Interview Alain Ehrenberg : «La santé mentale est une question sociale»
Des troubles de la concentration chez l’enfant au stress au travail, les pathologies mentales ne relèvent plus seulement du psychiatre. Pour Alain Ehrenberg, l’auteur de «la Fatigue d’être soi», elles sont au cœur de débats moraux et politiques sur la valeur de nos relations sociales.
Alain Ehrenberg, directeur de recherches au CNRS, est l’auteur de la Fatigue d’être soi, où il retraçait l’histoire de la dépression, qu’il définissait en une «pathologie du changement». Il a publié la Société du malaise
(Odile Jacob, 2010), où il analyse le lien entre malheur individuel et
société. Le sociologue vient d’être nommé à la tête du tout nouveau
Conseil national de la santé mentale, instauré par la ministre Marisol
Touraine. Cette instance, au rôle consultatif, a notamment pour mission
d’éclairer les choix de l’Etat et de sa politique de santé mentale - sur
des sujets aussi divers que la psychose ou le «bien-être» des Français.
De plus, derrière les polémiques auxquelles on assiste régulièrement, dans les pratiques on constate qu’on peut, et même qu’on doit, employer approches cognitives comportementales et approches psychodynamiques, qui peuvent se combiner de multiples manières selon les contextes. Il ne faudrait d’ailleurs pas croire que les professionnels sont immobilisés par leurs conflits. Le rapport de Michel Laforcade [sur la santé mentale, remis officiellement en octobre, ndlr], souligne à quel point des «innovations remarquables» se sont faites jour, montrant les capacités d’adaptation des professionnelles, mais qu’elles en restent à l’état d’expériences et mériteraient d’être à la base d’une «politique de santé plus homogène». Tout cela donne des directions pour l’action publique. Pour cela, il faut sans doute s’intéresser plus à ce que font les professionnels qu’à ce que disent les prêcheurs.
Dépression, souffrance au travail… L’Etat a-t-il quelque chose à dire sur notre santé mentale ?
Il faut préciser ce dont on parle quand on parle de «pathologie mentale». On peut les définir, à la suite du Dr Henri Ey, un des maîtres de la psychiatrie française de l’après-guerre, comme des pathologies des idées et de la relation, qui invalident de multiples manières la liberté du sujet atteint. Cela implique qu’elles relèvent, certes, de la santé, mais également, et tout autant, de la socialité de l’homme. La maladie, dans un sens médical, et le mal moral s’y intriquent inexorablement. Or, la situation de ces pathologies s’est profondément modifiée depuis un demi-siècle sous le coup d’une double dynamique : le virage de la prise en charge vers l’ambulatoire et l’élargissement considérable du spectre des pathologies. Les problèmes de santé mentale ne sont plus seulement des problèmes spécialisés de psychiatrie et de psychologie clinique. Nombre d’entre eux sont devenus aujourd’hui des questions sociales, tandis qu’un nombre sans cesse croissant de questions sociales sont appréhendées au prisme des catégories et entités psychopathologiques. Pensez à la souffrance au travail ou aux troubles de l’hyperactivité et de l’attention chez l’enfant. Ces pathologies étaient des raisons de se faire soigner, elles sont désormais des raisons d’agir sur des relations sociales perturbées. Plus encore, ces entités sont devenues matières à débats à la fois moraux et politiques sur la valeur de nos relations sociales : c’est le thème du malaise dans la société. Cette nouvelle situation de la souffrance psychique dans nos sociétés doit être placée dans une perspective sociologique globale.C’est-à-dire ?
