Pont Bessières : entre suicide et espoir
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de Florian Poupelin |
Le Pont Bessières est un monument important de Lausanne, autant pour son architecture que pour sa réputation de "pont des suicides" romand. En plus d'un siècle, il a su se transformer et s'adapter aux époques qu'il a traversées, mais il reste néanmoins, encore aujourd'hui, un triste symbole de notre ville. Rétrospective et explications.
(© Ville de Lausanne)
Il y a plus d’un siècle déjà
Après plusieurs années d’indécision, la Ville de Lausanne met enfin au concours la construction d’un pont reliant le quartier de la Caroline et la Cité. Nous sommes en 1899 et c’est Eugène Jost, architecte vaudois à qui l’ont doit notamment l’Hôtel des Postes de Saint-François, qui se voit confier le chantier de ce pont devant joindre la Cité à l’École de Médecine (bâtiment au carrefour des rues César-Roux et Caroline).
Deux ans plus tard, le bijoutier et banquier lausannois Charles Bessières court-circuite le projet de la ville et offre 500 000 francs à Jost pour construire un pont à son nom, avec un tracé plus en aval du projet initial, entre la Cité-Dessous et la Chapelle de Marterey. Mais, quelques mois après cette proposition, Charles Bessières meurt, et cinq jours après son décès, la Ville de Lausanne accepte son idée, finissant même par annuler la construction du pont communal.
Les piétons envahissent le Pont Bessières le 24 septembre 1910, jour de son inauguration (© Musée historique de Lausanne)
Le chantier commence alors en 1908, mené par les Ateliers de constructions métalliques de Vevey, et s’achève deux ans plus tard. Le 24 septembre 1910, Victor et Charlotte Bessières, frère et sœur de Charles, inaugurent le Pont Bessières, en rendant hommage à leur frère défunt devant la plaque commémorative. Toujours visible aujourd’hui à l’entrée du pont, côté Caroline, cette plaque marque le début d’une relation particulière entre ce pont et une certaine idée de la mort.
Le pont des suicides
En Suisse, un suicide sur dix s’effectue depuis un pont, une moyenne qui se place parmi les plus élevées au monde. Avec Berne et Zoug, Lausanne fait partie des trois villes suisses où le taux de morts par « précipitation dans le vide depuis un pont » est le plus haut. Lieu emblématique de la ville, le Pont Bessières serait donc un des haut-lieux du suicide en Suisse.
Les anciennes balustrades du Pont Bessières (© Ville de Lausanne)
Mais s’il atteint ce statut peu glorieux de « pont des suicides » de Suisse Romande, ce n’est aucunement pour des raisons romantiques ou symboliques, mais plutôt et surtout pour des raisons architecturales. En effet, durant plus de soixante ans, les deux balustrades du pont ne s’élèvent qu’à hauteur de 110 cm, permettant aux suicidés en devenir de les franchir facilement, de parcourir ensuite les 23 mètres de chute libre, et enfin de rencontrer la chaussée bitumée de la Rue Saint-Martin. (Pour comparaison, la balustrade du Golden Gate Bridge de San Francisco, deuxième haut-lieu mondial du suicide, après de Pont de la rivière Nanjing Yangtze en Chine, n’est haute que de 120 cm).
Lors de sa remise en état en 1972, le Pont Bessières voit néanmoins ses balustrades remonter de 20 cm, passant alors à 130 cm de hauteur. Mais malheureusement, cela n’aura aucun effet sur le taux de suicide enregistré, 130 cm étant presque aussi faciles à enjamber que 110. Ainsi, de 1966 à 2003, la moyenne annuelle des suicidés était de quatre, pour un minimum de deux par an.
L’architecture au service de la prévention
Puis, au cours des dernières décennies, plusieurs éléments viennent accélérer une nouvelle remise en état du pont et une véritable mise en place d’urbanisme anti-suicide, aboutissant à la nouvelle version du Pont Bessières que nous connaissons aujourd’hui. Tout d’abord, en 1987, le pont est inscrit à l’Inventaire cantonal des monuments historiques, redonnant un peu de sa splendeur d’antan au pont à la désormais triste réputation.
