Le suicide dans le champ du grand handicap
de Lucas Bemben, Psychologue clinicien
de Lucas Bemben, Psychologue clinicien
(Qu'infosuicide.org remercie pour ce texte de réflexions engagées et pertinentes!)
3/07/2014
3/07/2014
Le suicide est un sujet particulièrement sensible au sein des établissements dans lesquels vivent des personnes en situation de grand handicap. Souvent frappée de tabou, l’expression suicidaire de ces sujets (aux grandes limitations motrices et mentales) est pourtant une réalité qu’il conviendrait de penser.
Accompagner l’être dans le cheminement de son existence suppose, en effet, d’être en mesure d’entendre sa souffrance malgré l’absence de langage qu’induit le handicap mental profond.
En premier lieu, il parait intéressant de s’intéresser aux raisons possibles de ce tabou particulier. Outre les réflexions classiques concernant le suicide et sa difficulté de représentation ; une forme particulière de déni semble exister quant à l’expression d’une volonté de mort chez le sujet poly ou plurihandicapé. L’expérience clinique institutionnelle peut nous aider à penser ce déni comme une intrication particulièrement complexe, associant idéologie soignante et altération de spécularité.
En ce qui concerne l’idéologie, il est frappant de constater que l’expression suicidaire du sujet est bien souvent ignorée en raison du cadre de pensée institutionnel. En effet, l’épistémè dominante à l’aube du 21ème siècle, dans ces établissements, est celle d’une préservation optimale de la vie. Chaque action soignante comporte l’intention éthique d’offrir les meilleures conditions d’existence possibles. N’est-il pas difficile, dans cette situation, de percevoir la volonté de mort d’un sujet, alors même qu’il est essentiellement perçu comme porteur d’un élan vital à accompagner au mieux ?
La mort comme anéantissement de l’être, au sein d’une structure cherchant à stimuler tous les processus de la vie, est un paradoxe qui n’est pas sans conséquence sur le regard professionnel.
Au même titre qu’il est impossible de regarder l’avers et le revers d’une pièce simultanément, se focaliser sur la pulsion de vie peut induire une cécité à l’expression, parfois discrète, d’une pulsion de mort chez le sujet qui ne peut l’acter ou la dire de la même manière qu’une personne valide.
Cela nous amène à une autre particularité du champ professionnel spécialisé dans le grand handicap : l’altération de spécularité. Le handicap, dans ses stigmates corporels et ses conséquences sur l’intellection, peut prêter à une certaine fragilité d’identification. S’identifier, c’est aussi reconnaître en soi ce que nous avons de semblable à l’Autre. Quand cet Autre a une morphologie atypique ou ne peut saisir le langage, il peut se produire une diffraction : le reflet se brise en une image qui peine à faire sens au sein de notre psychisme. Cette ombre du handicap peut amener le meilleur des professionnels à oublier une position éthique fondamentale : ce qu’il nous faut accompagner, c’est le sujet porteur de handicap, et non le handicap porté par un sujet. Cet oubli de la radicalité du sujet peut entraver la perception de son désir de mort. Comment envisager que cet être, qui ne parle ni ne pense comme moi, peut porter en lui les germes d’une volonté de destruction assez puissante pour mettre en péril son existence ? N’est-il pas, en raison de sa déficience mentale, ce que nos anciens nommaient un « bienheureux » ?
Le reflet brisé, au sein d’une idéologie soignante ancrée dans le processus vital, peut donc amener l’institution à ne pas considérer comme possible l’expression mortifère de ces sujets singuliers. Il ne s’agit pas de négliger l’expression de leur souffrance, mais plutôt de la concevoir à travers un prisme psycho-idéologique qui ne met pas en lumière certaines de ses dimensions potentielles.
