d’un patient à risque, Pondichéry cumule des facteurs, tant nationaux que locaux.
«Les établissements veulent les meilleurs élèves»
L’exemple du jeune Vishal symbolise la pression considérable sur la réussite scolaire en Inde, la croyance dans les diplômes étant très profonde. Elle s’observe d’abord dans la rue. Mi-mai, à Pondichéry, l’école le Petit Séminaire a placardé, à côté de son portail, une affiche géante avec les résultats et photos de ses meilleurs élèves. D’autres instituts se vantent en se payant des pages entières dans les quotidiens.
L'éducation est un facteur de risque, si l’on exclut les formations les plus prestigieuses qui débouchent directement sur une carrière
Roger Establet, sociologue«La pression est forte de la part des établissements, qui veulent les meilleurs élèves, et aussi des familles par leur exigence de réussite», indique Kasi Kumar, psychologue. Les parents dépensent des sommes vertigineuses pour la scolarité des jeunes, avec notamment beaucoup de cours particuliers. Le marché de l’éducation privée en Inde pourrait atteindre 115 milliards de dollars en 2018.
Et pour les moins bons, il reste le poids de l’échec. La stigmatisation. Plusieurs suicides de lycéens ont été notés après les résultats du mois dernier. Comme chaque été. Dans les coursives silencieuses de l'Université de Pondichéry, une histoire, datant de quelques années, revient souvent. Celle d'une jeune étudiante qui termine huitième à ses examens. Des bonnes notes. Insuffisant pour elle, qui se donne la mort. «Les données sur le suicide et l’éducation suggèrent [...] que l’éducation est un facteur de risque, si l’on exclut les formations les plus prestigieuses qui débouchent directement sur une carrière», résume le sociologue français Roger Establet dans Le Suicide en Inde au début du XXIe siècle.
«Perte de repères»
Les sociologues invoquent Durkheim et sa notion clé. Dans une Inde tiraillée entre traditions patriarcales et mondialisation en accélérée, «de nombreux suicides résultent de la perte de repères et donc d'anomie», selon B.B. Mohanty, professeur au département de sociologie de l’Université de Pondichéry. L’ancien comptoir français est d’ailleurs un bel exemple de cette situation. «On est dans une aire semi-urbaine [1,2 million d’habitants, ndlr], entre le côté tranquille de la campagne et la poussée des grandes villes. Bangalore [considérée comme la "Silicon valley indienne"] a connu une même étape de développement il y a quelques années. Et avait aussi un taux de suicide énorme», souligne Ravi Rajkumar.Les Etats du sud de l’Inde, plus développés, comme le Tamil Nadu, le Kerala et donc le territoire de Pondichéry, ont ainsi les taux de suicide les plus élevés depuis de longues années. La transition et la digestion de ces mutations prend du temps. «On est en train de basculer dans une autre société. Ce n’est pas encore complètement fait», philosophe Revathy. L’étudiante, assise au milieu d’une cour paisible de la fac, complète: «Mais pour l’instant, elle reste toujours très inégalitaire envers les femmes.»
Ce n’est pas un scoop: les Indiennes sont victimes de nombreuses violences et discriminations. «Et c’est partout. A l’école, au travail. Puis, il y a la pression autour du mariage. Si la famille n’a pas assez d’argent pour payer la dot, cela peut mener à un suicide», poursuit la jeune femme de 22 ans. Alors que les hommes se suicident beaucoup plus que les femmes en Occident, «l’écart entre les taux masculins et féminins est très faible [en Inde], fluctuant de 1968 à 2008 entre 1,4 et 1,6», écrit Roger Establet. Pondichéry n’échappe pas à cette tendance, même si les femmes restent moins touchées que dans d’autres Etats.
L’alcoolisme est un véritable problème ici Susan Solomon, psychiatre à l’institut médical de Pondichéry
A côté de Revathy, un ami à elle, Vimal, prend ses airs de gros durs. «Pondichéry est connu pour une chose dans toute l’Inde: l’alcool.» Il n’a pas tort. Se poivrer est très simple, avec des magasins spécialisés à chaque coin de rue et des taxes quasi nulles. Il n’est pas rare de voir des types tituber. Et pour tous, c'est une des causes de l’effrayant taux de suicide de Pondichéry. Dans les zones à l’écart du centre-ville, plus rurales, 42% des hommes de plus de 25 ans sont accros.
«L’alcoolisme est un véritable problème ici. Une majorité de ceux qui survivent à une tentative de suicide nous révèlent être dépendants», affirme Susan Solomon, psychiatre à l’institut médical de Pondichéry (Pims). Elle et ses confrères évaluent à environ 1/3 les suicides «conclus» sous l’influence de l’alcool. «Une situation d’alcoolisme est nocive aussi pour la famille, encore plus en cas de violence. Il y a des cas de suicide parce qu’un proche était alcoolique», ajoute Ravi Rajkumar.
