Abidjan, 27 jan 2023 (AIP)- Directeur coordonnateur du Programme national de santé mentale (PNSM) depuis novembre 2022, Professeur Médard Koua Assémian est médecin psychiatre-psychothérapeute, expert en santé mentale, et anciennement directeur de l’hôpital psychiatrique de Bouaké. Dans une interview accordée à l’AIP, il revient sur le phénomène du suicide qui fait l’actualité en ce moment dans le pays.
Qu’est ce que le suicide?
Le suicide est le fait de se donner intentionnellement la mort. Cela est souvent lié à des facteurs de stress et à des problèmes de santé complexes qui entrainent un sentiment d’impuissance et de désespoir.
Le suicide, sous l’angle médical, est différent du suicide sous l’angle des kamikaze et/ou terroriste (décide de prendre des explosifs et d’entrer dans un lieu public tels que des supermarchés, temples, mosquées, et de se faire exploser volontairement).
Pouvez-vous faire l’état des lieux?
Le suicide est un problème de santé publique retrouvé dans la plupart des maladies psychiatriques, et est la 15e cause de mortalité dans le monde avec environ un million de suicides annuels.
La Côte d’Ivoire fait partie des pays les plus touchés par ce phénomène avec 23 cas par an, selon les données de l’OMS de 2020. Nous nous situons malheureusement au 3è rang en Afrique, derrière le Lesotho (28 cas) et la Guinée Equatoriale (25 cas).
Les conditions de traitement des malades mentaux, l’absence de cadre juridique pour la protection des droits du malade, l’insuffisance de soins de santé mentale constituent entre autres les préoccupations du ministère de la santé. Six patients sur 10 fréquentent les centres non-conventionnels tels que les centres de guérison traditionnelle et camps de prières.
Toutes les catégories socio-professionnelles sont touchées, avec un pic chez les 20-29 ans, ceux qu’on appelle les « adultes jeunes ». La gente masculine est la plus touchée. Lorsqu’on se penche sur ces « adultes jeunes », les causes sont diverses, à savoir, la dépression, la maladie, l’échec scolaire, le chagrin d’amour, le chômage ou encore la solitude. La désintégration de la cellule familiale au gré de décennies de crises sociopolitiques que le pays a connues a entrainé la perte de repères par notre jeunesse…
A l’ère des réseaux sociaux, ces jeunes sont souvent objet de menaces et/ou harcèlements. La recrudescence du phénomène de la drogue, la violence scolaire, l’immigration clandestine (…) sont des signes de mal être psychologique chez les jeunes.
Quelles sont les causes et facteurs de risque?
Une personne qui exprime le désir de mourir ou de mettre fin à ses jours, augmente sa consommation de substances, s’isole et délaisse les activités qu’il aimait, change ses habitudes de sommeil, perd l’appétit (…) doit attirer notre attention.
Tout acte suicidaire est un problème de santé mentale. En fait, on a du mal à analyser des problèmes de santé mentale à première vue comme pour ce qui concerne les douleurs, les saignements qui emmènent le patient à se rendre automatiquement dans un centre de santé contrairement à une personne qui a des tendances suicidaires. Quelques exemples.
Un chef de famille qui voit ses hectares de plantations partir en fumée : s’il n’est pas soutenu et/ou accompagné, cet homme risque de se pendre. Ce n’est pas une question de sorcellerie, mais plutôt de quelqu’un qui traverse des moments difficiles… Il se dit qu’il n’a plus d’avenir à part le suicide qu’il trouve comme solution pour se soulager de l’humiliation.
Une femme qui a vécu 35 ans de couple et a été dépossédée de l’héritage à la mort de son époux. Sans, soutien elle va se donner la mort. Les personnes âgées et/ou proches de la retraite qui se disent ne l’avoir pas bien préparée, qui se laissent mourir progressivement… La prononciation d’un divorce peut être une délivrance pour une femme. Par contre pour une autre, c’est tout son monde qui s’effondre….
Les pleurs du fils ainé lors de la mort du père ne sont pas pareils que pour le dernier enfant de ce même défunt à qui on avait promis des études supérieures aux Etats-Unis.
On ne vit pas les choses de la même manière. C’est tout cela la diversité humaine.
Comment percevoir le suicide et la santé mentale ?
Très souvent, quand on parle de malade mental, on pense directement à l’homme atteint de folie, nu, sale ou se nourrissant dans les poubelles. Alors qu’il existe plusieurs types de maladies mentales comme la dépression, la psychose qui sont les plus courants.
En Afrique, les problèmes de santé mentale sont perçus comme des problèmes culturels, spirituels, religieux, mystiques… Et non comme un problème de santé. Il y a ceux qui sont malades et ceux qui souffrent psychologiquement, sans les signes de maladies.
La question du suicide n’est pas une question de « blancs », mais une question de souffrance psychologique. Quelqu’un qui arrive à se donner la mort, perçoit cela comme une délivrance à ses problèmes. Tout le monde est concerné.
