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Société, samedi 17 août 2024 1654 mots
En Afrique de l'Ouest, les coiffeuses se penchent sur les psychés
The New York Times
Dans des pays où la prise en charge de la santé mentale est embryonnaire, des ONG forment des coiffeuses à déceler ou prévenir la détresse psychologique de leurs clientes. "The New York Times" raconte comment, entre deux coups de peigne, elles pratiquent l'art de la parole thérapeutique.
Joseline de Lima errait dans les ruelles poussiéreuses de son quartier pauvre dans la capitale du Togo, en 2022, quand une pensée troublante lui a traversé l'esprit : qui s'occuperait de ses deux fils si sa dépression s'aggravait et qu'elle n'était plus là pour prendre soin d'eux ?
Joseline, une mère célibataire qui faisait le deuil de son frère et venait de perdre son emploi dans une boulangerie, savait qu'elle avait besoin d'aide. Mais la psychothérapie était hors de question : "Trop cadré, trop coûteux", s'est-elle dit à l'époque.
Cette aide lui a été apportée par une conseillère inattendue : sa coiffeuse. Celle-ci avait remarqué ses errances dans le quartier et lui a offert un espace rassurant où parler de ses difficultés, au milieu des perruques bouclées suspendues sur des étagères colorées, sous l'éclairage au néon de son petit salon de Lomé, la capitale togolaise.
"Les gens ont besoin de parler"
Cette coiffeuse, Tele da Silveira, fait partie des 150 femmes qui ont été sensibilisées à la santé mentale dans des villes d'Afrique de l'Ouest et du Centre. Un projet mené à l'initiative d'une ONG qui cherche à remédier à une grave lacune : la prise en charge de la santé mentale dans l'une des régions les plus pauvres du monde, où ce type d'accompagnement est à peine accessible et encore moins admis.
Tele a posé des questions l'air de rien et dit des mots encourageants pendant qu'elle nattait ou séchait les cheveux poivre et sel de Joseline. Elle lui a ensuite prêté une écoute plus attentive, lui a suggéré de nouveaux styles de nattes et des promenades jusqu'à une lagune non loin, ce que Joseline a qualifié de "thérapie salutaire". "Les gens ont besoin d'attention dans ce monde, souligne Tele. Ils ont besoin de parler."
De Samson à Raiponce, les cheveux ont longtemps été considérés comme un attribut mystique ou magique. Hors des mythes et des contes, l'exubérance indomptée de la chevelure ou son absence volontaire ont tout autant été brandies comme un étendard politique, de la coupe afro des Black Panthers aux cheveux longs des hippies ou aux crânes rasés des fascistes.
Car, ne nous y trompons pas, le cheveu n'est pas qu'esthétique. Il est aussi psychologique, social et économique. Notre série estivale vous propose de couper les cheveux en quatre... épisodes à retrouver sur notre site.
Au Togo et dans de nombreux autres pays d'Afrique, il est urgent que les psychothérapies soient développées et perfectionnées : l'Organisation mondiale de la santé (OMS) classe la région Afrique parmi celles où le taux de suicide est le plus élevé et où les dépenses publiques affectées à la santé mentale sont le plus faibles. Cette région compte en moyenne 1,6 soignant spécialisé en santé mentale pour 100 000 personnes, contre une médiane de 13 à l'échelle mondiale, selon l'OMS.
L'urgence en matière de santé mentale est exacerbée par de violents conflits dans des pays comme le Soudan, la Somalie, la République démocratique du Congo, l'Éthiopie, ainsi qu'au Sahel ; par la consommation en hausse de stupéfiants dans de nombreuses grandes villes ; ainsi que par le fort taux de chômage chez les jeunes, les déplacements liés aux dévastations dues au changement climatique, et la flambée de l'inflation.
Une armada de psys bénévoles
Au Togo, tout petit pays donnant sur le golfe de Guinée, le concept de psychothérapie est peu connu, que ce soit dans la capitale (sur le littoral) ou dans les villages du Nord, vallonné. Le pays ne compte que cinq psychiatres pour plus de huit millions d'habitants. Les familles en quête de traitement pour un proche souffrant de graves troubles mentaux recourent souvent à des remèdes traditionnels ou à un isolement forcé, ce qui peut aller jusqu'à attacher des personnes atteintes de schizophrénie dans des institutions religieuses ou des dispensaires.
"Nombre des personnes qui viennent nous voir le font en dernier recours, après qu'elles ont été détroussées par des guérisseurs traditionnels et des arnaqueurs, explique Daméga Wouenkourama, l'un des cinq psychiatres du Togo. La santé mentale reste un concept inconnu de la majorité des gens, y compris de nos dirigeants et des autres médecins."
Pour lutter contre ce que l'OMS qualifie de lacunes en matière de santé mentale dans les pays en développement, des ONG locales et des organisations internationales présentes en Afrique forment du personnel infirmier, des médecins généralistes et même des grands-mères afin d'identifier les troubles, que ce soit les signes précoces de la dépression ou un syndrome de stress post-traumatique.
En Afrique de l'Ouest et du Centre, les coiffeuses sont les dernières en date à s'être jointes à cette mission. Les salons de coiffure servent depuis longtemps aux ONG et aux associations locales comme lieux de sensibilisation à des sujets tels que la santé reproductive, à la fois auprès des clientes et des apprenties. Les visites y sont peu chères - parfois pas plus de 2 dollars - et les femmes aiment s'y retrouver.
