Clément Guillet - 5 avril 2024 https://www.slate.fr*
Après la mort du leader de Nirvana, le 5 avril 1994, plusieurs jeunes ont mis fin à leurs jours en faisant directement référence à la star du grunge. Mais pas à Seattle, sa dernière demeure. De quoi mieux comprendre les phénomènes de contagion suicidaire et de les limiter.
«Je me sens stupide et contagieux», chantait Kurt Cobain de façon prémonitoire dans l'hymne adolescent «Smells Like Teen Spirit». Il y a trente ans, le 5 avril 1994, le leader de Nirvana, icône d'une jeunesse désabusée, met fin à ses jours par arme à feu. Il fait alors la une des journaux et le désespoir de ses fans. Mais il entraîne aussi d'autres personnes dans son sillage. C'est le cas de Simon, un garçon de 11 ans découvert pendu dans la cave de la maison familiale dans la ville de Québec. À ses pieds, un mot d'adieu: «Je me tue pour Kurt.»
Après ce décès retentissant, dans différents endroits du monde– au Liban, en Italie ou encore aux États-Unis–, plusieurs jeunes se tuent en faisant clairement référence à la star du grunge. La France n'est pas épargnée.
En 1997, trois ans après la mort de Kurt Cobain, à Somain dans le Nord, Valentine et Aurélie se suicident de la même manière que leur idole. Les adolescentes de 13 et 14 ans sont retrouvées enfermées dans la même chambre, une balle dans la tête, le fusil du père de l'une d'elles à leur côté.
Depuis plusieurs semaines, les jeunes filles avaient prévenu leurs amies de leur intention de «rejoindre Kurt Cobain». C'était devenu une obsession. «Une fascination amoureuse pour Kurt Cobain», explique le procureur de la République de Douai, Jean-Marie Descamps, les «aura poussées, par un phénomène de mimétisme, à agir comme il l'avait fait. […] Cela devrait nous amener à réfléchir.»
Un nouveau Werther?
Ce phénomène que j'ai décrit dans un livre est connu et porte un nom: c'est l'effet Werther. Avant Kurt, il y eut Marilyn Monroe ou encore Dalida…. Dernier en date, Robin Williams. Dans les cinq mois qui ont suivi la mort de l'acteur du Cercle des poètes disparus en août 2014, plus de 1.841 suicides supplémentaires ont été recensés. Autant de suicides mimétiques?
En 1774, Johann Wolfgang von Goethe publie Les Souffrances du jeune Werther, l'histoire d'un amour impossible qui se solde par un suicide. Le roman devient un best-seller et lance une mode: ses lecteurs copient les vêtements du héros, ses goûts et, déjà, sa mort. Les cas se multiplient: des jeunes gens sont retrouvés morts, habillés comme le personnage principal, l'ouvrage parfois ouvert à la page fatidique. Interdit par mesure de précaution dans plusieurs pays, Les Souffrances du Jeune Werther acquiert alors une réputation sulfureuse.
Deux siècles plus tard, en 1974, les épidémies suicidaires sont mises en évidence par des sociologues, qui constatent que les suicides de stars sont suivis d'une augmentation du taux dans la population générale et que les médias sont les vecteurs de cette contagion.
Après le suicide de Marilyn Monroe, le 5 août 1962, on comptabilise ainsi 12% de suicides supplémentaires aux États-Unis –et jusqu'à 40% à Los Angeles, ville où la star américaine s'est donné la mort. Baptisé effet Werther, ce phénomène interroge et inquiète. Surtout quand une star comme Kurt Cobain se suicide en pleine gloire.
En 1994, Kurt Cobain est l'icône de la «lost generation» ou génération X. Le grunge porte en lui ce parfum de rage et de malaise adolescent. «Smells Like Teen Spirit» est la chanson phare du groupe. Son second album, Nevermind, est un succès, avec plus de 10 millions de copies vendues à travers le monde. Carton réitéré avec son troisième album In Utero, sorti six mois avant la mort du chanteur.
Son style anticonsumériste, à contre-courant des modes (jeans déchirés, chemises de bûcheron à carreaux), et son punk rock alternatif deviennent ironiquement très populaires. Les médias se l'arrachent; MTV et toutes les grandes radios diffusent sa musique en boucle.
