Que deviennent les anorexiques ?
Vincent Bargoin27 janvier 2016 sur medscape.com*
Paris, France – Que deviennent les patients anorexiques ? Tel était le sujet de l’exposé du Pr Stéphane Guillaume (CHU de Montpellier) sur le devenir des patients (dans 90% des cas des patientes) atteints d’anorexie mentale, lors du 14ème congrès de l’Encéphale .
Quatre points sont à retenir, de l’évolution la plus défavorable à la guérison.
1-La mortalité est élevée ; il faut évaluer le risque suicidaire
Les anorexiques font des gestes plus sévères avec une intentionalité plus importante -- Pr Stéphane Guillaume
La mortalité reste la plus élevée des pathologies psychiatriques : 5 à 10% selon les auteurs, « avec probablement des progrès durant la dernière décennie », note le Pr Guillaume.
La mortalité est maximale durant les 10 premières années, et jusqu’à 20% des décès seraient liés à un suicide.
Le sur-risque est énorme, puisqu’un facteur 31 par rapport à la population générale a été rapporté : x20 chez les bipolaires, x7,5 chez les boulimiques, x 2,5 chez les sujets dépendants du tabac. D’une manière générale, « les anorexiques font des gestes plus sévères avec une intentionnalité plus importante », souligne le Pr Guillaume.
2-De l’anorexie aiguë à l’anorexie chronique
Si le trouble du comportement alimentaire (TCA) devient chronique, la réévaluation des objectifs thérapeutique est nécessaire : il ne s’agit plus de guérir le trouble, mais de permettre à la personne de vivre avec en réduisant les risques.
La seconde évolution, par sévérité décroissante, est le passage la chronicité. « Il existe un seuil de durée de 5 à 8 ans au-delà duquel les chances de rémission diminuent drastiquement », indique le Pr Guillaume
Environ 20 % des patientes développeraient ainsi des formes résistantes, avec ce que ces formes impliquent d’isolement social et de complications somatiques – et de recours répétés au système de soins, relève aussi le Pr Guillaume.
Les facteurs de chronicisation
Selon Zipfel et al. (84 patientes hospitalisées suivies durant 21 ans), les facteurs associés à la chronicisation seraient l’anorexie de type binge/purging, un IMC bas, une prise de poids insuffisante pendant l’hospitalisation, les problèmes psychosociaux. En revanche, l’âge de début ne serait pas un facteur pronostic [2].
Face à ces patientes, le Pr Guillaume constate un comportement fréquent chez les soignants : « face à une adolescente de 17 ans, tout le monde admet qu’il faut se battre. Face à une patiente plus âgée, la stigmatisation est plus importante, favorisant une tendance au renoncement, aussi bien de la part des psychiatres que des somaticiens ».
A un certain stade, il faut savoir changer d’objectif thérapeutique, admettre qu’une patiente hautement résistante au traitement ne sera pas guérie par le traitement, et que l’objectif devient sa qualité de vie avec sa maladie chronique.
« Les choses peuvent alors beaucoup s’améliorer », résume le Pr Guillaume. « Les objectifs classiquement recherchés chez l’adolescent, restauration du poids et d’un comportement alimentaire « relax », ne sont plus cliniquement pertinents, et aboutissent à un épuisement du patient et des soignants. Il faut switcher vers le paradigme de la maladie chronique et de la réduction des risques. Les trois objectifs sont : la qualité de vie, la gestion des complications somatiques, la gestion des complications psychiatriques ».
Après 20 ans, il peut y avoir des guérisons, donc il ne faut pas fermer la porte -- Dr Nathalie Godart
Et ceci sans perdre de vue que « après 20 ans, il peut y avoir des guérisons, donc il ne faut pas fermer la porte », a rappelé le Dr Nathalie Godart (Paris) en commentant la présentation du Pr Guillaume. Néanmoins le message est que « ces patientes fortement stigmatisées peuvent faire l’objet d’interventions efficaces, sous formes de thérapies réalistes ».
3- La persistance d’un TCA à bas bruit
Les TCA sub-syndromiques que l’on voit apparaitre en cas de rémission partielle, se traitent comme les formes syndromiques.
Troisième groupe de patientes : les quelque 30% d’entre elles qui vont entrer en rémission partielle (chiffre naturellement variable selon les populations et les définitions retenues).
Il s’agit d’un groupe hétérogène, comprenant des patientes présentant une anorexie résiduelle ou récidivante, et des patientes développant un autre TCA, en particulier une boulimie. A ce propos, le Pr Guillaume rappelle qu’il faut faire attention avec l’Epitomax®, anti-épileptique volontiers utilisé comme coupe-faim par les sujets boulimiques, et qui peut induire en retour une anorexie.
« Chez les patientes en switch, le traitement est celui du nouveau trouble », rappelle-t-il également. « L’antécédent d’anorexie est néanmoins important à dépister car il modifie le pronostic et pourrait orienter la prise en charge ».