Des professionnels de santé mentale dispensent aujourd'hui à des coiffeuses trois jours de formation pendant lesquels elles peuvent apprendre à poser des questions ouvertes, à identifier des signes non verbaux de détresse, comme des céphalées ou un laisser-aller vestimentaire, et, surtout, à s'abstenir de commérages et de conseils préjudiciables.
"Les clientes arrivent et pleurent devant nous"
Lors d'interviews, une demi-douzaine de coiffeuses ont expliqué que, lorsque leurs clientes se font dénatter les cheveux ou ajouter des extensions, beaucoup parlent de leurs difficultés financières ou des deuils qu'elles traversent. Mais, le plus souvent, les clientes évoquent "des problèmes à la maison", un euphémisme qui désigne les violences conjugales.
"Les clientes arrivent et pleurent devant nous, nous entendons tout", explique Adama Adaku, une coiffeuse souriante et pleine d'entrain, qui a des tresses en laine rouge. Elle a effectué la formation en santé mentale.
Cette sensibilisation est organisée par Bluemind Foundation, créée par l'entrepreneuse franco-camerounaise Marie-Alix de Putter, qui a vécu des années de traitement psychiatrique après que son mari, enseignant et travailleur humanitaire, a été tué en 2012 quand ils vivaient au Cameroun. Sa coiffeuse était à ses côtés dans les heures qui ont suivi sa mort, raconte Marie-Alix de Putter.
Lorsqu'elle a imaginé son initiative en 2018, elle s'est renseignée sur les lieux où les femmes africaines passaient du temps. "La société attend d'elles qu'elles soient belles, et les cheveux sont souvent la première étape, précise-t-elle. Nous allons là où sont les femmes."
Environ 150 femmes avaient en 2023 reçu le titre honoraire d'"ambassadrice de santé mentale" remis par Bluemind à l'issue de la formation qui se tient à Lomé, ainsi qu'en Côte d'Ivoire et au Cameroun. Le Ghana, le Rwanda et le Sénégal sont les prochains pays sur la liste.
La docteure Sonia Kanékatoua est la seule femme psychiatre au Togo. Le pays ne compte que cinq praticiens pour plus de huit millions d'habitants.
Comme elles ne sont pas psychologues professionnelles, les coiffeuses adressent souvent leurs clientes en difficulté à des thérapeutes diplômés. Mais la majorité des coiffeuses expliquent que leurs clientes trouvent la psychothérapie trop chère - une séance coûte jusqu'à 15 dollars dans un pays où plus d'un quart de la population gagne moins de 2,15 dollars par jour et où l'accès à l'assurance-maladie est inégal.
Déjouer la stigmatisation sociale
Plusieurs pays africains se sont engagés, ces dix dernières années, à mieux traiter les troubles de la santé mentale. En 2022, le ministère de la Santé ougandais a signalé que près d'un Ougandais sur trois souffrait de problèmes de cet ordre. Des pays comme la Sierra Leone et le Ghana ont promis de remplacer les fers par des traitements professionnels. Les soins de santé mentale arrivent souvent en dernier ou sont complètement négligés, comme dans de nombreux pays des Suds.
"Les gens prennent peu à peu conscience des questions de santé mentale, explique Sonia Kanékatoua, la seule femme psychiatre au Togo. Mais la stigmatisation sociale est tenace."
Un matin, elle et trois autres psychiatres togolais se sont rendus dans une zone rurale, à deux heures au nord de la capitale, afin d'installer un dispensaire libre d'accès ouvert deux fois par an. Ils écoutent des patients en salle de consultation ou sous les immenses manguiers de la cour poussiéreuse. Pendant des heures, ils reçoivent des personnes souffrant de dépression, de stress et de dépendances notamment.
À Lomé, Joseline de Lima se rend maintenant plusieurs fois par mois au salon de Tele da Silveira, tout près de chez elle. Joseline, 54 ans, a suivi les conseils de sa coiffeuse et écouté de la musique liturgique - toutes deux sont chrétiennes - et elle a repris ses promenades à la lagune, qu'elle n'avait jusqu'alors plus l'énergie d'atteindre. Elle explique qu'elle espère vendre une parcelle et utiliser une partie de l'argent pour une thérapie, sur la recommandation de sa coiffeuse.
"Elle a vu quelque chose en moi que je n'arrivais pas à exprimer", témoigne Joseline, habillée d'une tenue à fleurs, pendant que Tele peigne ses cheveux.
Dispenser cet accompagnement a des répercussions sur la santé mentale de certaines des coiffeuses, même si elles bénéficient d'une séance mensuelle prise en charge par Bluemind. "Je peux écouter et parler dans une certaine mesure, mais il arrive un moment où je ne peux pas faire plus", précise Tele, assise devant son salon, un matin. Elle confie avoir, elle aussi, connu la dépression.
Des chiots jouent à ses pieds avec une touffe de faux cheveux. Une cliente l'attend à l'intérieur. Elle demande alors avec un léger sourire : "Pourquoi est-ce que j'ai l'impression que tout le monde a des difficultés mentales ?" Cet article est paru dans Courrier International (site web)