L'émoi est palpable. Et les autorités s'inquiètent. Va-t-il y avoir une épidémie de suicides?
Mais Kurt Cobain souffre de dépression et d'abus de substances variées. De «Tourette's» à «Lithium» en passant par «I Hate Myself and I Want to Die», les textes du chanteur sont imprégnés de mal-être, voire évoquent clairement des troubles psychiatriques. Le couple qu'il forme avec Courtney Love bat de l'aile. En interview, il évoque ses idées suicidaires et son goût pour les armes à feu.
Quelques semaines avant son suicide, le chanteur s'alcoolise et prend des médicaments. Admis en centre de désintoxication, il s'enfuit au bout de deux jours. Il est finalement retrouvé chez lui à Seattle, trois jours plus tard, suicidé d'un coup de fusil dans la tête.
Risque maximal
La couverture médiatique de l'événement est alors majeure. Après l'annonce de sa mort, les stations de radio diffusent du Nirvana toute la journée, les chaînes télévisées multiplient les reportages et les fans sidérés se pressent à l'endroit de sa mort pour lui rendre hommage. L'émoi est palpable. Et les autorités s'inquiètent. Va-t-il y avoir une épidémie de suicides?
Le public de Nirvana est composé de jeunes, catégorie plus friande d'imitation. Ce sont souvent des amateurs de heavy metal, un public connu pour être plus susceptible de connaître la dépression, de consommer des drogues et d'adopter des conduites antisociales, destructrices ou suicidaires.
En plus, Kurt Cobain est un «working class hero», à la fois artiste proche de son public –de par ses origines populaires– et star internationale. Cela rend l'identification plus forte et majore le risque d'imitation. Une couverture médiatique majeure, pour une star suicidée icône d'une jeunesse vulnérable: tous les éléments sont réunis pour un effet Werther maximal.
«It's better to burn out than to fade away»
«Mieux vaut brûler rapidement que de s'éteindre à petit feu.» La lettre d'adieu du chanteur cite ces vers de Neil Young, résumant son destin de comète du rock. Mais ces mots du feu follet grunge vont malheureusement avoir aussi un écho chez plusieurs jeunes en France.
Le mois qui suit le suicide de Kurt Cobain, on recense 93 suicides en plus (soit une augmentation de 9,14%) dans l'Hexagone. En rejoignant le club des 27 –ces musiciens morts brutalement à l'âge de 27 ans–, il entraîne en France une augmentation des suicides chez les 15-44 ans. On note ainsi une hausse de 23,8% pour les 15-29 ans et de 21,2% pour les 30-44 ans.
Durant les sept semaines qui ont suivi l'annonce du décès de Kurt Cobain, il n'y a pas eu d'augmentation du nombre de suicides à Seattle.
Cette forte identification d'âge est connue: la tranche la plus touchée par l'effet Werther est souvent la même que celle à laquelle la star appartient. Cet effet n'est pas nouveau en France: il avait déjà eu lieu après les suicides de Sœur sourire (1985), Dalida (1987) et Pierre Bérégovoy (1993).
Pas d'effet Werther américain
Aux États-Unis, l'inquiétude des autorités est donc aussi légitime. Pourtant, durant les sept semaines qui ont suivi l'annonce du décès de Kurt Cobain, il n'y a pas eu d'augmentation du nombre de suicides à Seattle. Dans la ville d'où est originaire le chanteur et dans celle où il est mort, on aurait pu craindre un phénomène d'imitation maximum, comme pour Marilyn Monroe. Mais on ne recensa que 24 suicides durant cette période, contre 31 l'année précédente.
Un unique cas a pu être clairement relié au suicide du chanteur: celui d'un homme de 28 ans qui, après avoir assisté à la veillée funèbre, s'est donné la mort à son domicile, d'une balle dans la tête. Le défunt présentait les facteurs d'identification et de risque suicidaire: fan de Nirvana, il possédait tous les albums du groupe et il était toxicomane, isolé, déprimé, présentant des antécédents de pensées suicidaires et de suicides familiaux (son père par arme à feu).