Le plan d’étude des garde-corps installés en 2003 sur le Pont Bessières (© Bureau des travaux de la Ville de Lausanne)
Puis, en 1995, un rapport d’inspection indique de manière alarmante des phénomènes de corrosion accélérée qui fragilise la structure métallique du pont. Il faudra néanmoins cinq ans, et l’insistance du criminologue André Kuhn (ayant assisté à deux suicides depuis son bureau situé à côté du pont) pour que la Ville de Lausanne vote et accepte un crédit visant à remettre en état le pont et à mettre en place de nouveaux garde-corps. Ce n’est que trois ans plus tard que les travaux se termineront. Les balustrades sont rehaussées de 25 cm, passant donc de 130 cm à 155 cm, avec un faux-aplomb intérieur de 35 cm, rendant la balustrade presque impossible à enjamber. Un système lumineux est également installé dans l’architecture même du pont, créant une atmosphère douce, reflétée notamment par des éclats de miroir incrustés dans le revêtement des trottoirs.
Mis en place depuis seulement treize ans, ce nouveau Pont Bessières semble déjà porter ses fruits. Depuis 2003, la moyenne annuelle des suicidés est passée de quatre à un par an, avec auparavant deux suicides minimum par an, pour deux suicides maximum par an maintenant, et ce sans qu’un déplacement des suicides ou d’autres modes opératoires aient été observés. De plus, entre 1966 et 2003, une seule année sans suicide fut enregistrée, contre déjà quatre entre 2004 et 2016.
Joël Albert devant sa cabane de fortune sur le Pont Bessières (© Cyberphoto)
Peut-être en passe de perdre sa réputation de « pont des suicides » de Suisse Romande, le Pont Bessières est donc un très bon exemple du rôle prépondérant que peut jouer l’architecture des lieux de suicide dans la prévention de ces mêmes suicides.
L’humain avant tout
Mais au-delà du progrès technique et architectural du Pont Bessières, un aspect humain quasi-inédit a aussi, depuis 35 ans déjà, fortement marqué son histoire. En effet, c’est en 1980 que Joël Albert voit quelqu’un sauter du pont devant ses yeux. Révolté par cet acte et surtout par le manque d’engagement des autorités publiques, il décide de s’installer sur le Pont Bessières, durant les fêtes de fin d’année, pour prévenir les éventuelles tentatives de suicide, toujours plus fréquentes à cette période.
Mécontente, la Police Lausannoise essaie de le déloger, mais c’est sans compter sur la détermination de cet ancien activiste membre de «Lôzane Bouge » et de ses amis tout aussi décidés que lui. Un accord est alors trouvé entre les deux parties et Joël Albert installe légalement sa cabane de fortune sur le Pont Bessières. Une des équipes de bénévoles, durant l’hiver 2010 (© Gérald Verdon Photography)
Jusqu’en 1994, ses amis et lui nourrissent le feu et apportent leur soutien aux âmes désespérées des fêtes de fin d’année. En 1995, Joël meurt soudainement à 38 ans, d’une pancréatite, mettant le projet entre parenthèses.
Heureusement, ses amis n’abandonnent pas et décident de prendre la relève. Ils s’organisent et, au fil des ans, une seconde cabane vient rejoindre la première, maintenant avec des boissons chaudes et de la nourriture à disposition. Le stock de bois augmente et le feu brûle comme jamais. D’année en année, les équipes de bénévoles s’agrandissent et se relaient toutes les huit heures, pour assurer une permanence en continu.
D’abord pensée pour prévenir les actes suicidaires sur le pont, cette initiative s’applique désormais à toutes les personnes désespérées qui passent par là. Certains ont juste besoin de parler, de se sentir moins seuls ou sont tous simplement ivres. La moyenne actuelle de passage est de 20 personnes par jour, durant les fêtes. Les oriflammes du Pont Bessières, réalisées par Sébastien Lefèvre pour Lausanne Lumières 2015 (© Festival Lausanne Lumières)
Toujours un triste symbole
Mais malgré tout cela, le Pont Bessières reste toujours un triste symbole. Il y a encore quelques mois, à la fin de l’automne, on a vu le milieu du pont se faire envahir de bougies, de fleurs et de petits mots pliés. Des groupes d’adolescents du Gymnase de la Cité situé juste à côté s’y sont relayés pendant plusieurs jours, en fonction des horaires de leurs cours. On pouvait lire de la tristesse et de l’incompréhension dans leurs yeux, parfois même de la révolte. Les passants, eux, jetaient des coups d’œil discrets et gênés, changeant parfois de trottoir, alors que les techniciens de Lausanne Lumières installaient les oriflammes colorées du festival à venir.
Comme souvent et comme partout, la mort côtoie la vie de manière inattendue. Le Pont Bessières respecte cette règle depuis déjà plus d’un siècle et il devra sûrement encore la respecter longtemps.
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