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« Werther a causé plus de suicides que la plus belle femme
du monde » (Germaine de Staël)
La notion de « suicide romantique »[1] remonte à la fin du XVIIIème siècle, après le suicide du jeune poète anglais Thomas Chatterton (1752–1770) dont le destin tragique inspira Goethe pour son roman amorçant le romantisme Die Leiden des jungen Werthers (Les Souffrances du jeune Werther), l’un des premiers “best-sellers” de la littérature moderne.
La glorification posthume de tels “génies maudits” (Chatterton, Vincent Van Gogh, Ernst Ludwig Kirchner...) par des écrivains ou des journalistes a contribué à amplifier insidieusement, auprès d’un public parfois fragile, le mythe de l’individu “triomphant de la mort pour obtenir l’immortalité dans l’au-delà.” Au point que cette confrontation à la notoriété sulfureuse du modèle auréolé post-mortem d’une “couronne du martyr” peut susciter des comportements en miroir, donc des suicides chez des admirateurs vulnérables.
En référence à l’ouvrage de Goethe, le sociologue américain David Phillips a proposé en 1974 l’expression “effet Werther” pour évoquer cette émulation mortelle où les épigones d’un héros de roman ou d’une personne célèbre ayant vraiment existé (comme ces rockstars sombrant dans les excès en tout genre avant 30 ans) se suicident dans son sillage, cette augmentation du nombre de suicides étant fonction de l’importance de la couverture médiatique du suicide “déclencheur.”
Les auteurs rappellent que la “sensibilité” et l’intensité du retentissement médiatique accordé à ce fait divers tragique ont une incidence décisive sur l’émergence d’un comportement mimétique (en “copycat”[3]) dans la population. Cet effet Werther est d’autant plus modéré que le traitement de l’information par les médias demeure plus sobre et contenu dans des proportions décentes. D’autre part, l’identification à la victime (âge, sexe...) joue un rôle décisif dans le déclenchement d’un copycat : ainsi, le suicide d’Enke a suscité moins d’émules en Autriche qu’en Allemagne car ce footballeur n’y avait pas, contrairement à son propre pays, l’image d’un “héros national” auquel chacun voudrait ressembler.
Malgré certaines limitations (petit nombre de pays concernés, données incomplètes, incertitudes sur la connaissance réelle du retentissement médiatique à travers sa seule analyse dans le moteur de recherches Google), cette étude confirme que le suicide très médiatisé d’Enke a été “suivi par une augmentation significative des suicides en Europe”, à court terme (+93,9 % ; p = 0,004) et à plus long terme (+16,7 % ; p = 0,003), commis selon la même modalité (en se jetant sur les rails à l’approche d’un train). Elle souligne le besoin d’approfondir les recherches sur l’effet Werther et la nécessité de renforcer les précautions déontologiques dans l’évocation médiatique du suicide d’une célébrité.
Cet objectif est d’autant plus important que le journalisme classique (presse écrite et audiovisuelle) est désormais en concurrence avec Internet où la retenue et les précautions déontologiques sont rarement prioritaires (des exceptions existent...) et où les frontières de la célébrité nationale (pouvant contenir l’identification communautaire propice au copycat) disparaissent sous les coups de boutoir de la mondialisation de l’information.
[1] Alexandra Pitman: Romantic suicide. Br Journal of Psychiatry 2015 (207): 122.
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Enke
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Copycat
Dr Alain Cohen
La notion de « suicide romantique »[1] remonte à la fin du XVIIIème siècle, après le suicide du jeune poète anglais Thomas Chatterton (1752–1770) dont le destin tragique inspira Goethe pour son roman amorçant le romantisme Die Leiden des jungen Werthers (Les Souffrances du jeune Werther), l’un des premiers “best-sellers” de la littérature moderne.
La glorification posthume de tels “génies maudits” (Chatterton, Vincent Van Gogh, Ernst Ludwig Kirchner...) par des écrivains ou des journalistes a contribué à amplifier insidieusement, auprès d’un public parfois fragile, le mythe de l’individu “triomphant de la mort pour obtenir l’immortalité dans l’au-delà.” Au point que cette confrontation à la notoriété sulfureuse du modèle auréolé post-mortem d’une “couronne du martyr” peut susciter des comportements en miroir, donc des suicides chez des admirateurs vulnérables.
En référence à l’ouvrage de Goethe, le sociologue américain David Phillips a proposé en 1974 l’expression “effet Werther” pour évoquer cette émulation mortelle où les épigones d’un héros de roman ou d’une personne célèbre ayant vraiment existé (comme ces rockstars sombrant dans les excès en tout genre avant 30 ans) se suicident dans son sillage, cette augmentation du nombre de suicides étant fonction de l’importance de la couverture médiatique du suicide “déclencheur.”
Appel à la déontologie journalistique
Ce phénomène sociologique est observé dans toutes les cultures et quel que soit le modus operandi utilisé, par imitation du premier suicide : gaz asphyxiant, saut dans le vide, pendaison, écrasement par un train... Après le suicide retentissant en 2009 du célèbre gardien de but de la Mannschaft (l’équipe d’Allemagne de football), Robert Enke[2], une étude conduite dans cinq pays d’Europe (Allemagne, Autriche, Hongrie, Pays-Bas et Slovénie) s’intéresse à “l’impact international” possible d’un tel événement sur la multiplication des suicides dans le public, par un mimétisme lié à la popularité de la première victime.Les auteurs rappellent que la “sensibilité” et l’intensité du retentissement médiatique accordé à ce fait divers tragique ont une incidence décisive sur l’émergence d’un comportement mimétique (en “copycat”[3]) dans la population. Cet effet Werther est d’autant plus modéré que le traitement de l’information par les médias demeure plus sobre et contenu dans des proportions décentes. D’autre part, l’identification à la victime (âge, sexe...) joue un rôle décisif dans le déclenchement d’un copycat : ainsi, le suicide d’Enke a suscité moins d’émules en Autriche qu’en Allemagne car ce footballeur n’y avait pas, contrairement à son propre pays, l’image d’un “héros national” auquel chacun voudrait ressembler.
Malgré certaines limitations (petit nombre de pays concernés, données incomplètes, incertitudes sur la connaissance réelle du retentissement médiatique à travers sa seule analyse dans le moteur de recherches Google), cette étude confirme que le suicide très médiatisé d’Enke a été “suivi par une augmentation significative des suicides en Europe”, à court terme (+93,9 % ; p = 0,004) et à plus long terme (+16,7 % ; p = 0,003), commis selon la même modalité (en se jetant sur les rails à l’approche d’un train). Elle souligne le besoin d’approfondir les recherches sur l’effet Werther et la nécessité de renforcer les précautions déontologiques dans l’évocation médiatique du suicide d’une célébrité.
Cet objectif est d’autant plus important que le journalisme classique (presse écrite et audiovisuelle) est désormais en concurrence avec Internet où la retenue et les précautions déontologiques sont rarement prioritaires (des exceptions existent...) et où les frontières de la célébrité nationale (pouvant contenir l’identification communautaire propice au copycat) disparaissent sous les coups de boutoir de la mondialisation de l’information.
[1] Alexandra Pitman: Romantic suicide. Br Journal of Psychiatry 2015 (207): 122.
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Enke
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Copycat
Dr Alain Cohen