Dans notre société africaine, on culpabilise les gens émotifs ou qui pleurent face à certaines situations, alors que ces gens traversent une période difficile. Il ne s’agit pas de banaliser cet état et lui demander de « se secouer ».
Au niveau religieux, il n’y pas de rituels funéraires pour les cas de suicide. Culturellement, ces cas sont très souvent « cachés » et enterrés rapidement sur place. Le corps d’un suicidé ne doit pas rentrer au village.
Au niveau du droit, lorsqu’un suicide est déclaré au poste de police/gendarmerie, une enquête est faite et on interroge les proches pour savoir si cette mort est naturelle ou non. Les « suspects » sont souvent l’objet de garde à vue pendant un ou deux jours avec tout ce qu’il y a comme pression morale. Tout ceci fait que les proches ne déclarent pas cette mort.
Dans l’angle de la santé mentale, il ne faut pas se mettre dans une posture moralisatrice, dogmatique. Mais être dans logique de savoir ce qu’une personne ressent quand on lui annonce qu’il/elle a un cancer. Si on ne l’accompagne pas, vous verrez cette personne s’enfoncer.
Ce qui a fait la particularité dans la lutte contre le VIH/sida est qu’il y a eu un engagement fort des politiques et des communautaires au niveau international et local. Des financements et des accompagnements ont été faits. Ce qui fait qu’en Côte d’ivoire, nous sommes passé de 4,7% dans les années 90 à moins de 2% ces dernières années. Les taux de contamination et de morbidité ont vraiment diminué à ce niveau et cela est à encourager… Certes, cette lutte n’est plus une urgence nationale, mais la veille est toujours faite.
Quelles sont les perspectives en termes de lutte contre ce phénomène?
Il faudra que les autorités gouvernementales se saisissent de ce douloureux mal-être des populations qui peut les pousser jusqu’à l’irrémédiable, par la promotion des programmes adaptés aux réalités des populations et des professionnels de santé (surtout en santé mentale), pour une meilleure prise en charge des personnes présentant des prédispositions suicidaires afin de réduire d’avantage le taux de suicide.
Les spécialistes de la santé mentale soutiennent que le suicide peut être prévenu, car la plupart des personnes qui ont des pensées suicidaires ou qui ont fait une tentative de suicide ne meurent pas du suicide. Un grand nombre d’entre elles arrivent à surmonter ces expériences et à vivre ensuite une vie épanouie.
Le caractère violent de l’acte suicidaire justifie la nécessité de mesures préventives par les pouvoirs publics et les professionnels de la santé mentale. Aussi, le pays ne compte qu’une cinquantaine de psychiatres (pour 28 millions d’habitants) dont la majorité exercent dans la capitale. Il va falloir faire passer ce ratio à échelle, même s’il existe le Programme national de santé mentale (PNSM) qui dénombre 57 structures de prise en charge des troubles psychiatriques (30 publiques, 12 privées, 14 confessionnelles, une communautaire, et une seule qui se situe en milieu rural).
Les agents des centres urbains ou ruraux ne sont pas assez formés. Il faut donc trouver une solution et les former et surtout, leur donner une délégation de tâches comme cela l’a été pour le VIH. Les partenaires au développement doivent suivre le mouvement.
Il y a également le projet Santé mental et communautaire (SAMENTA-COM) qui a pour vision la promotion de la santé mentale de chacun au plus près de sa communauté. Depuis sa création, ce sont 10 centres de santé pilotes établis et plus de 1500 malades mentaux suivis.
Il faut un plaidoyer pour l’accessibilité financière aux services de santé mentale. Une stratégie de Soutien psychologique est entrain d’être développée et sera prochainement déployée par les prestataires de santé, les travailleurs sociaux et même les communautés pour savoir écouter leurs proches.
Cependant, le risque de suicide peut être réduit par la présence de « facteurs de protection » qui, en général, peuvent aider la personne à récupérer ou à surmonter le stress et l’adversité. Il s’agit notamment des soutiens sociaux positifs, un sentiment de responsabilité envers d’autres (par exemple ses enfants sauf lorsque la personne est atteinte de dépression postnatale ou de psychose), des capacités d’adaptation positives, une relation positive avec un fournisseur de soins médicaux ou de santé mentale, la connaissance de ses propres capacités (confiance en sa capacité de réussir dans certaines situations).
Si notre pays veut atteindre les objectifs du millénaire pour le développement durable, il lui faut une population en bonne santé mentale. Lorsqu’une société s’occupe des personnes malades, cela permet de préserver le développement et rendre la société productive et compétitive.
Les religieux seront formés car il ne faut pas seulement qu’ils donnent à leurs fidèles une oreille pastorale, mais rajoutent l’oreille psychologique. Nous sommes tous concernés quel que soit notre niveau dans la société. Faisons très attention à notre entourage, surtout à nos enfants et nos jeunes, qui sont encore fragiles émotionnellement. Ils sont l’avenir de notre pays.
(AIP)