Mon hypothèse est que l’extension de la souffrance psychique est l’expression des changements dans nos manières d’agir en société qui se sont progressivement instituées à partir du tournant des années 70 : valorisation forte de la liberté de choix, de l’initiative individuelle, de l’innovation et de la créativité, de la transformation de soi, etc. tous ces idéaux placent l’accent sur la capacité à agir de l’individu. Nous entrons dans un individualisme de capacité imprégné par les valeurs et les normes de l’autonomie. Les questions de santé mentale sont devenues, au-delà des pathologies psychiatriques, des soucis transversaux à toute la société parce que ces idéaux mettent en relief une dimension émotionnelle qui était marginale auparavant. Il faut raisonner sur ces problèmes en termes d’action et de passion, au sens du pathos, du subi, de la souffrance. A ces changements dans la manière d’agir (la compétition scolaire, le travail flexible, les perturbations de la famille, etc.) correspondent des changements dans la manière de subir qui se formulent à travers de nouvelles pathologies. En elles, s’intriquent le mal, moral et social, et la maladie.Certains parlent de «handicaps psychiques» et non plus de «maladies psychiques»…
La notion de «handicap psychique» est une manière de reconnaître qu’il s’agit de pathologies de la liberté. L’ascension de cette référence tient à ce que les personnes atteintes sont prises en charge essentiellement dans la société. Comment faire en sorte que le patient puisse vivre le mieux possible en société ? La réhabilitation psychosociale et l’idée de rétablissement, qui ont connu une montée en puissance, tentent d’y répondre. Leur but central est de permettre aux personnes atteintes de troubles mentaux sévères et durables de surmonter leur handicap psychique et de développer leurs capacités le plus largement malgré les symptômes. La réhabilitation conçoit l’action en jouant sur les atouts de la personne, sur ses potentiels cachés.En même temps, ces trente ou quarante dernières années sont marquées par la montée en puissance des médicaments ?
Je dirais plutôt des médicaments et des psychothérapies. Les frontières entre drogues illicites et médicaments psychotropes, entre se droguer et se soigner, se sont modifiées dans une perspective de multiplication de soi, des capacités individuelles, ce que les anglo-américains appellent l’«enhancement». Les psychothérapies ont évolué vers des pratiques allant bien au-delà de ce que l’on appelait «soigner» auparavant, pratiques qui consistent à aider les gens à s’aider eux-mêmes : c’est le concept de «compétence sociale» ou «relationnelle» ou encore celui de «savoir être». Bien souvent, elles accompagnent des parcours de vie pour lesquels le thérapeute est plutôt un coach, voir un pair aidant.Vous évoquez aussi la nécessité dans ce monde de tensions qu’est celui de la santé mentale, de clarifier les désaccords ?
Dans ce domaine, comme dans bien d’autres en France, les acteurs sont divisés, souvent sur des guerres de principes. On a ainsi assisté à des affrontements réguliers entre partisans des neurosciences et des thérapies comportementales et cognitives, d’une part, et partisans de la psychanalyse et des thérapies psychodynamiques, de l’autre. En arrière-plan de ces polémiques, il y a un enjeu général pour la société française : comment protège-t-on les gens dans le monde de la flexibilité et de la globalisation ? La santé mentale est sans doute l’épicentre de cette question via la souffrance sociale : celle-ci est attribuée aux exigences excessives que l’autonomie fait peser sur l’individu. Il y a également des enjeux plus spécifiques : avec les problématiques capacitaires, les métiers et les pratiques ont connu des recompositions parfois dramatiques et ont suscité toutes sortes de tensions et de frustrations. C’est peut-être un des thèmes sur lesquels le Conseil devra apporter une clarification.De plus, derrière les polémiques auxquelles on assiste régulièrement, dans les pratiques on constate qu’on peut, et même qu’on doit, employer approches cognitives comportementales et approches psychodynamiques, qui peuvent se combiner de multiples manières selon les contextes. Il ne faudrait d’ailleurs pas croire que les professionnels sont immobilisés par leurs conflits. Le rapport de Michel Laforcade [sur la santé mentale, remis officiellement en octobre, ndlr], souligne à quel point des «innovations remarquables» se sont faites jour, montrant les capacités d’adaptation des professionnelles, mais qu’elles en restent à l’état d’expériences et mériteraient d’être à la base d’une «politique de santé plus homogène». Tout cela donne des directions pour l’action publique. Pour cela, il faut sans doute s’intéresser plus à ce que font les professionnels qu’à ce que disent les prêcheurs.