«Ils n'expriment pas leurs sentiments»
Au-delà d’une simple opposition «ville blanche/ville noire», Pondichéry possède d’autres contradictions. Des jeunes viennent de tout le pays pour leurs études supérieures, réputées pour leur qualité. Problème: l’économie n’est pas celle d’une mégalopole et il n’y a pas assez de jobs pour les dizaines de milliers d’étudiants qui sortent diplômés chaque année. «On n’a pas de données exactes sur le chômage, mais on estime qu’il est plus élevé que la moyenne nationale, vu notre statut de Territoire, avec beaucoup d’emplois publics», indique un professeur du département d’économie de l’Université de Pondichéry.«Ce n’est pas ici que je trouverai du travail. Et les postes ne sont pas forcément attractifs financièrement. Les salaires passent souvent sous la barre des 10.000 roupies [environ 140 euros, ndlr]. Pour un même poste, on sera mieux payé dans une grande ville comme Chennai ou Bangalore», souffle Divya, 21 ans. Le projet de smart city, auquel la France contribuera, pourra-t-il changer la donne? «Il y a plus de concurrence aujourd’hui. Je sais que j’aurai dix fois plus de mal à trouver un travail que mon père», pense Akshaya, 17 ans, résumant le sentiment général. Et ceux qui restent à l’écart du marché de l’emploi peuvent vite entrer en dépression.
Ces soucis économiques ou personnels, les Pondichériens n’en parlent pas. Un trait de caractère bien ancré dans le sud du pays, et encore plus intense dans l’ancien comptoir. «A Pondichéry, les gens paraissent moins stressés et moins agressifs que dans le reste du pays. Mais ça ne veut pas dire que tout va bien pour eux! Ils n’expriment pas leurs sentiments et négligent donc leurs intérêts», estime le psychiatre Ravi Rajkumar.
Le jeune Akshaya, élève à l’Ashram Sri Aurobindo, pousse le raisonnement plus loin. «Entre parents et enfants, il y a peu de dialogue. Les jeunes parlent peu de leur vie personnelle, de leurs problèmes avec eux. Et même avec leurs amis. Il y a beaucoup de tabous», assène-t-il. Les colères et les frustrations restent à l’intérieur. Elles se retournent contre l’individu lui-même, ce qui favorise les dépressions et suicides, selon les médecins.
Et lorsque certains prennent la décision de se confier, il n’y a pas grand monde vers qui se tourner. Il n’y a qu’une seule helpline à Pondicherry: Maitreyi, perdue dans les dédales de la «ville noire», au-dessus d’un magasin de saris. «On fonctionne seulement les après-midi, on est vingt bénévoles. Deux par après-midi», déclare le psychologue Kasi Kumar, également membre de l’association.
Timides solutions
Selon lui, un manque familial s’ajoute à ce manque de structures. La notion même de communauté a faibli. «La famille nucléaire devient la norme. Avant, on vivait plus sur le modèle des joint families. Il y avait plus d’anciens, qui pouvaient guider les jeunes, être des relais», argumente-t-il, s’appuyant sur les chiffres: le territoire de Pondichéry est l’un des endroits où la taille de la famille est la plus réduite et où l’on compte le plus faible nombre d’adultes par foyer.
Les autorités ont toujours considéré que le suicide est un problème individuel et non social
Kasi Kumar, psychologueFace à ces chiffres et cette situation alarmante, les solutions arrivent timidement. Dans l’Etat du Tamil Nadu, entourant Pondichéry, les relais sont plus forts et les ONG locales expérimentent. Pour contrer l’empoisonnement, premier moyen par lequel on se donne la mort en Inde, les pesticides sont stockés dans des casiers fermés à clé dans certaines zones rurales. Personne ne peut y accéder hormis les agriculteurs. Le nombre de suicides a ensuite baissé sensiblement.
La cour de Madras a ordonné en octobre dernier la formation de comités d’experts afin de répondre au taux de suicide élevé des étudiants à Pondichéry. Depuis plusieurs années, le gouvernement local subventionne des études conduites par les médecins et les chercheurs de la ville. La tâche reste colossale.
«On estime que le taux de suicide est sous-reporté. Les études montrent qu’il y en aurait sept fois plus, en moyenne, ici comme ailleurs», explique la psychiatre Susan Solomon. Pour une raison simple: tenter de se suicider est un crime en Inde. Avec son lot de stigmatisations, en plus de possibles conséquences judiciaires. Le gouvernement central a annoncé la suppression de cette disposition. Un premier pas modeste mais indispensable.