Par ailleurs, quel que soit le TCA, « les formes sub-syndromiques sont des évolutions naturelles, mais qui altèrent autant l’existence que les formes syndromiques : sub-syndromique ne veut pas dire pas grave. Le consensus est de les traiter comme des formes classiques, ce qui augmente les chances de rémission ».
4- Entre 50 et 60% de guérisons
Enfin la guérison. Les taux rapportés dans la littérature se regroupent vers 50-60% (51% de rémissions complètes selon Zipfel et al [2]).
La notion de guérison reste cependant relative. Sur le plan psychiatrique, les comorbidités sont la règle en cours d’évolution, mais après guérison, leur prévalence rejoindrait celle de la population générale. Les données restent néanmoins « peu claires ».
Sur le plan neurologique par ailleurs, l’anorexie mentale s’accompagne de souffrance cérébrale, avec perte de substance objectivée à l’imagerie. Certaines données sont en faveur d’une récupération à distance, mais ici encore, les résultats ne permettent pas de conclure.
De même sur le plan fonctionnel. Une moindre activation des circuits de récompense a par exemple été signalée chez des personnes guéries de leur anorexie. Mais il est très difficile si ces anomalies fonctionnelles sont des séquelles de l’anorexie, ou des facteurs de vulnérabilité préexistants.
Un suivi sur le plan somatique
On a davantage de certitudes sur l’impact somatique de l’anorexie, et le Pr Guillaume souligne qu’il est « important qu’il y ait un suivi », dans plusieurs domaines.
S’agissant de la grossesse d’abord, les femmes qui ont traversé une période d’anorexie présentent une fertilité diminuée, ainsi qu’un risque plus élevé d’accouchement prématuré et de petit poids de l’enfant à la naissance.
Risque familial
En ce qui concerne la transmission familiale, la littérature rapporte une transmission essentiellement aux filles, avec un risque un peu supérieur en cas de TCA chez la mère (RR=2,35) que chez le père (RR=1,97).
Dans les études de jumeaux, le risque de concordance apparait plus élevé encore. Sans préjuger d’un mode de transmission, génétique, éducationnel ou mixte, le risque de transmission intergénérationnelle est donc réel. Son importance demande toutefois à être relativisée, souligne le Pr Guillaume : « la grande majorité des enfants de parents présentant un TCA, n’en seront pas atteints eux-mêmes ».
Autre risque, beaucoup plus systématique : la déminéralisation osseuse. Une fragilité osseuse persiste, même à long terme, la masse osseuse perdue durant la maladie n’étant pas regagnée.
Le Dr Godart estime que le problème de la déminéralisation n’est « pas assez suivi ».
Elle souligne par ailleurs qu’en cas de vomissements fréquents, il faut penser à l’usure dentaire.
Le Pr Guillaume indique de son côté qu’un PHRC national est ouvert sur la question de la déminéralisation : « l’objectif est d’avoir un traitement qui, durant la phase aiguë, permette de ne pas trop perdre en masse osseuse ».
En ce qui concerne le cancer, selon des études récentes, l’anorexie ne s’accompagnerait pas d’une incidence accrue de cancers en général, en tout cas pas à un seuil détectable. En revanche, il semble exister un effet protecteur « assez clair » vis-à-vis du cancer du sein, et un effet favorisant vis-à-vis du cancer de l’œsophage. Le Dr Godart rappelle à ce propos la nécessité d’un traitement par IPP en prévention.
Un excès de cancers pulmonaires est également rapporté après anorexie, mais il disparait après ajustement sur le tabac.
Enfin les maladies auto-immunes. Ici encore, on ne sait pas si l’auto-immunité est une séquelle du trouble ou s’il existe des facteurs communs de vulnérabilité, mais tous les TCA semblent associés à ce type d’affection. C’est pour la boulimie que le risque est beaucoup plus élevé. Mais l’association existe aussi avec l’anorexie, où une inflammation de bas grade a été décrite.
Et les hommes ?
S’agissant d’anorexie, les psychiatres eux-mêmes parlent généralement des « patientes ». Il est vrai que les patients ne représentent que 10% de l’effectif. Que sait-on d’eux ? Pas grand-chose. Dans la littérature, certains auteurs affirment que les TCA sont plus graves chez les hommes, d’autres affirment qu’ils sont moins graves. Et il en est aussi qui disent que c’est pareil…
Le Pr Stéphane Guillaume a déclaré des liens d’intérêt avec Astra Zeneca, BMS, Lundbeck, Otsuka, Servier, Janssen.
REFERENCES:
Guillaume S. Devenir des anorexiques. Session parrainée par l’Association Française de Psychiatrie Biologique et Neuropsychopharmacologie. 14 ème congrès de l’Encéphale. Paris, 21 janvier 2016.
Zipfel S, Löwe B, Reas DL et coll. Long term prognosis in anorexia nervosa : lessons from a 21 years follow-up study . The Lancet 2000 ; 355 : 721-22.
* http://francais.medscape.com/voirarticle/3602095