vendredi 2 février 2024

TOKYO ETUDE RECHERCHE Un retrait social important et persistant au cours de l'adolescence est associé à un risque accru de pensées suicidaires

Science et Vie (site web)
jeudi 1 février 2024

Un retrait social important et persistant au cours de l'adolescence est associé à un risque accru de pensées suicidaires

Fleur Brosseau

Une grande proportion d'adolescents souffrent de pensées suicidaires et d'anxiété. Des chercheurs de l'Université de Tokyo ont déterminé quels symptômes psychopathologiques et comportementaux étaient associés à ces pensées morbides. Leurs résultats pourraient aider à prévenir le risque suicidaire.

Au cours de l'adolescence, les pensées suicidaires et l'anxiété sont fréquentes. Bien que des interventions de promotion et de prévention de la santé mentale des jeunes aient été mises en œuvre, l e suicide reste l'une des principales causes de décès chez les adolescents dans le monde. D e s chercheurs de l'Université de Tokyo ont récemment mené une étude pour déterminer quels symptômes psychopathologiques et comportementaux étaient associés à ces pensées morbides. Leurs résultats pourraient aider à prévenir le risque suicidaire et à optimiser le soutien psychosocial proposé aux jeunes.

L'adolescence est une étape cruciale du développement. Malheureusement, les idées suicidaires et l'anxiété sont courantes à cet âge. Une étude impliquant plus de 275 000 adolescents (de 12 à 17 ans) a estimé la prévalence des pensées morbides. Elle a révélé que 14 % d'entre eux avaient eu des pensées suicidaires au cours de l'année écoulée. Ils étaient 9 % à avoir été suffisamment anxieux pour en perdre le sommeil. Harcèlement scolaire, conflits familiaux, insécurité et peur de l'avenir… Les causes du mal-être peuvent être multiples. Cette même étude a conclu que le soutien des parents et des pairs était un facteur protecteur efficace. Pour améliorer la prévention du suicide, une autre équipe s'est intéressée à ce qu'il se passe en amont du phénomène. Ils ont entrepris de déterminer les types et les trajectoires de symptômes psychopathologiques et comportementaux favorisant l'apparition de pensées suicidaires

La première étude examinant les trajectoires longitudinales des symptômes liés au suicide

Des études de cohortes récentes ont suggéré que le risque de comportements suicidaires chez les adolescents présentant des symptômes psychopathologiques et comportementaux dépend des trajectoires longitudinales de ces symptômes.

Par exemple, une étude britannique a montré qu'une dépression persistante à l'adolescence augmentait le risque de déficience fonctionnelle, d'automutilation suicidaire et de problèmes de santé mentale à l'âge adulte. Une autre étude a révélé que les garçons présentant des symptômes d'hyperactivité ou d'inattention, qui persistent modérément ou fortement de l'enfance (6-12 ans) à l'adolescence (13-17 ans), courent un plus grand risque de pensées et de tentatives suicidaires.

Toutes les études menées jusqu'à présent n'ont considéré qu'une seule catégorie de symptômes. Or, une grande proportion d' adolescents en détresse psychologique présentent plusieurs symptômes concomitants. Pour combler cette lacune, des chercheurs de l'Université de Tokyo ont examiné les trajectoires de multiples symptômes psychopathologiques et comportementaux. L'objectif était d'identifier lesquelles favorisaient les pensées suicidaires.

Ils ont utilisé les données de 2780 adolescents, recueillies à l'âge de 10, 12 et 16 ans, entre 2012 et 2021. Ces données étaient issues d'une étude de cohorte sur le développement mental et physique au cours de l'adolescence. « Il s'agit de la première étude qui regroupe de manière exhaustive la trajectoire longitudinale des symptômes psychopathologiques et comportementaux de l'adolescent et qui examine leurs associations avec les pensées suicidaires au milieu de l'adolescence », soulignent les auteurs de l'étude.

Repli sur soi et symptômes somatiques : un combo à risque

Pour évaluer les symptômes des participants, l'équipe a utilisé la version japonaise de la Child Behavior Checklist (CBCL). Il s'agit d'une échelle permettant d'évaluer la psychopathologie des enfants. L'étude comprend huit types de symptômes : repli sur soi, plaintes somatiques, anxiété et dépression, problèmes sociaux, problèmes de pensée, problèmes d'attention , comportement délinquant et comportement agressif.

À l'âge de 16 ans, les participants devaient répondre à la question suivante, via un questionnaire d'auto-évaluation : « Pensez-vous actuellement que vous ne devriez pas être en vie ? ». Les réponses possibles étaient : non, plutôt non, plutôt oui et oui.

« Sur les 1920 adolescents pour lesquels des données sur les pensées suicidaires étaient disponibles, 158 (8,2 %) avaient de telle s pensées », rapportent les chercheurs. Les modèles de régression logistique ont montré que la persistance de symptômes élevés de repli sur soi et l'augmentation des symptômes somatiques augmentaient le risque de pensées suicidaires au milieu de l'adolescence.

Plus précisément, la prévalence des pensées suicidaires chez les adolescents présentant un retrait social important et persistant était plus de deux fois supérieure à celle des adolescents présentant un retrait social faible (16,4 % vs. 6,9 %). La prévalence des pensées suicidaires chez les adolescents ayant des symptômes somatiques croissants était environ trois fois supérieure à celle des adolescents présentant peu de symptômes (20,7 % vs. 7,0 %).

L'équipe précise qu'il n'y avait pas d'effet d'interaction entre ces deux trajectoires. En outre, ces associations restaient significatives même après prise en compte des symptômes comorbides et des facteurs confondants. Ceux-ci comprennent le sexe, les revenus du foyer, la perte d'un proche, la santé mentale des parents, etc.

Un rôle crucial dans la prévention du suicide

De nombreux troubles psychiatriques (anxiété, phobie, dépression , etc.) peuvent mener au retrait social. Toutefois, l'association entre ce symptôme et les pensées suicidaires s'avère indépendante de ces troubles. Ceci s'explique par « la perte de liens sociaux protecteurs », précisent les chercheurs.

De même, l'augmentation des symptômes somatiques était liée de manière indépendante aux pensées suicidaires. Les maux de tête, la fatigue et les maux d'estomac étaient les symptômes les plus fréquents. Ils coexistaient souvent chez les participants à l'étude. Une étude antérieure a suggéré que la douleur et la propension au suicide partagent des mécanismes psychologiques communs. Selon les chercheurs, ces processus psychologiques peuvent contribuer à l'association indépendante observée entre les symptômes somatiques et les pensées suicidaires.

De prime abord, les autres catégories de symptômes considérées dans l'étude augmentaient elles aussi le risque de pensées suicidaires. Mais ces associations devenaient non significatives après ajustement des autres symptômes et facteurs confondants.

« Bien que le retrait social et les symptômes somatiques ne fassent pas l'objet d'une attention clinique suffisante, nos résultats ont montré leur rôle crucial dans la prévention du suicide, en particulier lorsqu'ils persistent ou augmentent au cours du suivi longitudinal », concluent les chercheurs.

Cette étude présente plusieurs limites. Par exemple, ils n'ont pas tenu compte de certaines variables importantes (les facteurs génétiques, les expériences défavorables durant l'enfance, etc.). Ils n'ont pas non plus considéré l'évolution des effets des facteurs confondants au cours du temps. Néanmoins, ces résultats peuvent aider les soignants à repérer les cas les plus à risque. Cela permettra une prise en charge précoce et plus adaptée. Cet article est paru dans Science et Vie (site web)