Eve dans le jardin…
source http://www.santementale.fr/exclusivites/journal-de-bord-d-un-infirmier-en-psychiatrie/eve-dans-le-jardin.html
Hospitalisé depuis bientôt trois mois, Monsieur R. a tenté de se
suicider plusieurs fois dans sa chambre. Pour le protéger de lui-même
l'équipe a mis en place une stricte surveillance. Mais un jour il trouve
un vieux lacet dans l'herbe du jardin. Que faire ?
Avec quelques patients, nous scrutons l’herbe depuis plus d’une
demi-heure, accroupis dans le petit jardin, à chercher des trèfles à
quatre feuilles... Il y en a, nous dit-on, une concentration importante
en certains endroits... D’ailleurs, ces derniers jours, plusieurs
chanceux nous ont montré avec fierté leur porte-bonheur découvert à
force de persévérance. Cette quête du trèfle rare est devenue pour
certains un enjeu important, comme si les suites de leur vie difficile
en dépendaient. Je suis venu les aider, et je dois avouer que l’idée
d’en trouver un moi-même m’enchante…
Il est tard, la nuit va tomber, l’herbe est dense, la position de
recherche met mon dos à rude épreuve, et le trésor reste introuvable.
Désespérément.
Soudain, de façon tout à fait inattendue, Monsieur R., un patient très
suicidaire, se présente avec un long lacet de chaussure dans les mains.
Mettant définitivement fin à ma recherche du bonheur.
Monsieur R. est hospitalisé depuis bientôt trois mois dans le service. À
plusieurs reprises, il a tenté de se suicider par divers systèmes de
pendaison dans sa chambre. Son épouse est décédée quelques mois
auparavant et il nous dit ne plus pouvoir vivre sans elle et vouloir la
rejoindre. Devant ses multiples passages à l’acte et son ingéniosité
pour confectionner des cordes ou des liens, nous avons tout retiré de sa
chambre, ne lui laissant que son matelas sur son lit. La nuit, nous lui
retirons tous ses vêtements et lui laissons une grande couverture et
une chemise indéchirables pour qu'il n'ai pas froid. La journée, pour
qu’il puisse évoluer dans le service fermé, nous lui rendons la plupart
de ses effets personnels mais par sécurité nous gardons ses lacets de
chaussures et sa ceinture. Nous restons très vigilants.
Une chaussure sans lacets, ce n'est pas une chaussure...
Je n’ai pas trouvé de trèfle à quatre feuilles, j’ai mal au dos, mon
patient suicidaire, qui n’arrive pas à marcher avec des chaussures, a
trouvé un lacet je ne sais où, et me demande de l’aider à le couper en
deux pour en faire des lacets. En rentrant avec lui dans le service, je
peine à marcher et à penser. En quelques minutes, un mal de dos
fulgurant a fait de moi un vieillard en blouse blanche perplexe et
voûté, qui se traîne lentement en grimaçant dans le service. Sur le
chemin du poste de soin, de multiples questions vont et viennent dans ma
tête fatiguée.
Je connais les risques et les consignes, je sais les gestes désespérés
récents de Monsieur R., je sais ses intentions, je sais tout cela, et
lui aussi. Comment peut-il imaginer que je lui laisse son lacet ? Alors
que nous sommes très inquiets de le voir se suicider et que nous
sécurisons au maximum son environnement, je dois récupérer ce lien. Mais
comment faire? Comment lui dire? Va-t-il accepter de me le rendre sans
opposition?
Tout de même… Lui laisser ? Non, c’est impossible. Que peut-il se
passer ? Que me dira-t-on s’il l’utilise pour se faire du mal ? Non… Je
dois lui reprendre. Je tente de lui dire mes inquiétudes mais Monsieur
R. insiste. Il m’explique sa gène pour marcher et m'explique sa honte
quand ses chaussures tombent. Il me demande de lui faire confiance.
Alors que la douleur dans mon dos se fait de plus en plus intense
jusqu’à la nuque, m’empêchant presque de réfléchir, je ne sais plus ce
que je dois faire. Je voudrais un antalgique, un matelas, un autre dos,
quelqu’un qui m’aide... et un trèfle à quatre feuilles salvateur.
Ont-ils entendu mes prières, mes supplications ? Plus tard ils m’ont
juré que non, que c’était une coïncidence. Mais quoi qu’il en soit, mes
collègues Germaine et Oscar, les anciens du service, viennent à la
rescousse.
Germaine règle la situation en quelques minutes. Elle pose sa main sur
l’épaule de Monsieur R. et reconnaît sa gène de porter des chaussures
sans lacets : « C’est vrai, une chaussure sans lacet, ce n’est pas une chaussure. »
Elle évoque l'humiliation insupportable, la dignité. Dans une sorte de
contrat de confiance oral, elle invite le patient à venir voir les
soignants si cela ne va pas, lui offre une poignée de main appuyée et un
regard sans détour qui les engage tous les deux. « Gardez ce lacet, nous nous parlons, vous et nous…»
D’un coup de ciseaux, elle le coupe en deux, lui permettant de résoudre
son problème. Puis ils marchent et discutent ensuite longuement dans le
couloir.
« S’il veut se blesser… »
Je suis abasourdi. Germaine vient de laisser son lacet à un patient aux
fortes idées suicidaires. Je ne comprends plus rien. Le risque me
semble insensé. Devant mon désarroi, Oscar m’explique : « Quel est le risque, Christophe? Et à quoi aurait servi de confisquer son lacet à notre patient? » Tout tourne dans ma tête. Ce que j’ai appris, ce que je pense savoir, ce dont je suis sûr et qui va s’effondrer.
«Tout peut servir à se faire du mal, poursuit-il. Une corde,
un drap, un stylo, une brosse à dents, des cailloux, tout et n’importe
quoi… Si Monsieur R. veut se faire du mal, avec ou sans nous, avec ou
sans lacet, il y arrivera. Et puis si nous lui prenons sa trouvaille, il
en fera une autre, mais ne nous le dira plus... Germaine ne
prend donc pas un grand risque supplémentaire au risque déjà existant.
Par contre elle vient de lui montrer qu’elle entend sa demande, qu’elle
est disponible et bienveillante. Elle maintient le lien entre lui et
nous, un lien qui se serait peut-être dégradé si nous nous étions
opposés.»
Au cours des semaines suivantes, Monsieur R. tente à nouveau, à
plusieurs reprises, de mettre fin à ses jours. Mais jamais avec les
lacets coupés par ma collègue.
Le trèfle d’Ève
Avec le recul, je comprends Germaine. Elle a probablement encore eu
raison. Mais tout cela est déroutant pour moi, et je ne sais pas si
demain j’oserai faire de même. Selon une légende, c’est Ève qui aurait
cueilli et emporté un trèfle à quatre feuilles dans le jardin d’Eden. Je
ne sais pas, mais je me souviens… Ce jour-là dans le service, j’ai
perdu un peu de mon dos, Monsieur R. a retrouvé un peu de dignité,
beaucoup de confiance en l’équipe, et je n’ai pas trouvé de trèfle. Mais
je n’en avais plus besoin, j’avais mon Ève, Germaine.