Pourtant, l’expression d’un désir de mort peut se retrouver chez ces sujets, qui nous rappellent alors deux réalités essentielles : l’émotion, en tant qu’éprouvé, n’a pas besoin de QI pour exister. Une émotion telle que la peine peut se transformer en ressenti de tristesse, puis en sentiment de désespoir. Nul besoin de mot ou de concept abstrait : il s’agit d’une dimension existentielle et non cognitive. Voici une réalité : le grand handicap limite la pensée et le mouvement, mais pas l’être.
Lors d’une expression suicidaire, une seconde réalité se fait jour : l’acte suicidaire est une possibilité du sujet quel que soit son handicap. Bien entendu, le risque létal est réduit par les limitations motrices (il est complexe pour une personne tétraplégique de se défenestrer, convenons-en), mais est-ce là l’essentiel ? En considérant l’acte comme un geste qui pose le sujet dans la réalité de son désir, ne peut-on pas considérer que l’acte symbolique de suicide a autant de valeur psychologique qu’un passage à l’acte réellement dangereux pour la santé corporelle?
Lorsqu’une personne se balance dans son fauteuil roulant en regardant la route, au sein d’un véhicule en marche, et nous regarde en nous disant « partir, ciel », n’est-elle pas en train de nous manifester une réelle volonté d’anéantissement? Dans ce geste fantasmé de « tomber du véhicule », n’y a-t-il pas autant de violence pour elle-même que si elle était en mesure de l’exécuter dans la réalité de l’empirie ? Un symbole, aussi ténu soit-il, est une pensée. En actant symboliquement sa propre destruction, l’être que nous avons en face de nous ne détruit-il pas le fondement de sa propre existence ? La grande souffrance, créant l’illusion qu’il n’y a d’autres choix que la mort pour faire taire la douleur, se passe bien de grands discours. Un simple mot, ou un regard rempli d’angoisse se fixant sur la route qui défile, suffisent pour comprendre à quel point la psyché peut être submergée. Que le handicap limite l’expression verbale ou motrice du geste suicidaire n’a pas lieu de nous faire oublier l’essentiel : un acte suppose un sujet. Un acte de mort suppose un sujet en souffrance.
Ainsi, il semble essentiel de saisir que le rapport du sujet à sa propre mort transcende la cognition et l’intellection. La prévention du suicide en structure spécialisée dans le grand handicap suppose donc une vision claire des choses : le geste suicidaire est une réalité à prendre en compte au sein d’une prise en charge globale. Que l’acte soit conventionnel ou non, dangereux ou non, peu importe : il reste la marque d’un désir émanant d’un psychisme débordé par la souffrance. Ne pas pouvoir parler ou montrer à grand bruit cette souffrance ne devrait pas oblitérer la capacité soignante à tout de même l’entendre pour ce qu’elle est. Au sein de ces institutions spécialisées, l’action soignante pourra d’ailleurs s’appuyer sur son ancrage dans les processus de vie pour soutenir le sujet.
Pour lever un peu ce tabou du suicide dans le champ du grand handicap, pourquoi ne pas commencer par parler de la mort et du deuil ? Au sein d’une réflexion éthique sur l’anéantissement de l’être et ses conséquences sur les endeuillés, peut-être est-il possible de dessiner un autre rapport institutionnel à la réalité de la mort ? Par ailleurs, réfléchir au deuil, c’est également réfléchir aux conséquences possibles d’un suicide au sein d’une institution.
C’est à cette réflexion que le site psymas vous invite, au travers de son périodique « Repères éthiques ». Ce dernier, parlant de mort et de deuil dans le champ du handicap, vise à permettre échanges et partages d’expérience. Le chapitre concernant le suicide en structure, particulièrement, cherche à initier une réflexion sur les conséquences d’un tel geste au sein d’un établissement, et, par là, appuie la nécessité d’une prévention qui ne saurait être uniquement celle de la récidive.
Pour aller plus loin : Reperes ethiques : La mort et le deuil sur http://www.psymas.fr
(juillet-août 2014)
(juillet-août 2014)