À cette exception près, aucun autre suicide ne fut relié à celui de Kurt Cobain. Alors comment expliquer que, dans sa ville d'origine, il n'y a pas eu plus de suicides ni d'effets d'imitation, comme ce fut constaté dans d'autres parties du globe?
À la suite de la mort de Kurt Cobain, le risque majeur d'effet Werther mobilise les autorités et acteurs de santé de Seattle. Dès l'annonce de la mort de la star, une «clinique de crise» est mise en place, avec pour mission de centraliser les questions des médias et de mieux orienter le contenu des rapports de la presse écrite et télévisée.
L'équipe de la clinique essaie alors de transmettre le message suivant: la mort de Kurt Cobain est une tragédie, comme des milliers d'autres suicides déplorés chaque année dans le pays. Elle décrit les symptômes d'alerte classiques de la crise suicidaire en les reliant à la mort de Kurt Cobain. Un numéro d'aide d'urgence est diffusé.
Le suicide de Kurt Cobain en 1994 a fait émerger de nombreux éléments de «postvention», c'est-à-dire, la prévention de la survenue d'autres suicides après un premier suicide.
Une veillée aux chandelles, largement médiatisée, est organisée deux jours après la découverte du cadavre. 7.000 fans se pressent alors pour rendre un dernier hommage à leur idole. C'est alors qu'un message de sa femme, Courtney Love, est diffusé: elle lit la note suicidaire de son mari et témoigne de sa douleur et de sa colère envers lui. Puis les coordonnées de la ligne d'aide sont données à nouveau.
Éviter la glamourisation et donner des ressources
Dans un article paru quelques années après sa mort, des spécialistes de santé publique décryptent le cas du chanteur de Nirvana. D'abord, les médias ont couvert cette mort de façon responsable: ils ont rapporté honnêtement la vie de Kurt Cobain, en distinguant le musicien et l'addict. Toute «glamourisation» du suicide a été évitée.
Les effets de l'utilisation de l'arme à feu et les dommages sur le corps ont été largement rapportés, ce qui inclut l'analyse des dents qui fut nécessaire pour identifier le chanteur. La violence de cette mort a pu avoir un effet dissuasif.
Le témoignage de son épouse, Courtney Love, criant sa colère lors de la veillée funèbre, a eu un effet particulièrement dérangeant, mettant en avant la souffrance de la famille. L'intervention a permis d'ôter tout romantisme au suicide de Kurt Cobain, lui donnant au contraire un statut de gâchis terrible et tragique.
Enfin, l'existence de la ligne d'aide téléphonique largement relayée par les médias a pu contribuer à limiter les passages à l'acte suicidaire. Car s'il n'y pas eu d'augmentation du nombre de suicides, le standard de la clinique de crise a explosé. Comme dans la période qui a suivi le suicide de Robin Williams en 2014, le nombre d'appels a presque doublé après celui de Kurt Cobain.
Leçons de prévention
Quelle leçon tirer du suicide du chanteur de Nirvana? Pour les acteurs de santé qui cherchent à éviter une contagion suicidaire après le suicide d'une star, les enseignements de cette mort dramatique sont multiples: éviter la «romantisation» du suicide, mettre en avant la souffrance des proches, ne pas donner d'explication simpliste; et surtout relayer des recours possibles pour les personnes suicidaires qui pourraient passer à l'acte dans la foulée de ce suicide surmédiatisé.
Le suicide de Kurt Cobain en 1994 a fait émerger de nombreux éléments de «postvention», c'est-à-dire la prévention de la survenue d'autres suicides après un premier cas. Ces éléments seront repris par l'OMS dans ses recommandations de 1997 et diffusés par les programmes de prévention, comme le programme Papageno.
«Dans les suites de la mort de Kurt Cobain, il y a eu quelques imitations», écrivaient les spécialistes de santé publique en parlant de l'exemple américain. «Nous les déplorons, mais le suicide de Cobain a augmenté significativement et positivement l'attention du public sur le suicide, les cellules de crise et les moyens de prise en charge disponibles. C'est possiblement la bonne nouvelle que nous pouvons tirer d'une telle tragédie.»
En cas d'idées suicidaires: appelez le 31 14.
