Immolations en Tunisie : donner « une forme spectaculaire à un ressenti aigu d’injustice »
Un jeune homme de 22 ans est décédé le 12 octobre après s’être immolé
par le feu quelques jours plus tôt à Sfax. Comme Mohamed Bouazizi, dont
le geste avait déclenché en décembre 2010 la révolution tunisienne, il
voulait protester contre la confiscation des cigarettes de contrebande
qu’il revendait à la sauvette. Le psychiatre, Zine El Abidine Ennaifer,
livre sa lecture de ce phénomène.
Jeune Afrique : Depuis 2011, de plus en plus de Tunisiens s’immolent par le feu. Outre le côté protestataire, que révèle ce phénomène ?
Zine El Abdine Ennaifer : D’abord le phénomène en lui-même n’est pas nouveau, ce qui est nouveau, c’est que l’on en parle. Avant Bouazizi, un homme s’était immolé à Monastir (Centre Est). Ceci étant, nous n’avons aucune statistique en la matière et il y a lieu de s’assurer que le jeune homme ait commis cet acte en pleine possession de ses moyens. Certains, sous l’effet de l’alcool et des stupéfiants, dont l’usage augmente, peuvent accomplir des gestes aussi spectaculaires, d’autres peuvent être manipulés. Il est d’ailleurs désormais établi que Bouazizi l’a été. Reste que ceux qui s’immolent volontairement éprouvent une souffrance mentale plus grande que les douleurs induites par le feu. Parfois cette souffrance relève de formes pathologiques telles que la mélancolie, la paranoïa ou la schizophrénie. Mais tous ceux qui tentent de s’immoler ne sont pas forcément des malades, ils donnent une forme spectaculaire à un ressenti aigu d’injustice.
Les femmes ont plus rarement recours à l’immolation, pourquoi?
Les femmes font généralement preuve de plus de résilience que les hommes. Depuis l’indépendance du pays en 1956, à des moments de crise grave, ce sont les Tunisiennes qui ont porté en avant le pays. L’immolation chez les femmes en Tunisie est exceptionnelle.
Quel lien entre les désordres psychiques en recrudescence et l’instabilité de la Tunisie ?
Les situations d’instabilité sont perçues avec plus d’acuité par les personnes à l’équilibre fragile ou celles qui sont dans la précarité. Dans tous les cas, la perte d’espoir engendre une situation de désespoir, pathologique ou réel.
26 cas de suicides en décembre 2014, 52 au mois de mai 2015. Les gestes désespérés sont-ils en recrudescence ?
Globalement, on ne constate pas une recrudescence de ce type de geste mais c’est un sujet qui doit être abordé publiquement et sans tabou. Banaliser ou cacher cette réalité ne résout rien, au contraire. Il faut mettre sur pied une campagne nationale de sensibilisation, notamment auprès des jeunes, que ce soit en matière d’usages des stupéfiants ou de suicide.
Ce geste n’est-il pas en contradiction avec les préceptes de l’islam ?
L’islam, comme d’autres religions, condamne le suicide. La religion reconnaît leur existence, tente de les prévenir mais demeure impuissante tant ces situations personnelles sont difficiles à contrôler. Il ne faut pas oublier que cet acte est une délivrance pour le suicidant qui est dans une position d’aliénation sociale, économique, ou familiale.